Nous ne partageons pas toujours les mêmes points de vue. Bien souvent même, je considère que, malgré le talent de vos plaidoiries, les positions que vous défendez altèrent la réalité équilibrée de notre politique pénale, équilibrée car aussi ferme que juste.
Mais cela n'affecte en rien l'estime que je vous porte pour le courage qui fut inlassablement le vôtre dans le combat de toute une vie, celui de l'abolition. Ce combat fut si vaste et si total que nous en venions même à ne plus achever nos phrases, comme si « l'abolition » ne pouvait, bien entendu, n'être que celle de la peine capitale.
De l'étudiante que j'étais, passionnée par ce débat, au sénateur que je suis devenue, je mesure le formidable chemin parcouru en un quart de siècle. Deux tiers de nos concitoyens étaient alors favorables au maintien de la peine de mort ; le rapport s'est, aujourd'hui, exactement inversé.
Quelle magnifique preuve que, à défaut de prendre toute la hauteur et la distance nécessaires, le suivisme n'est jamais une forme applicable de gouvernement !
Quelle magnifique démonstration qu'il ne sert à rien de se retrancher derrière une quelconque enquête d'opinion pour justifier un refus ou arrêter sa feuille de route !
Quel magnifique exemple, qui prouve que le courage en politique peut être payant !
La loi s'est instaurée. Qui, aujourd'hui, prône encore un retour en arrière ? Et pourtant, cela n'était pas gagné, tant les premières années de la décennie quatre-vingt furent émaillées de crimes monstrueux qui, comme autant de coups de boutoir, pouvaient affaiblir la position des abolitionnistes.
Il a fallu du courage à cette majorité de parlementaires qui s'était dégagée dans chaque chambre en faveur de l'abolition.
Il a fallu du courage à ces députés et à ces sénateurs, animés uniquement par leur intime conviction, pour passer outre l'avis grondant de l'opinion.
Je tiens ici à rendre hommage à ceux de nos collègues qui avaient fait ce choix en 1981. En effet, je le rappelle, ce projet de loi fut adopté conforme par le Sénat. Il avait donc fallu qu'une majorité s'y dégage, une majorité dont il ne faut pas oublier l'importante composante que représentaient les groupes RPR et UDF de l'époque.
Quelle image écornée aurait été donnée à l'abolition de la peine de mort si l'une des deux assemblées s'y était opposée ?
Je veux saluer ceux de mon groupe qui, déjà présents dans notre enceinte, firent ce choix. Je pense à Paul Girod, qui fut alors rapporteur de ce texte et qui s'exprimera dans un instant. Je pense aussi à Jean-Pierre Cantegrit, Jean-Pierre Fourcade, Adrien Gouteyron et Jean Puech, sans oublier notre collègue Jacques Blanc, qui émit quelques jours auparavant le même vote à l'Assemblée nationale, puisqu'il était alors député.
Je tenais à rappeler leur action, car c'est aussi grâce à eux que la peine de mort put être abolie.
Encore parmi nous, d'autres n'avaient pas fait ce choix. Je les respecte. Il serait trop facile de juger a posteriori leurs convictions qui pouvaient s'entendre et se justifier dans le contexte de l'époque et à la vue du saut dans l'inconnu que constituait cette réforme. Permettez-moi seulement de me réjouir qu'ils aient eu tort.
Les arguments du rôle dissuasif de la peine de mort pour les criminels sont aujourd'hui usés. Je me souviens d'un titre qui fit la une du Petit Journal, en 1908 : « La prison n'effraye pas les apaches, la guillotine les épouvante ». Dans cette formule lapidaire était condensé l'argumentaire des tenants de « l'hygiène sociale ».
On sait bien aujourd'hui que les choses ne se passent pas ainsi, a fortiori en matière de terrorisme. C'est, d'ailleurs, ce que l'on peut rétorquer à ceux que Paul Girod qualifiait « d'abolitionnistes partiels ».
Nous avons assisté à la renaissance de ce débat, en première lecture, à l'Assemblée nationale, puisque quelques députés ont proposé le rétablissement de la peine capitale en matière terroriste.
Tous les arguments avaient déjà été avancés dès 1981 pour démontrer le caractère inapproprié d'une telle mesure. Permettez-moi de vous rappeler les paroles du garde des sceaux de l'époque devant notre Assemblée : «A propos du terrorisme, je pense qu'il faut le dire très nettement, envisager l'utilisation de la peine de mort, c'est commettre une lourde erreur d'appréciation. C'est méconnaître complètement la mentalité des terroristes.
« S'il est un type d'hommes que la mort ne fait pas reculer, c'est bien le terroriste qui, au cours de l'action violente, n'hésite pas à engager sa vie. S'exerce alors sur lui - qui généralement est un homme jeune - la fascination ambiguë, terrible de la mort que l'on donne et qu'on l'on risque en même temps.
« L'histoire et l'actualité internationale nous montrent que jamais la mort ne fait reculer le militant politique et encore moins le criminel politique. [...]
« Par un retournement des valeurs, celui qui n'était que terroriste devient une sorte de héros et la crainte, bien fondée, apparaît alors que se lèvent, de l'ombre, pour le venger, vingt jeunes gens qui prendront sa place.
