Intervention de Serge Lagauche

Réunion du 4 mai 2006 à 15h00
Droit d'auteur et droits voisins dans la société de l'information — Suite de la discussion d'un projet de loi déclaré d'urgence

Photo de Serge LagaucheSerge Lagauche :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le 22 mars dernier, la Commission européenne a officiellement autorisé jusqu'en 2011 les mécanismes français de soutien au cinéma et à l'audiovisuel, estimant qu'ils « encouragent le développement culturel sans affecter les échanges entre États membres dans une mesure contraire à l'intérêt commun. »

Cette décision est d'autant plus importante pour le cinéma français que l'efficacité de son système propre d'aide au financement de la production, de la distribution, et de l'exploitation n'est plus à démontrer.

En 2005, avec pas moins de deux cent quarante films produits et agréés, contre deux cent trois l'année précédente, la production française a ainsi enregistré un nouveau record alors qu'avec près de cinq mille trois cents écrans répartis de manière harmonieuse sur l'ensemble du territoire, la France peut s'enorgueillir du premier parc européen de salles cinématographiques et du quatrième au monde.

L'une des caractéristiques essentielles de la spécificité du financement du cinéma français repose sur la chronologie des médias et sur le transfert, tout au long de cette chronologie, des droits d'exploitation de l'oeuvre. À tous les stades, le succès de l'exploitation génère une taxe parafiscale sur le chiffre d'affaires réalisé d'abord dans les salles de cinéma, puis en vidéo, puis sur la télévision payante et, enfin, sur la télévision gratuite. Cette exploitation séquentielle des films permet ainsi à l'ensemble des intervenants de participer au financement des oeuvres par un mécanisme de redistribution automatique et sélective assuré par le Centre national de la cinématographie, le CNC.

La révolution numérique que connaissent aujourd'hui les industries cinématographiques et audiovisuelles est-elle une menace pour leur pérennité et leur développement ?

Il me semble important de rappeler que si le cinéma est certes une industrie productrice de valeurs économiques, il est avant tout un art, le septième, vecteur de sens et d'émotions.

Dans cette perspective, la numérisation des oeuvres combinée au développement de l'internet est une véritable chance pour la transmission et la diffusion de ces émotions et, d'une manière générale, pour la démocratisation de l'accès à toutes les cultures cinématographiques et audiovisuelles.

Formidable progrès pour le partage des connaissances et des savoirs, l'ère numérique n'est cependant pas exempte de dangers pour la diversité de l'offre culturelle.

Sur le plan juridique, le droit d'auteur, dans ses composantes essentielles - exclusivité et proportionnalité - est précisément le garant de cette diversité, en ce qu'il permet d'assurer à l'auteur un retour sur les investissements qui auront été engagés pour la production et la diffusion de son oeuvre.

Dans ces conditions, le développement par le biais de l'internet des échanges non autorisés d'oeuvres protégées par le droit d'auteur et le risque de tarissement parallèle d'une offre culturelle diversifiée sont un défi pour le législateur que nous sommes.

Concernant le cinéma, l'étude conduite en 2005 par le CNC et l'Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle, l'ALPA, sur l'offre « pirate » de films sur Internet démontre que le développement du phénomène de téléchargement illégal est grandissant. Il ressort ainsi des chiffres fournis par le CNC que plus de 92 % des films téléchargés sans autorisation et déjà sortis en salle sont disponibles sur les réseaux peer to peer avant leur sortie en DVD. Plus d'un tiers des films piratés sont par ailleurs disponibles avant leur sortie en salle. S'il est vrai que les films français ne sont pratiquement pas touchés par ce phénomène, 53 % des films américains sont concernés.

Le développement, par le biais des technologies peer to peer, des échanges non autorisés de films sur Internet est donc massif. Personne ne le conteste.

Dans ces conditions, comment concilier la liberté d'accès de tous à la culture avec le respect des règles de la propriété intellectuelle, garantes de la diversité culturelle, tout en favorisant l'émergence de modèles économiques viables pour les partenaires de la création ?

L'idée d'une licence globale - et donc d'une exception au droit d'auteur - fondée sur une gestion collective obligatoire par le biais d'une rémunération forfaitaire des ayants droit, en raison de son caractère radical et définitif pour la création, n'était pas satisfaisante.

D'abord, sur le plan juridique, la mise à disposition d'oeuvres musicales ou cinématographiques sans autorisation du titulaire des droits était contraire à l'article 3 de la directive, qui impose aux États membres de prévoir, pour les auteurs, le droit exclusif d'autoriser ou d'interdire toute communication au public de leurs oeuvres.

