Intervention de Michel Billout

Réunion du 31 mars 2005 à 9h30
Aéroports — Adoption définitive d'un projet de loi en deuxième lecture

Photo de Michel BilloutMichel Billout :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, permettez-moi tout d'abord de m'étonner ce matin de la faible participation de nos collègues à ce débat. Le groupe communiste républicain et citoyen est très majoritairement représenté, ce qui est quelque peu paradoxal, et si je ne partage pas l'analyse qu'en a exposée M. le rapporteur, je partage tout à fait l'idée que le projet de loi est un texte important. La discussion, pour être fructueuse, aurait sans doute mérité une participation plus importante.

Le projet de loi relatif aux aéroports est donc de retour devant le Sénat pour une deuxième lecture, quatre mois et demi seulement après son premier examen. Il semble donc, monsieur le secrétaire d'Etat, que vous ayez la volonté de le voir adopter très vite, alors que, paradoxalement, l'application d'autres lois relatives au transport aérien reste en souffrance, j'y reviendrai dans le cours du débat.

Si je continue à ne pas comprendre la nécessité de ce projet de loi, qui me semble avoir très peu évolué, j'avoue ne pas souscrire non plus à l'idée de son urgence.

Par ce texte, monsieur le secrétaire d'Etat, vous souhaitez principalement changer le statut d'établissement public d'Aéroports de Paris, ADP, alors que rien ne semble le justifier. En effet, les derniers résultats économiques et financiers connus d'ADP sont plutôt positifs. En particulier, le chiffre d'affaires consolidé, qui se situe aux alentours de 1, 7 milliard d'euros, connaît en 2003 une progression de plus de 15 % par rapport à 2002.

Aussi, pour étayer votre projet de loi, vous prétendez que son statut actuel d'établissement public ne permet pas à ADP d'investir dans les aéroports situés hors de l'Ile-de-France ni d'y vendre ses services. C'est inexact.

En matière d'architecture et d'ingénierie aéroportuaire, ADP est l'un des principaux consultants mondiaux, présent d'Osaka à Casablanca en passant par Dubaï. En outre, ADP intervient également hors de Paris, soit à travers sa filiale ADP Management, soit en prise de participation directe. Ainsi, ADP-M, qui détient 10 % de l'aéroport international de Pékin, est également présent en Afrique et fait partie d'un consortium possédant 15 % du capital de treize aéroports situés en Amérique centrale et en Amérique du Sud. Encore cette liste n'est-elle pas exhaustive !

Vous avouerez que ce n'est pas si mal pour un statut censé paralyser la diversification des activités d'ADP !

Votre deuxième argument est la nécessité de financer des investissements lourds et l'incapacité dans laquelle se trouverait l'Etat d'y contribuer. Il est vrai que la baisse de l'impôt sur les plus hauts revenus tend à restreindre les possibilités d'intervention de l'Etat et que l'idée de revenir sur cette mesure a été rapidement écartée. De même, la proposition de créer un pôle public de financement ne fait toujours pas l'objet d'un débat sérieux, et je le regrette. Dans ces conditions, indiquer que la seule solution de financement réside dans l'ouverture d'ADP au capital privé relève du plus pur dogmatisme.

Le projet de loi relatif aux aéroports s'inscrit donc dans la même logique qui a présidé à l'adoption du projet de loi relatif à la régulation des activités postales, ou encore à celle de la loi relative au service public de l'électricité et du gaz et aux entreprises électriques et gazières, pour ne rien dire de France Télécom.

Le rapporteur, M. Le Grand, voit dans ADP un « point d'entrée naturel en Europe » : c'est dire le visage que vous voulez donner à l'Europe, une Europe où les établissements publics fondent comme neige au soleil et où les services d'intérêt général supplantent les services publics. Pourtant, s'agissant des aéroports, rien au niveau communautaire ne rend obligatoires les montages juridiques et financiers que vous souhaitez réaliser. Mais il s'agit bien sûr de la mise en oeuvre du principe de « concurrence libre et non faussée » cher à la Commission européenne et au projet de Constitution !

