Je pense qu'il est possible, si l'on s'en donne les moyens - et le temps -, de trouver un équilibre entre, d'une part, les auteurs et les interprètes, qui revendiquent légitimement une rémunération juste de leur travail, et, d'autre part, les citoyens, qui aspirent à pouvoir jouir des nouvelles facilités d'accès à la culture et à la connaissance qu'offre Internet. Alors, pourquoi s'obstiner à vouloir faire à la va-vite une loi qui ne sera ni appliquée ni applicable ?
De plus, le projet de loi remet en cause le droit à la copie privée, asséchant ainsi les fonds importants issus de la redevance. Pourtant, celle-ci permet de soutenir des centaines et des centaines de spectacles et d'artistes. Sa disparition programmée est d'autant plus dangereuse pour la création que le budget de la culture, de plus en plus contraint, est loin de répondre aux besoins, comme vous le savez bien, monsieur le ministre. Remettre en cause le principe de la copie privée quel que soit le support concerné revient à un véritable recul de civilisation.
À ce scandale s'ajoutent les mesures techniques de protection, qui menacent les logiciels libres, l'interopérabilité et les libertés des internautes et représentent un véritable danger pour l'indépendance technologique de notre pays. Ce qui est sûr, c'est que, si le projet de loi reste en l'état, dans tous les cas, les auteurs et les artistes, dont se réclame pourtant le Gouvernement, seront systématiquement perdants puisqu'ils percevront via les sites de téléchargement payant une rémunération encore plus faible qu'avec les ventes de supports physiques. Sans même parler du pair à pair, que votre texte ne fera pas disparaître, vous le savez bien, et pour lequel n'est prévue aucune compensation. Tous ces dangers méritent réflexions et réponses que je ne trouve pas dans le texte. Il faut lever l'urgence, il faut une étude approfondie !
La nouvelle donne issue de la « révolution » numérique en cours n'est-elle pas une belle occasion de redonner du souffle et un nouvel élan à nos politiques culturelles et artistiques quelquefois fatiguées et rituellement victimes d'ajustements et de gels budgétaires dramatiques tant pour le spectacle vivant que pour le patrimoine ? Alors que la précarité, contre laquelle viennent de s'élever toute une jeunesse et la grande majorité de salariés, est le lot quotidien de nombre d'auteurs et d'artistes, notre travail législatif pourrait se fixer pour objet d'améliorer le soutien à la création et à sa diffusion. Notre priorité ne doit-elle pas consister à permettre aux artistes de mieux vivre de leur travail tout en favorisant pour le public un accès complet à la grande diversité des oeuvres ? Ne nous revient-il pas d'innover et d'inventer un service public de l'art et de la culture ambitieux et adapté à l'ère numérique, de redonner ses lettres de noblesse au service public de la culture en faisant converger les intérêts des auteurs et ceux des usagers de leurs oeuvres ?
Face à la fracture numérique, seul le service public peut concourir à l'égalité des chances numériques et faire en sorte que chacun puisse pleinement maîtriser l'outil Internet, qui est comme un nouvel alphabet indispensable. À cet égard, je rappellerai que le prix d'accès à Internet demeure bien trop élevé pour de nombreux ménages. Les valeurs de la République doivent contribuer à ce que le vaste domaine de la création artistique, scientifique, technologique, ne soit pas abandonné aux seules lois marchandes de la rentabilité, qui conduisent au conformisme, au formatage et à l'assèchement même de la vitalité artistique. En réalité, la directive européenne qu'il nous faut transposer est un véritable jeu de dupes dans lequel ceux qui crient au voleur et dénoncent les internautes comme des pirates sont les premiers à vouloir exproprier les auteurs de leurs droits.
Les multinationales de l'industrie culturelle n'ont pas attendu le législateur pour s'accaparer un maximum de droits d'exploitation des oeuvres, concentrant ainsi les contenus culturels : d'abord, l'appropriation des tuyaux, puis celle des contenus afin de mieux exploiter les créateurs.
Si l'on a beaucoup parlé de gratuité à propos d'Internet, celle-ci est bien un mythe ! Internet est plutôt une machine à sous complexe, un nouvel eldorado où de nombreux affairistes cherchent à s'accaparer le bon filon, à l'image du fameux Bill Gates, qui, après avoir fait fortune avec ses logiciels brevetés - d'où son horreur des logiciels libres -, mise sur de nouveaux et alléchants bénéfices en s'accaparant toutes les images fixes de référence dans le monde.