Ensuite, cette rémunération forfaitaire ne figurait pas sur la liste exhaustive des exceptions au droit exclusif des auteurs pouvant être prévues par les États membres et encadrées par le 3 de l'article 5 de la directive.

Enfin, le régime de la licence globale ne remplissait pas avec succès le test dit « des trois étapes », qui doit être effectué pour toute nouvelle exception au droit d'auteur et que la directive du 22 mai 2001 nous impose d'intégrer dans le code de la propriété intellectuelle.

Sur le plan économique, la rémunération forfaitaire prévue par le système de la licence globale n'était pas non plus adaptée, dans la mesure où tout porte à croire qu'elle se serait substituée non seulement aux revenus générés par l'offre légale matérielle, mais également - et surtout - au développement de l'offre légale en ligne.

Or, que ce soit dans le domaine de la musique ou dans celui du film, l'offre légale sur Internet est en pleine expansion.

Concernant le film et l'audiovisuel, cette montée en puissance se traduit notamment par le développement de la vidéo à la demande. Entre 2000 et 2005, d'après une étude publiée le 5 avril dernier par le CNC, l'offre de vidéo à la demande a en effet été multipliée par dix en Europe. Plus de deux mille films sont désormais disponibles par ce biais. Si la Grande-Bretagne a longtemps été en pointe sur ce marché, les résultats de l'étude montrent que la France a désormais largement rattrapé son retard avec une offre de plus de sept cents films.

Avec plus de quarante services de vidéo à la demande lancés en 2005 dans toute l'Europe, les perspectives d'évolution de ce marché sont donc très importantes. La plupart des groupes audiovisuels français, en s'engageant les uns après les autres sur ce marché, l'ont si bien compris que l'étude commandée par le CNC souligne que la vidéo à la demande pourrait entraîner des « transformations majeures dans le mode d'accès aux programmes et modifier l'économie du secteur, notamment le financement de la production. »

En France, l'accord interprofessionnel sur la vidéo à la demande, signé le 20 décembre 2005 entre l'ensemble des représentants de la filière cinématographique de l'audiovisuel et des fournisseurs d'accès à Internet, a permis de résoudre cette question du financement et de l'intégration des services de vidéo à la demande dans la chronologie des médias. Conclu pour une durée de douze mois, cet accord a en effet permis de fixer la place de la vidéo à la demande dans une fenêtre de huit mois et demi après la sortie des films en salle, soit entre la sortie en DVD, fixée à six mois, et l'apparition du film sur les chaînes payantes, fixée à douze mois.

Cette intégration dans la chronologie des médias est fondamentale car elle détermine les conditions de participation des opérateurs au financement du cinéma et de l'audiovisuel. Ainsi, l'accord prévoit qu'ils contribueront au développement de la production des oeuvres cinématographiques européennes et d'expression originale française en fonction du chiffre d'affaires réalisé par l'opérateur de la plateforme de vidéo à la demande, cette part pouvant aller jusqu'à 10 %.

Au-delà de l'intégration de la vidéo à la demande dans la chronologie des médias, cet accord garantit pour les ayants droit une rémunération proportionnelle au prix payé par le public, laquelle, en toute hypothèse, ne pourra être inférieure à 50 % du prix de location ou de vente pour une nouveauté, et à 30 % pour un film de catalogue.

Les professionnels du cinéma et les fournisseurs d'accès à Internet ont par ailleurs proposé une réponse graduée, c'est-à-dire un système échelonné de sanctions au droit de la propriété intellectuelle.

Vous nous avez affirmé lors de votre audition devant la commission des affaires culturelles, monsieur le ministre, que le système de contraventions pénales que vous proposez serait protecteur des libertés individuelles en ce qu'il reposerait sur un contrôle des oeuvres et non des internautes, qui seront confondus par le biais de l'adresse IP de leur ordinateur.

Je souhaite, monsieur le ministre, que nos débats nous apportent toutes les réponses qui s'imposent.

Quand on estime à plus de deux millions et demi le nombre de personnes qui, en France, téléchargent des oeuvres de manière illicite, l'enjeu est de taille. De plus, l'efficacité du système que vous mettrez en place conditionnera également la réussite du développement des offres légales de musique et de films.

Nous savons qu'un internaute qui télécharge illégalement une musique ou un film n'est pas un pirate. Mais, pour leur propre intérêt, il faut que les internautes soient responsabilisés sur la défense du droit d'auteur et que les pirates soient lourdement châtiés.

