Madame la présidente, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, qu’il me soit d’abord permis de saluer à mon tour la présence dans la tribune de membres de la Commission nationale du débat public et d’acteurs du secteur des nanotechnologies.
En se référant à Pascal, on peut dire que l’homme, après avoir orienté ses télescopes vers l’infiniment grand, avec l’astronomie, et, d’une manière générale, vers l’espace sidéral, a tourné ses microscopes vers l’infiniment petit. Aujourd’hui, on voit les plus gros atomes, et il y a des enseignements fondamentaux à tirer de cette dimension singulière.
Les nanotechnologies marquent une étape d’importance dans la connaissance scientifique dont nous commençons à percevoir l’incidence sur le quotidien de nos concitoyens : mêmes si elles sont encore méconnues, elles sont déjà parmi nous.
Actuellement, plus de 700 produits de la vie de tous les jours utilisent déjà des nanoparticules : cela va des revêtements dans les bâtiments aux cosmétiques, en passant par les pneumatiques, les textiles, les réfrigérateurs, les bicyclettes, les peintures, les aérosols, les téléphones, les ordinateurs…
En résumé, les nanotechnologies nous entourent, et nombre d’entre elles rendent des services éminemment précieux.
Si les bénéfices attendus de ces technologies nouvelles suscitent l’engouement, les craintes et les rejets qu’elles provoquent méritent aussi notre attention ; ils sont parfois exprimés sur un ton virulent, par des individus qui ne constituent pas de véritables bataillons, mais ce n’est pas une raison pour les ignorer.
Une fois encore, quand il s’agit de technologies nouvelles, les pouvoirs publics ont à connaître d’un affrontement dual entre les nombreux tenants des bénéfices espérés, et les tenants, bien moins nombreux, des nuisances redoutées.
Le président Emorine évoquait l’affaire des OGM ; nous n’en sommes pas encore à ce niveau de protestation et de réactivité. Malgré tout, certaines interventions portant sur les nanotechnologies nous y font penser.
Cet affrontement est à l’origine de mouvements d’opinions importants, qui manquent cependant quelque peu d’arguments. Nous gardons en mémoire les remous et les turbulences qui se sont fait jour lors du grand débat public sur les nanotechnologies ; le président Bergougnoux, ici présent, peut en porter témoignage.
C’est dire combien les problématiques sociétales peuvent, parfois, travestir les réalités et la vérité scientifiques !
Un tel relevé de terrain a conduit notre collègue Jean-Paul Emorine, président dela commission de l’économie, du développement durable et de l’aménagement du territoire, à associer l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, l’OPECST, à cet important débat. Les membres de l’Office ont été d’autant plus sensibles à cette attention que nos anciens collègues Pierre Laffitte et Claude Saunier ainsi que, plus récemment, Marie-Christine Blandin et Daniel Raoul sont à l’origine d’un certain nombre de travaux sur cette thématique.
Ce débat vient à point nommé.
Dans un premier temps, dans le cadre de la loi de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement, le Parlement a en effet souhaité organiser une confrontation nationale sur le sujet.
Dans un second temps, la Commission nationale du débat public ayant rendu son rapport en février, l’Agence française de la sécurité sanitaire de l’environnement et du travail, l’AFSSET, a produit une première synthèse sur la question en mars dernier.
C’est aujourd’hui, au Sénat, un moment d’« arrêt sur image ».
J’articulerai mon propos autour de trois questions : les bénéfices espérés ; les risques et nuisances redoutées ; les solutions envisageables pour concilier le développement et l’usage des nanotechnologies avec le sacro-saint respect de la biodiversité, autrement dit pour tirer parti des bénéfices sans encourir de risques inutiles.
Je commencerai par les bénéfices attendus, qui ont été rappelés par le président Emorine.
La médecine, tout d’abord, est au cœur de notre problématique, car elle mise sur les nanotechnologies. Je citerai plusieurs exemples.
Les nanovecteurs permettent de cibler les cellules cancéreuses et de les détruire, tout en évitant les risques collatéraux induits par les pratiques classiques de l’orthodoxie médicale, qui portent atteinte de façon diffuse à l’ensemble de l’organisme, faute de diaphragmer leur action sur les cellules concernées.
La neurostimulation, en cas de troubles du fonctionnement moteur, est un véritable réveil biomécanique du paralytique.
La nanobiopsie permet d’effectuer des prélèvements là où c’était impossible jusqu’à présent. Je pense, notamment, aux prélèvements cervicaux.
Enfin, les toutes récentes pratiques de nanotraitements thermiques de certaines carcinoses, que ne peuvent traiter les thérapeutiques classiques, suscitent un espoir. Je citerai simplement les carcinoses péritonéales, soit primitives, soit à point de départ ovarien.
Les médecins fondent donc de grands espoirs dans ces nouvelles technologies.
Elles présentent également des avantages en termes de développement durable, car l’inclusion des nanoparticules dans les nanomatériaux permet d’augmenter leur résistance.
Je parle ici des fameux nanotubes de carbone tressés, très performants sur le plan mécanique. On voit tout de suite les perspectives offertes par ces évolutions en matière d’allégement des structures dans l’automobile ou l’aéronautique, et leur incidence substantielle sur la consommation énergétique. Les États-Unis, mais aussi des pays émergents comme l’Inde et la Chine, ont réalisé récemment, dans ces domaines précis, d’extraordinaires avancées techniques.
