Intervention de Robert Badinter

Réunion du 17 octobre 2006 à 16h20
Fiducie — Adoption des conclusions modifiées du rapport d'une commission

Photo de Robert BadinterRobert Badinter :

Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je tiens d'emblée à souligner tout l'intérêt que m'inspirent la fiducie et le trust. J'ai toujours considéré que notre pays était en retard dans ce domaine et j'estime que les innovations qui nous sont proposées aujourd'hui sont insuffisantes. Je pense que ces mesures arrivent beaucoup trop tard et que la raison de ce retard tient non à une sorte d'échec intellectuel, mais à une certaine timidité, voire à un certain conservatisme.

Je rappelle que la première proposition élaborée sur le sujet remonte à 1989, que la deuxième, beaucoup plus articulée, date de 1992 et la troisième, de 1994. Entre 1989 et 1994, différents gouvernements se sont succédé, mais, toujours, la même résistance s'est manifestée.

Aujourd'hui, j'ai entendu le Gouvernement, dans une admirable envolée d'autosatisfaction, chanter ses propres louanges, ce qui, en effet, est la meilleure façon d'être assuré d'en recevoir, surtout dans une enceinte parlementaire. Qu'il me soit tout de même permis de signaler - ce n'est un secret pour personne dans le monde juridique - qu'un groupe de travail composé d'éminents spécialistes, notamment de M. Witz, était à l'oeuvre à la Chancellerie. Ses travaux auraient pu déboucher sur un avant-projet de loi qui aurait été examiné par le Conseil d'État. Une telle procédure aurait présenté bien des avantages : elle aurait permis, en particulier, de disposer d'observations utiles sur les problèmes de droit et de fiscalité qui peuvent se poser. Nous en aurions ensuite débattu. Mais tel ne fut pas le cas.

Cela étant, monsieur le garde des sceaux, vous me permettrez de vous dire, en souriant, qu'il est minuit moins cinq, moins cinq mois, s'entend, et qu'à examiner le programme des travaux parlementaires d'ici aux prochaines échéances électorales, je ne vois pas très bien à quel moment vous auriez pu loger l'examen d'un tel texte...

En fait, c'est uniquement à l'initiative et à l'ardeur de notre collègue M. Marini que nous devons aujourd'hui de voir le Gouvernement applaudir, ou plutôt s'applaudir.

Je tiens aussi à signaler le travail tout à fait sérieux accompli avec grande compétence par notre rapporteur, M. de Richemont. Il a eu à coeur d'améliorer autant que possible la proposition de loi qui nous est soumise. De ce fait, nos vues se sont rapprochées.

Nous nous trouvons donc en présence d'une proposition intéressante de la commission, proposition que nous soutiendrons, mais à la condition qu'elle soit strictement respectée dans son esprit.

J'ai dit que les mesures qui nous étaient aujourd'hui proposées étaient tardives. Ce retard serait, selon certains, dû à des raisons d'ordre politique. À titre personnel, je ne partage pas ce point de vue.

Un mouvement européen favorable à la généralisation de la fiducie, ou plus exactement du trust, existe bel et bien, et depuis quelque temps déjà. Ainsi, une résolution du Parlement européen en date du 15 février 2001 a prévu l'harmonisation des droits européens, notamment pour ce qui concerne le trust. De même, le 6 juin 2002, au moment où commençait l'actuelle législature, a été adoptée une directive concernant les contrats de garantie financière, qui constituent en fait le point essentiel de nos travaux d'aujourd'hui, mais le Gouvernement n'a fait aucune diligence pour introduire ce texte dans le droit français.

On ne peut donc pas dire qu'il se soit précipité vers les horizons fiduciaires avec l'enthousiasme que vous mettez aujourd'hui, monsieur le garde des sceaux, à en décrire la splendeur !

Mieux vaut tard que jamais, dit-on ! Cependant, si nous suivons les propositions du Gouvernement, je crains fort que l'instrument dont la création est ici envisagée, et qui est selon moi tout à fait nécessaire dans le droit français, ne comble pas nos espérances.

Le trust ou la fiducie, sans entrer dans le détail du jus communis ni remonter jusqu'à la fiducie romaine, ont partout une double finalité.

