Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, alors qu'avec la question du droit d'auteur on est au coeur de l'humain, de l'imaginaire, de l'intelligence sensible, de ce qui rend la vie vibrante et encore plus vivante, et malgré un bon rapport bien fait et intéressant, malgré l'ardeur du ministre à convaincre, je dois avouer ma perplexité face à ce projet de loi qui tend plus à brider la création et son accès qu'à leur donner un nouvel envol : bref, à traiter la culture en simple produit de consommation où c'est l'Avoir qui domine l'Être.
L'univers numérique est en constante évolution, tant en termes d'innovations technologiques qu'en termes de pratiques. Pourtant, le projet de loi vise à transposer une directive européenne vieille de cinq ans déjà, laquelle s'appuie sur un accord de l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle qui a lui-même plus de dix ans. Dès le départ, le texte proposé est donc en profond décalage avec les pratiques d'une société qui n'a pas attendu pour s'approprier toutes les innovations technologiques qu'offre aujourd'hui l'univers numérique.
Par ailleurs, chacun sait parfaitement que cette directive européenne est aujourd'hui dépassée et fait actuellement l'objet d'une opportune révision à Bruxelles. Malgré cette réalité, le Gouvernement a paradoxalement décrété la procédure d'urgence pour l'examen de ce projet de loi. Comme si l'enjeu législatif se bornait au rattrapage du temps perdu par les multinationales, pour lesquelles le temps, c'est avant tout de l'argent ! Le retard est pourtant devenu si phénoménal qu'il est vain de vouloir le combler, tant il est vrai que certaines pratiques se sont profondément inscrites dans la vie quotidienne de millions de citoyens - au grand dam des industries culturelles, qui ne considèrent la relation entre auteurs et public que sous l'angle étroit de la froide rentabilité et non de l'enrichissement humain. N'est-il pas plutôt indispensable de tenter d'anticiper l'avenir ? N'est-ce pas cela, l'art de gouverner ? En fait, il est urgent de ne pas légiférer vite, mais, bien au contraire, de prendre le temps de légiférer bien, c'est-à-dire juste.
La question du droit d'auteur et des droits voisins à l'ère numérique est non seulement un enjeu de société capital, mais aussi un défi majeur pour le monde de la création et pour sa relation au public : l'exception culturelle de notre pays, toujours plus menacée par les lois « sans conscience ni miséricorde » du marché, doit en sortir renforcée, consolidée.
En ce sens, l'irrésistible extension du numérique nous fournit une belle occasion d'approfondir les fondements mêmes des conquêtes culturelles et sociales de notre société, de leur donner de nouvelles ailes, et de veiller au partage équitable du meilleur de ce que sont capables de mettre au monde la « matière grise » et l'imagination humaines. Plus le monde se complexifie et plus grandit l'impératif démocratique d'émancipation individuelle et collective, et donc de l'appropriation par tous des nouvelles avancées culturelles, scientifiques, sociales, écologiques, éducatives, industrielles...
Les parlementaires que nous sommes ont plus que jamais la responsabilité morale d'inventer de nouveaux droits et devoirs dont les seuls paradigmes doivent relever de l'intérêt général. Or, comme l'ont montré les débats à l'Assemblée nationale, les conditions d'un travail législatif serein et clairvoyant ne sont pas réunies tant le lobbying, les pressions, les antagonismes, les invectives, les intérêts contradictoires s'y affrontent avec une rare violence et un ton polémique, lesquels ne facilitent guère les compromis équilibrés ni les alternatives crédibles aux solutions qui sont à ce jour préconisées par les uns et les autres et ne satisfont personne. D'aucuns s'érigent en défenseurs du droit d'auteur pour mieux le prendre en otage, pour mieux l'asservir. J'observe que l'on se sert quelquefois du droit d'auteur plus qu'on ne le sert !
Cela étant, je suis stupéfait de constater que le projet de loi, tel qu'il a été voté à l'Assemblée nationale, a pour principal effet de diviser les artistes et les internautes, les artistes et les interprètes, les sociétés civiles de perception de droits entre elles, etc., bref, de diviser pour mieux faire régner les majors, les industries culturelles et les seules logiques du marché.
La question est trop vitale, pour la création comme pour la démocratisation de notre société du savoir et de la connaissance, pour que nous nous contentions de réponses législatives partiales et partielles, inadaptées et approximatives. C'est pourquoi, monsieur le ministre, la sagesse devrait conduire non seulement à lever la procédure d'urgence, mais, mieux encore, à suspendre nos travaux et à entamer dès aujourd'hui une nouvelle réflexion, au sein d'une mission d'information parlementaire ou du conseil « Beaumarchais-Internet-responsabilité publique » proposé par Jack Ralite.
Le projet de loi relatif au droit d'auteur est au coeur d'enjeux à la fois culturels, artistiques, économiques, techniques et sociaux dont les parlementaires eux-mêmes peuvent difficilement maîtriser la très haute technicité. Je suis convaincu que les « braconniers du savoir » que nous sommes ne pourront pas mener de façon satisfaisante leur tâche législative sans avoir préalablement pris le temps d'une meilleure approche des enjeux et d'une analyse exhaustive des différentes réponses susceptibles d'être apportées.