Par ce projet de loi, monsieur le secrétaire d'Etat, vous prétendez permettre à une entreprise publique à forte proportion de capital privé de se développer dans un environnement concurrentiel. Pourtant, ce type d'évolution du statut a montré dans d'autres secteurs qu'elle mettait en péril non seulement les entreprises, mais aussi les missions de service public qui leur sont confiées.

Il est de ce point de vue tout à fait regrettable que le Gouvernement et la majorité des députés aient refusé, à l'Assemblée nationale, la création d'une commission d'enquête sur l'ouverture à la concurrence des services publics dans les secteurs de l'énergie, des postes et télécommunications, et des transports ferroviaires. Les conclusions d'une telle enquête auraient pu orienter les projets à venir concernant les autres secteurs. Au lieu de cela, vous avez préféré laisser à la Commission européenne, qui se trouve ainsi juge et partie, le soin de présenter elle-même les bilans, déniant à la représentation nationale un rôle de contrôle, pourtant essentiel pour le bon exercice de la démocratie.

Dans cette logique, pour justifier le fait que le financement des investissements d'ADP sera à l'avenir privé et non public, M. Gonnot, rapporteur du projet de loi à l'Assemblée nationale, avance qu'il est normal que les ressources de l'État soient consacrées en priorité « aux dépenses contribuant à la préservation de la cohésion sociale et au financement des missions régaliennes, telles celles destinées à assurer la sécurité des Français ». Je considère pour ma part que les aéroports, comme l'ensemble des infrastructures de transport, jouent un rôle majeur dans notre économie par le biais de l'aménagement et de la cohésion des territoires, et nécessitent donc le plein engagement de l'Etat.

Est-ce le rôle de l'Etat que d'être actionnaire dans des entreprises à fort capital privé, soumises donc aux lois du marché et de la rentabilité maximale ? L'Etat n'a-t-il donc pas une responsabilité particulière en tant qu'acteur économique pour le développement partagé sur l'ensemble du territoire, surtout concernant ADP, qui agit dans un secteur d'activité représentant 9 % du PIB de la région d'Ile-de-France ?

Par ailleurs, l'argument d'un Etat actionnaire majoritaire ne trompe plus personne. Dans les aéroports régionaux, la question des minorités de blocage s'est posée : si la minorité de blocage peut être publique, pourquoi ne serait-elle pas privée ?

L'ouverture du capital vise à attirer des fonds privés qui soient à même de financer les investissements à venir d'ADP. Cela implique de faire miroiter aux investisseurs - et de leur assurer - un retour sur investissement intéressant. Le rapporteur pour avis de la commission des finances de notre assemblée, en première lecture, considérait que le fameux ROCE d'ADP, le return on capital employed, « malgré une amélioration de 1, 6 point en 2003, atteint seulement 5, 3 % ». Les actionnaires privés ne seraient-ils que minoritaires, il faudrait pourtant s'inscrire dans leur logique et obtenir d'importants gains de productivité !

Comme le soulignait encore le rapporteur pour avis, « en ce qui concerne la maîtrise des coûts, la politique principale d'ADP consiste à stabiliser les charges d'exploitation [...] grâce à la limitation des effectifs de l'entreprise jusqu'à l'horizon 2006 ». Les inquiétudes concernant l'avenir du personnel d'ADP sont donc bien justifiées.

Pour attirer l'actionnariat privé, il vous faut donc, monsieur le secrétaire d'Etat, lui accorder des gages. Est-ce ce qui explique le deuxième point fondamental de ce projet de loi, le passage de la domanialité publique à la domanialité privée ? C'est là du jamais vu ! Dans aucun pays du monde, pas même aux Etats-Unis, pourtant chantres du libéralisme, le domaine public aéroportuaire n'a été privatisé. Cette disposition correspond à la formidable possibilité pour les actionnaires de mettre la main sur cette manne financière considérable : ADP, en effet, ne possède pas moins de 6 600 hectares en Ile-de-France.