Concernant la vidéo à la demande, les oeuvres récentes représentent encore moins de 5 % de l'offre, car les industries du cinéma et de l'audiovisuel sont en attente de l'adoption définitive de ce projet de loi avant de déterminer si elles prendront ou non le risque d'ouvrir leurs catalogues aux opérateurs, en fonction du niveau de protection qui sera assuré aux contenus.

Par ailleurs, des systèmes commerciaux d'échanges d'oeuvres sont en cours de développement et permettront demain de rémunérer les auteurs et les ayants droit proportionnellement au téléchargement réel de leurs oeuvres, notamment par la mise en place de technologies de reconnaissance des oeuvres circulant sur la toile.

Ce texte permettra t-il d'inciter les internautes à passer d'une offre en ligne illicite à de tels dispositifs régulés permettant une juste rémunération des ayants droit de la création ?

Bien entendu, nous le souhaitons, tant nous sommes convaincus que la révolution numérique est une chance et non une menace pour la culture.

Le succès phénoménal rencontré le 27 avril dernier par l'Institut national de l'audiovisuel, l'INA, pour le lancement de l'offre « Archives pour tous » en est la preuve flagrante. En seulement quelques heures, près de six millions d'internautes se sont connectés sur son site pour accéder aux dix mille heures de programmes mises en ligne. Pour 20 % des documents protégés par le droit d'auteur, l'institut a su s'adapter en en proposant l'accès payant par le biais de la vidéo à la demande.

Près de la moitié des sommes collectées seront ainsi reversées aux ayants droit, tandis qu'un tiers d'entre elles seront réinvesties pour alimenter le site.

La mise en ligne des archives des journaux télévisés a suscité une protestation de la part des journalistes de France 3, qui estiment que leur droit d'auteur n'a pas été respecté. Mais la recherche d'une solution est en cours et une prochaine réunion entre les représentants des journalistes de France Télévisions et l'INA devrait permettre de parvenir à un accord dans le cadre de la convention collective de l'audiovisuel public.

De plus, l'exemple de l'INA nous montre combien il est indispensable d'organiser - comme pour les bibliothèques et les médiathèques gérées par les collectivités territoriales - un espace public de la culture numérique qui soit capable de combler les carences de l'initiative privée.

Dans cette perspective, l'amendement introduit à l'unanimité de nos collègues de l'Assemblée nationale concernant les modalités de mise en place d'une plateforme publique de téléchargement est une piste qu'il conviendra d'explorer. Encore faudra-t-il que ce dispositif permette une juste rémunération des ayants droit.

Quelle sera la structure publique pertinente pour organiser cette diffusion ? Quels en seront les modes de financement ? Nous ne le savons pas encore, mais peut-être l'INA pourrait-il participer à la construction de cet espace public numérique.

Nous ne pouvons que regretter les inconséquences et le manque de préparation dont vous avez fait preuve, monsieur le ministre, pour proposer ce texte au Parlement.

Alors que vous aviez la possibilité de rassembler le monde de la création autour d'un enjeu politique majeur - le financement de la création à l'heure du numérique -, ce texte, parce que trop tardif et mal préparé, a au contraire exacerbé les divergences d'intérêts des partenaires de la création et des internautes sur l'indispensable compatibilité des mesures techniques de protection avec tous les supports de lecture, le renforcement des garanties pour la copie privée dans la mise en oeuvre de ces procédés et la défense des logiciels libres.

Ceux-ci constituent un formidable outil pour la diffusion et le partage des connaissances. Encore faut-il que leur finalité ne se heurte pas aux principes de la propriété littéraire et artistique.

M. le rapporteur, en réécrivant intégralement l'article 14 quater, offre d'ailleurs des possibilités intéressantes par la création du registre public des oeuvres protégées et diffusées sous forme numérique.

Qui peut sérieusement nous dire de quoi l'internet de demain sera fait ? Qui peut savoir si les solutions proposées par les uns et les autres pour adapter le droit d'auteur et les droits voisins à la réalité numérique, si mouvante et évolutive, seront pertinentes pour encadrer les pratiques d'alors ?

Je souhaite que la méthode adoptée par le Sénat sous l'impulsion de M. Valade, visant à consulter le plus largement possible et à ne pas travailler dans l'urgence, contrairement à ce que vous avez fait, soit dorénavant retenue par votre ministère. Le financement public de la création à l'heure du numérique est un enjeu politique majeur, qui ne peut se conjuguer avec la précipitation et l'improvisation.

Pour conclure, sachez, monsieur le ministre, que nous approuverons toutes les dispositions proposées, en particulier celles de notre excellent rapporteur, qui consolideront le droit d'auteur, source de la création et de la diversité culturelles.

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