Autre exemple : l’un des problèmes de la pile à combustible, c’est qu’elle nécessite une catalyse de platine, un métal rare et cher. En employant des nanoparticules de platine, on estime pouvoir réduire d’un facteur 100, à l’avenir, le métal nécessaire à cette catalyse.
Pour illustrer le lien entre nanotechnologies et technologies de la communication et de l’information, je citerai un seul cas concret : les progrès dans l’électronique de spin ont mis en évidence les magnétorésistances géantes, permettant le développement de l’industrie du disque dur.
J’en viens aux risques redoutés.
Les risques pour la santé et la toxicité chez l’être vivant doivent être étudiés de façon sériée, car il s’agit d’éléments fondamentaux de ce débat.
La toxicité chez l’être vivant doit faire l’objet d’une vigilance renforcée, car la toxicité des nanoparticules diffère de la toxicité chimique conventionnelle, même si la procédure européenne REACH ne les différencie pas clairement. C’est un point important.
Cette toxicité est dominée par la forte réactivité des nanoparticules à surface hypersensible, toujours prêtes à se lier à tout élément de leur environnement. On leur accorde, parallèlement, une biopersistance tout à fait singulière dans l’organisme.
En ce qui concerne l’élimination des nanoparticules par le vivant, les incertitudes demeurent.
Quoi qu’il en soit, je tiens à rassurer les malades : l’utilisation des nanotechnologies par les médecins entre dans le cadre bien défini des méthodologies de recherche clinique soumises à autorisation.
Deux concepts prévalent : l’exposé au malade du rapport bénéfice-risque et le consentement éclairé du patient.
Enfin, les doses de référence toxicologique employées chez l’animal sont de très loin supérieures à celles que nous pouvons utiliser chez l’homme.
Les autres risques redoutés des nanotechnologies concernent les libertés publiques. Comme l’a fait le président Emorine, je laisserai à notre collègue Alex Türk, président de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, la CNIL, le soin de développer cet aspect.
Nous en arrivons à la question essentielle : quelles perspectives pour concilier un développement et un usage possible de ces technologies avec le respect dû à la biodiversité ? C’est la ligne de démarcation entre l’augmentation de l’acquis des connaissances et l’usage même que l’on peut en faire. Ce n’est pas parce que nous savons plus de choses qu’il faut obligatoirement s’en servir. Après tout, « Science sans conscience… » Vous connaissez la suite.
C’est pourquoi le Parlement – et il a eu raison – a souhaité un débat public, au-delà de ceux qui, comme le disait le général de Gaulle en d’autres temps, regretteront toujours « la douceur des lampes à huile, la splendeur de la marine à voile et le charme du temps des équipages ». Si le progrès doit servir l’homme, en syncrétie avec la biodiversité, alors il ne faut pas le manquer. Ce serait une faute contre l’humanité !
À vrai dire, les choses ne sont jamais ni si blanches ni si noires, et c’est une science singulière que de pouvoir, avec les attendus dont on dispose, séparer le bon grain de l’ivraie. C’est une affaire de spécialistes et d’analyses très soigneuses.
Nous en sommes malheureusement assez loin. On sait que sur les 300 millions d’euros investis par l’Agence nationale de la recherche, l’ANR, dans le secteur des nanotechnologies, seuls 5 millions d’euros, tout au plus, sont consacrés aux travaux sur la toxicité.
En France, aucun des axes stratégiques de recherche ne porte, singulièrement, sur la biodiversité. Si l’on veut se pencher sur le sujet, il faut se tourner vers l’agronomie. Aucune branche de la recherche ne s’intitule « biodiversité » !
Cet enjeu scientifique porte un nom, c’est l’enjeu de la biodiversité : développement des recherches en ingénierie écologique, consolidation des recherches en biomimétisme et bioinspiration, avec à la clé – pourquoi pas ? – la création d’un institut Carnot sur les biotechnologies industrielles.
Telles étaient, d’ailleurs, les conclusions de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, dans le cadre d’un rapport adopté à l’unanimité de son bureau, il y a déjà un an et demi, sous la présidence de notre collègue député Claude Birraux.
En pratique, les bénéfices espérés des nanotechnologies ne se feront qu’au prix d’une vigilance étroite, nourrie par les études garantissant les subtils et fragiles équilibres naturels. C’est d’ailleurs le manque d’études scientifiques rigoureuses dans le domaine de la biodiversité qui produit un certain intégrisme écologique, ou qui empêche d’y répondre clairement et de façon argumentée. Expliquer par le savoir, il n’y a rien de tel pour convaincre les ignorants.
Votre Office parlementaire s’applique à trouver auprès des académies – l’académie des sciences, l’académie de médecine et l’académie des technologies – et auprès des instituts concernés les méthodes et moyens pour répondre aux questions que se posent nos concitoyens dans ces domaines porteurs de grands espoirs, mais aussi de craintes.
Toutes ces craintes doivent être entendues, même celles qui se nourrissent d’un manque de connaissances. On ne peut en vouloir à personne de ne pas savoir. Après tout, même le savant ne connaît pas ce qu’il ignore !