Bienvenue à la banque d'images Corbis, qui concentre le patrimoine iconographique mondial ! Bill Gates a compris depuis longtemps que l'immatériel est devenu l'or d'aujourd'hui et de demain. Il n'a que faire des photographies et encore moins des photographes qui les ont produites. Ce qu'il achète, ce n'est pas tant le support matériel que le monopole exclusif d'exploiter la mémoire collective de notre société qu'il « truste » au nom de son seul profit.
Ce phénomène de concentration sans âme concerne tous les secteurs culturels, de l'écrit à l'image en passant par le son, à tel point que la notion de domaine public est en voie de disparition.
Ce qui prime aujourd'hui, c'est loin d'être le droit d'auteur et encore moins son droit moral, c'est bien plutôt le droit d'exploiter les oeuvres en se passant si possible des auteurs.
Sur une question de société de cette importance, qui est suivie attentivement par de très nombreux concitoyens, il est indispensable de mieux respecter la démocratie et le travail parlementaire.
Pourquoi, sur une question aussi sensible et compliquée, se priver des navettes entre l'Assemblée nationale et le Sénat, alors que celles-ci ont pour vertu d'améliorer les textes tout en favorisant la nécessaire concertation et la conciliation d'intérêts contradictoires particulièrement exacerbés concernant ce projet de loi ?
Sommes-nous à deux ou trois mois près quand cette directive attend depuis près de cinq ans et qu'il vous a fallu deux mois, monsieur le ministre, pour proposer un nouveau texte à l'Assemblée nationale afin de mieux rejeter l'amendement autorisant la licence globale, que les députés avaient contre toute attente majoritairement adopté à la veille de Noël ?
Pour autant, si je ne souhaite pas retomber dans la caricature d'un débat manichéen opposant licence globale et mesures techniques de protection, je ne peux m'empêcher de penser que la licence globale, malgré ses limites et ses défauts, a au moins eu le mérite de susciter un nécessaire débat sur la question fondamentale des conditions de la diffusion de la création sur Internet.
De toute façon, ce projet de loi n'endiguera pas les pratiques de téléchargement de millions d'internautes. C'est ce que l'on peut observer aux États-Unis, malgré des mesures répressives particulièrement draconiennes. C'est dommage, car les citoyens sont loin de mépriser le droit du travail, comme en témoigne le rejet massif du CPE, et se seraient majoritairement pliés à de nouvelles règles du jeu, à un code de bonne conduite, dès lors qu'il s'agit de remettre l'auteur et les artistes au coeur de la rémunération.
Ne laissons pas les majors dicter des mesures dont l'obsolescence n'a d'égale que l'inefficacité. Finalement, incapables d'être en phase avec leur temps, les industries culturelles sont en train de promouvoir la gratuité sur le Net, puisqu'elles refusent aux internautes des alternatives leur permettant de rémunérer les ayants droit via les échanges pair à pair.
Pourtant, ceux qui aiment la musique, le cinéma, la littérature et l'émotion irremplaçable que procurent les arts admirent les créateurs qui les engendrent et n'ont aucune envie de les léser.
Mais ils ne veulent pas non plus être lésés par des règles qui aboutissent en définitive à pénaliser les artistes. Les majors ont la prétention de vouloir arrêter un phénomène de société qu'elles ont elles-mêmes favorisé par leur attentisme prédateur et leur conservatisme étriqué.
L'économie des compteurs qu'a évoquée Jack Ralite est une piste à creuser. Plutôt que de persécuter les internautes et sans attenter à leur vie privée, comptons les oeuvres téléchargées afin d'assurer de façon proportionnelle la juste rétribution des auteurs et interprètes.
Par ailleurs, s'il est normal que les internautes soient mis à contribution pour la rémunération du travail de création, les fournisseurs d'accès à Internet doivent aussi participer au financement de la création, puisqu'ils engrangent d'énormes profits via la publicité, se servant des oeuvres comme produits d'appel, sans oublier les plates-formes payantes et la téléphonie mobile.