Là encore, il y a un risque puisqu'il s'agit non pas d'un crédit-bail, mais d'un transfert en pleine propriété. Le risque est d'ailleurs si grand que le Gouvernement ne daigne même pas faire figurer dans le texte du projet de loi la liste des équipements nécessaires à l'accomplissement des missions de service public et renvoie la question, une fois de plus, au fameux cahier des charges. Celui-ci est, en effet, censé définir tout à la fois les missions de service public d'ADP, le patrimoine qui sera transféré à la société anonyme et celui qui sera conservé par l'Etat, mais son élaboration échappe à la loi pour être renvoyée au Conseil d'Etat : une façon commode d'écarter les parlementaires de la définition de points essentiels !

Pourquoi ne pas avoir retenu, en matière de domanialité, l'une des solutions préconisées en 2002 par le Conseil économique et social, qui proposait de créer un établissement public à vocation nationale recevant la mission de gérer, exploiter et développer tout ou partie du patrimoine aéroportuaire de l'Etat, l'exploitation étant déléguée, comme c'est le cas pour la SNCF et RFF, ou EDF et RTE ? Cette possibilité était plus intéressante et avait le mérite de garder le domaine foncier sous maîtrise publique.

Le Gouvernement, en créant une société anonyme dotée d'un formidable patrimoine foncier, ne remet pas en cause le monopole d'ADP, mais le transforme en monopole en voie de privatisation. Cela paraît en contradiction avec le neuvième alinéa du préambule de la Constitution de 1946, qui dispose que « tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ». Il y a là de quoi troubler le juge constitutionnel ! C'est l'une des raisons pour lesquelles le groupe CRC présente l'exception d'irrecevabilité que défendra ma collègue Hélène Luc.

Ce déclassement du patrimoine public ne concerne qu'ADP, non les aéroports régionaux. C'est un paradoxe, mais qui s'explique par le fait que vous savez que les investisseurs privés seront attirés non pas par le développement du trafic aérien, mais bien par le formidable patrimoine foncier d'ADP. La volonté de faire d'ADP « une véritable entreprise de services », pour reprendre les mots de son président, M. Pierre Graff, s'inscrit tout à fait dans cette logique qui fera des missions aéroportuaires des missions annexes. Quel paradoxe pour un aéroport !

Le troisième point extrêmement important de ce projet de loi est la possibilité de moduler les redevances aéroportuaires. Est introduite dans le texte de loi la possibilité d'intégrer dans le montant de ces redevances la rémunération des capitaux investis. Ces redevances ne devraient-elles pas au contraire se fonder sur le seul service rendu ? Ne faudrait-il pas faire dépendre la modulation de la contribution des entreprises à l'offre d'une prestation de qualité, abordable et accessible à tous, et non des profits potentiels des actionnaires ?

Il est tout de même précisé que ces modulations ne pourront se faire que pour répondre à un intérêt général, ce qui peut être considéré comme tel étant décrit de manière extrêmement limitative Pour nous, c'est la continuité d'une activité aéroportuaire sécurisée, soucieuse de l'environnement et permettant un aménagement harmonieux du territoire qui correspond à la définition de l'intérêt général en la matière.

Par exemple, des entreprises assumant une part de service public, comme Air France, ne sont pas soumises aux mêmes contraintes que les compagnies à bas prix. Ces missions de service public seront-elles un critère de modulation des redevances ? Rien ne l'assure. Les redevances risquent au contraire d'être utilisées comme un avantage concurrentiel visant à intensifier le trafic.