« A cette considération de fait, j'en ajouterai une autre. Utiliser contre les terroristes la peine de mort qu'ils pratiquent si volontiers, c'est pour une démocratie faire siennes les valeurs des terroristes. C'est, d'ailleurs là, le piège insidieux qui est tendu à une démocratie ».
J'ajouterai à ces propos que la démocratie a tort de se croire faible, sous prétexte qu'elle ne manie pas le fer et le feu des tyrans.
Nous ne devons jamais sous-estimer la force du droit. C'est par le droit et la foi en la justice que la démocratie trouve l'énergie de la victoire. C'est une force et non une faiblesse. C'est parce qu'elle a la force du droit qu'elle n'a jamais été vaincue, in fine, par aucune dictature.
J'en viens aux faits. Le texte qui nous est soumis aujourd'hui vient fermer la boucle. Il a été déposé sur l'initiative du Président de la République, Jacques Chirac, dont je tiens à rappeler qu'il fut l'un de ceux qui votèrent en faveur de l'abolition ; il s'agit donc, pour lui, d'une conviction profonde, ancrée au coeur de son engagement politique.
Quel est le motif de la discussion d'aujourd'hui ?
Le fait qu'elle vise à mettre en conformité notre Constitution avec le « deuxième protocole facultatif au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, visant à abolir la peine de mort », adopté par les Nations unies, à New-York, protocole qui ne comporte aucune faculté de dénonciation et qui serait, par conséquent, contraire aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale puisqu'il impliquerait une abolition irrévocable, est, de mon point de vue, parfaitement anecdotique.
Que la ratification du protocole suppose nécessairement la révision de la Constitution, soit ! Cependant, ce que je souhaite y voir est beaucoup moins prosaïque : je souhaite y voir, en effet, l'occasion d'inscrire ce principe d'abolition dans notre loi fondamentale ; je veux y voir la consolidation définitive de l'édifice bâti voilà un quart de siècle.
Nous connaissons les raisons pour lesquelles une loi plus forte, une loi constitutionnelle, n'aurait pas pu être adoptée en 1981 : la voie du référendum était irréaliste et il n'aurait sans doute pas été possible non plus de réunir la majorité des trois cinquièmes du Parlement siégeant en Congrès à Versailles.
L'impossibilité de réviser la Constitution demeurait, aux yeux de certains, comme un éclat sur le joyau que représentait cette mesure. Voilà le constituant de 2007 en mesure de parachever l'intention du législateur de 1981.
En 1981, la France ne pouvait pas s'enorgueillir de montrer la voie au monde, comme elle avait su le faire tant de fois dans son histoire. Nous n'étions, en effet, que le trente-cinquième pays à abolir la peine de mort. En Europe, seules la Grèce, qui ne la pratiquait plus dans les faits depuis la fin de la dictature des colonels en 1972, l'Irlande, qui était frappée de plein fouet par la guerre civile, et la Turquie, dont on peut s'interroger sur la dimension réellement européenne, ne l'avaient pas abolie.
De surcroît, nous ne serons aujourd'hui que le dix-septième État membre de l'Union européenne à inscrire une disposition de cet ordre dans sa Constitution.
Au-delà de ce débat franco-français, je veux surtout rappeler à cette tribune que, partout dans le monde, l'abolitionnisme avance et, même, s'accélère.
Depuis 1981, ce ne sont pas moins de cinquante-trois États qui ont rejoint le concert des nations abolitionnistes pour tous les crimes. Aujourd'hui, dans l'espace européen, seule la Russie n'a pas aboli cette peine, de jure, bien qu'elle ne l'applique plus depuis onze ans.
Ces signaux encourageants ne doivent néanmoins pas nous faire oublier que, au moment où nous débattons, soixante-neuf pays continuent d'appliquer la peine de mort. Pour la seule année 2005, 5 000 personnes ont été condamnées à la peine capitale et 2 000 ont été exécutées.
Quel constat appelle ce progrès indéniable à l'échelle de l'humanité ?
Peut-on en déduire que le monde se civilise au fur et à mesure que les sociétés n'appellent plus à la vengeance comme si celle-ci était, à défaut de réparation, la seule expiation possible d'un crime trop insoutenable ?
Peut-on en déduire que la barbarie recule au fur et à mesure que les peuples ne suivent plus les processions jusqu'à leur respective place de Grève ?
La disparition du gibet de Montfaucon que Victor Hugo - encore lui ! - avait si sobrement décrite, dans les ultimes pages de Notre-Dame de Paris, est-elle le signe annonciateur d'un palier que la société humaine aurait irrémédiablement franchi ?
L'optimisme est-il seulement une posture raisonnable ?
C'est la République de Weimar, modèle de démocratie, qui a engendré le monstre pestilentiel du nazisme. C'est l'assemblée du Front populaire qui a voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain et qui a précipité la France dans les pages les plus sombres de son histoire.
Aucun acquis n'est jamais définitif. Soit ! Mais profitons de cette trêve que nous accorde l'Histoire et réjouissons-nous de participer, en ce jour, à la consécration de l'abolition de la peine de mort dans notre Constitution !