Relevons, tout d'abord, une finalité d'ordre financier, qui a toujours été prise en compte. Il s'agit, notamment, de garantir des ouvertures de crédit au profit d'agents économiques. Ces mécanismes offrent aux établissements financiers une incomparable sûreté, au sens générique du terme, dans la mesure où un propriétaire se trouve évidemment dans la meilleure situation possible de sûreté.

La seconde finalité, très importante, est d'ordre familial ou même, tout simplement, humain. On n'est pas toujours disposé, par exemple, à recourir au droit des tutelles afin de prendre en considération la situation particulière de tel ou tel enfant, plus ou moins favorisé par la nature, que l'on veut pouvoir aider. Traditionnellement, dans les États inspirés par le droit anglo-saxon, mais aussi dans la quasi-totalité des États de l'Europe continentale, c'est également à cela que sert la fiducie ou le trust.

Or cette seconde finalité a été perdue de vue par le Gouvernement. De ce fait, il nous présente, sans justification convaincante, une version purement financière de la fiducie, qui permettra uniquement à des personnes morales, établissements de crédits et sociétés commerciales, d'être parties au dispositif. Bref, c'est une sûreté qui bénéficiera strictement au marché du crédit.

Or cela ne paraît nullement correspondre à la nécessaire modernisation dont je suis comme vous, monsieur le garde des sceaux, partisan, alors même que, à mes yeux, la fiducie n'est en aucune façon un monstre juridique par rapport à notre droit.

Vous dites que l'on crée la notion de patrimoine d'affectation. Or il s'agit simplement de prendre à l'intérieur d'un patrimoine des éléments déterminés pour les affecter à un usage particulier. Cela s'est toujours fait !

Quant à la finalité humaine de la fiducie, dont le caractère est si précieux, elle est escamotée plus pour des raisons qui tiennent à la défiance que pour des raisons véritablement juridiques : il y a une sorte d'obsession selon laquelle la fiducie servirait à la fraude, et c'est cela qui paralyse littéralement le progrès du droit. La fiducie est considérée comme l'instrument permettant je ne sais quel détournement de patrimoine ou escamotage, notamment en matière d'impôt sur la fortune. Il est certain que l'on ne peut pas avancer à partir d'un tel postulat !

Au demeurant, force est de constater que les professionnels de la fraude trouvent dans la situation qui prévaut actuellement à cet égard en Europe toutes les ressources nécessaires pour se livrer à ce genre d'escamotages. Nous en connaissons tous des exemples.

J'en reviens à la fiducie, telle que vous la concevez. Prenons les trois acteurs de cette convention. Tout d'abord, vous prétendez limiter les constituants aux personnes morales. Je ne peux pas comprendre pourquoi on interdirait aux personnes physiques de constituer, à l'intérieur de leur patrimoine, ce patrimoine d'affectation !

En effet, il n'y a pas de problème d'incapacité ici. Prenons l'exemple d'un patrimoine immobilier d'importance : pourquoi ne pas placer dans une fiducie des éléments de ce patrimoine ? Pourquoi excluez-vous du dispositif les personnes physiques ? Quelle fraude redoutez-vous ? Pourquoi consentir à une telle paralysie ?

Je n'ai pas besoin de dire, pour en revenir aux considérations que j'évoquais tout à l'heure, qui relèvent d'ailleurs de l'entretien plus que de la libéralité, qu'il est possible de prendre une partie d'un patrimoine d'actions pour l'affecter à l'entretien particulier de tel ou tel membre de la famille, moins avantagé que les autres à tous égards par la nature.

En ce qui concerne le constituant, comme M. Marini, comme la commission des lois, nous pensons qu'il ne faut pas avoir cette timidité, ce soupçon permanent. Il faut affirmer clairement que le constituant est une personne physique ou une personne morale ; n'excluons personne.

S'agissant du fiduciaire, nous rencontrons une difficulté. Au départ, on pourrait se demander, au vu des exemples étrangers, pourquoi exclure les personnes physiques compétentes et exerçant des professions qui garantissent leur rigueur et leur compétence. Mais si, comme la commission le souhaite, nous allons dans cette direction, nous nous heurtons à la frilosité des avocats, à ma surprise, je dois le dire.

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