Ce projet porte donc de lourdes conséquences environnementales, et Franck Le Gall, coordinateur du management environnemental d'ADP, les résumait assez bien : « Techniquement, le trafic aérien peut encore se développer. Mais quel trafic peut-on accepter d'un point de vue social ? »

Dans un contexte de reprise de la croissance du trafic aérien dans les prochaines années - on prévoit une augmentation de plus de 4 % par an dans les dix à quinze ans à venir -, la question du plafonnement des mouvements de passagers se pose. En effet, l'ouverture de capital d'ADP induira nécessairement le changement de politique de l'entreprise, qui misera tout sur l'accroissement maximal de la productivité et choisira donc d'optimiser les capacités des plates-formes aéroportuaires. Autrement dit, on assistera à un accroissement des flux et des mouvements, jusque-là limités à 55 millions de passagers par an. Notons à ce sujet que l'objectif de 90 millions de passagers est déjà acté dans une note interne d'ADP en liaison avec la préparation du changement de statut.

Par ailleurs, exemple parmi d'autres, les activités de Roissy seraient à l'origine de 4 % à 5 % du total des émissions franciliennes de CO2, soit l'équivalent de la pollution automobile liée au périphérique. Et c'est sans compter l'important trafic routier induit par l'aéroport.

Les conséquences d'une augmentation des flux seraient donc dramatiques pour les riverains.

A ce propos, je soulignerai que les commissions consultatives de l'environnement ont vu leurs attributions nettement décroître. Elles se limitent aujourd'hui au rôle d'« indemnisateur » et ne sont plus consultées sur les projets d'ADP.

L'augmentation prévisible des flux relance donc la question de la nécessité de construire un troisième aéroport autour de la région d'Ile-de-France pour répondre à l'ensemble des besoins de transports tout en prenant en compte les contraintes d'aménagement du territoire et environnementales. Je note que cette préoccupation est partagée par nombre d'élus, dont mon collègue de Seine-et-Marne le sénateur UMP Michel Houel, qui préconise pour sa part le développement du troisième aéroport à Vatry. Le débat à ce sujet est donc loin d'être clos !

Aménagement du territoire, préservation de l'environnement, mais aussi sûreté nationale : la gestion des aéroports représente des enjeux lourds en termes de sécurité et de sûreté qui nécessitent la maîtrise par la puissance publique. Tous les pays du monde l'affirment, y compris les Etats-Unis.

Le propre de l'activité du transport aérien est d'assurer le transport et la sécurité des citoyens. Cela implique que cette mission relève du service public et que les financements soient sûrs et pérennes. Or seuls les financements publics sont à même de satisfaire à cette nécessité.

Les financements de sûreté ont représenté plus de 10 % des investissements d'ADP en 2003. Qui nous dit que les actionnaires privés, avec lesquels il vous faudra compter, monsieur le secrétaire d'Etat, ne verront pas là une dépense lourde qui n'entre pas dans la politique de réduction des coûts et de rentabilité maximale dont ils porteront l'exigence ?

Un élément d'amélioration de la maîtrise démocratique de la sécurité et de la protection de la santé et de l'environnement pourrait consister dans la mise en oeuvre de la loi instaurant les communautés aéroportuaires. Mais nous attendons toujours les décrets d'application qui permettront que la gestion des grandes infrastructures aéroportuaires devienne l'affaire de tous : élus, citoyens et salariés. On sent paradoxalement moins de fébrilité chez ceux à qui il revient de mettre en place les communautés aéroportuaires que chez les promoteurs de ce projet de loi ouvrant la voie à la privatisation des grands aéroports !

Pour toutes les raisons que j'ai évoquées, et parce qu'ils sont pour des services publics au service de tous, parce qu'ils sont attachés à une République qui assure la cohésion de ses territoires, les sénateurs communistes républicains et citoyens ne peuvent que s'opposer à ce projet de loi dit « aéroports ».

Ils essaieront néanmoins de l'amender en participant au débat, qu'ils espèrent constructif.

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