L'évolution des nouvelles technologies et les nouveaux usages qu'elles engendrent entraînent aussi des gains nouveaux. Les perspectives de profits sont considérables, notamment grâce aux gains de productivité permis par la révolution numérique.
De toute évidence, la loi ne peut présenter un réel intérêt que si la question du financement de la culture est remise à plat, ce qui suppose une réflexion neuve et ouverte sur la question des prélèvements, leur perception et leur répartition.
Pour autant, on ne saurait trop rappeler que le droit d'auteur, outre un droit patrimonial, est aussi un droit moral.
Si, grâce au numérique, les coûts de reproduction et de distribution sont devenus dérisoires, pourquoi ne pas prendre en compte cette « désintermédiation » pour mieux rémunérer la création et ses coûts associés de production ?
Internet peut également permettre une meilleure diffusion des oeuvres, qui souffrent pour beaucoup d'entre elles, d'une part, d'une absence d'exposition sur les autres médias et, d'autre part, du phénomène de concentration des industries culturelles.
Alors, pourquoi ne pas construire une nouvelle économie de la culture au service de la création et de sa diversité ?
Je le répète, le temps n'est-il pas venu de créer un service public numérique ? La France peut jouer un nouveau rôle moteur en Europe. Le président de la Bibliothèque nationale, monsieur le ministre, a contre-attaqué face au projet de bibliothèque numérique de Google. Ne pourrait-on s'inspirer de cet exemple pour être à l'offensive pour l'émergence d'un nouveau siècle des Lumières ?
L'évolution des technologies ouvre de fantastiques perspectives pour stimuler la création et permettre une circulation sans précédent des oeuvres de l'esprit et des savoirs, pour peu que le droit s'appuie sur l'intérêt général, favorisant ainsi un saut de civilisation pour l'ensemble de l'humanité plutôt que sur la pression et le lobbying d'une poignée de grands groupes spéculatifs qui voudraient arrêter le progrès au nom du profit !
Favoriser l'appropriation la plus large des oeuvres de l'esprit, n'est-ce pas en quelque sorte favoriser la création de demain ? Rien ne naît ex nihilo. Tout art se nourrit de l'expérience, de l'apport, de l'audace, de l'influence d'autres artistes, penseurs, chercheurs, sans se contenter d'en hériter. En ce sens, toute oeuvre s'inscrit dans une longue lignée féconde dont elle s'inspire et dont elle se détache par sa singularité.
C'est pourquoi il faut absolument préserver cette faculté nouvelle qu'offre l'internet d'une plus grande circulation des oeuvres artistiques, de la pensée et de la connaissance.
Dans cette logique, monsieur le président de la commission, monsieur le rapporteur, l'exception pédagogique, qui a d'ailleurs été avalisée par de nombreux pays européens, devrait être un minimum afin de ne pas fragiliser notre recherche et l'enseignement.
Le projet de loi que vous nous soumettez pose plus de questions et de problèmes qu'il n'en résout. En ce sens, avoir décrété l'urgence est une véritable hérésie législative. Loin de n'être qu'une question de procédure, c'est une question de fond, celle de mettre enfin à la portée de tous l'art et la culture, bref de concilier droit des auteurs et des interprètes, et droit à la culture pour tous.
Osons être créatifs et modestes. Une loi n'invente rien, elle s'adapte aux évolutions pour rendre la vie plus belle et plus généreuse.
Oui, j'en ai la conviction, le numérique et l'internet sont potentiellement des innovations bénéfiques pour les auteurs, les interprètes et leurs publics, à condition que la loi ne devienne pas le dogme du libéralisme que notre peuple rejette massivement.
La clé est chez Pascal : « Toute chose étant médiate et immédiate, causée et causante, je tiens impossible de connaître la partie si je ne connais le tout, ni de connaître le tout si je ne connaissais les parties. » Et au-delà de la connaissance, reste le pari de Pascal sur ce en quoi l'on croit. Je parie non pas comme lui sur l'existence de Dieu, mais sur le fait que l'homme, comme la loi, est amendable.
C'est pourquoi je pense qu'il faut remettre l'ensemble du travail sur l'établi. À ce jour, la meilleure façon de le faire, mes chers collègues, c'est de voter notre motion tendant à opposer la question préalable.