Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, avec les nanotechnologies, une nouvelle révolution industrielle apparaît, pour le meilleur, sans doute – des progrès sont attendus en matière de santé publique et dans le domaine économique, 2 à 3 millions d’emplois pouvant être créés dans les pays concernés –, mais peut-être aussi pour le pire si nous ne nous posons pas les bonnes questions au moment opportun.
Le progrès technique n’est évidemment pas condamnable en soi ; il est un facteur essentiel de la nouvelle croissance que nous recherchons. Mais soyons prudents : ce « nano-monde » génère déjà des profits substantiels sans que ses architectes sachent à quoi ils s’exposent, à quoi ils nous exposent.
Ce monde prometteur est encore mal connu, peu ou pas contrôlé, trop récent pour offrir le recul nécessaire à une parfaite maîtrise des conséquences de son exploitation. Le rapport entre les bénéfices et les risques ne peut pas encore être évalué.
La question des risques liés à l’usage à grande échelle de ces nouvelles technologies pour la sécurité, la santé et l’environnement doit être soulevée.
Rappelons que les nanoparticules sont plus toxiques que leurs homologues visibles ; leur taille leur permet de pénétrer sans filtrage au plus profond des organismes animaux et végétaux, de franchir les barrières biologiques et de dégrader l’ADN.
L’amiante, dont les fibres ne s’insinuent pas au-delà des bronches, a tué et tue encore, alors que sa dangerosité a été établie avant 1900. La logique du profit a été plus forte que l’impératif de santé publique.
Les mêmes causes produiront les mêmes effets : nul ne peut garantir que des métaux lourds, sous forme nanoparticulaire, transportés par le sang au cerveau ou au placenta, ne tueront pas à leur tour ceux qui les fabriquent, ceux qui les mangent, ou encore ceux qui les respirent.
Nous savons – il ne s’agit pas d’un soupçon – que les propriétés des nanoparticules sont potentiellement redoutables sur le plan sanitaire. De ce fait, la recherche ne doit évidemment pas être contrôlée par les entreprises dont la finalité est de tirer profit des nouvelles applications, et au vu du résultat de ces recherches désintéressées, les autorités publiques devront instaurer, à l’échelon européen au moins, le cadre réglementaire qui protégera les générations futures de l’inconséquence d’apprentis-sorciers.
À ce jour, 2 000 nanoparticules manufacturées sont commercialisées à travers plus de 1 000 produits de consommation courante. Et pourtant, moins de 5 % des budgets sont consacrés à l’évaluation des risques. De plus, l’AFSSET juge que la nanotoxicologie « fournit des résultats peu nombreux, disparates et parfois contradictoires », et qu’il est « impossible actuellement de procéder à une évaluation des risques satisfaisante chez l’homme ». De surcroît, aucune norme d’exposition à ce type de particules n’a encore vu le jour ; la Commission européenne tarde à en évaluer la dangerosité et à en organiser le marché. Enfin, le protocole européen REACH n’inclut pas les substances dont la production est inférieure à une tonne par an par fabricant.
Le Parlement européen se préoccupe de ce problème, mais avec les moyens et l’autorité qui sont les siens.
On devine ce que pèse une résolution parlementaire, on sait ce que vaut une recommandation de l’OMS lorsque de formidables appétits industriels sont en jeu. L’unité de mesure est ici le milliard de dollars...
Une simple obligation de déclaration applicable au plan national n’est pas à la mesure des enjeux. Et l’on peut s’inquiéter des moyens dont dispose l’autorité administrative chargée du contrôle.
Nous nous trouvons dans une situation qui nous rappelle de fâcheux précédents.
J’ai déjà évoqué le cas de l’amiante. Nous savons que des nanoparticules agrégées peuvent endommager de manière irréversible les organes et les fonctions vitales du corps humain. Si la législation ne prévient pas ce risque sanitaire alors que nous le connaissons très en amont, notre responsabilité sera considérable.
Je pense aussi à la dioxine, dont on a commencé à se protéger longtemps après que nos usines d’incinération en eurent distillé d’abondantes retombées toxiques.
Je pense aux déchets nucléaires, que l’on ne sait pas traiter et que l’on promène autour du monde en priant pour qu’ils ne nous sautent pas à la figure.
Que deviendront nos invisibles particules lorsqu’elles seront incinérées ou lorsque ces nouveaux polluants seront libérés, disséminés dans l’air et dans l’eau par la dégradation naturelle des produits manufacturés qu’ils composent ? Le risque n’est pas cerné, mais on produit quand même...
Je pense aux OGM. Le parallèle avec les nanoparticules est frappant.
Personne ne le conteste, le génie génétique peut contribuer à nourrir l’humanité. En revanche, il est incontestable que le pouvoir laissé aux industriels et l’absence de cadrage politique ont eu pour effet non pas de faire pousser du maïs là où l’eau est trop rare, mais de soumettre les producteurs européens aux exigences de rentabilité de Monsanto et compagnie ?
Les OGM ont été brevetés, de telle sorte qu’aucun profit n’échappe aux financeurs privés de la recherche appliquée. Les nanoproduits le sont à leur tour.
Posons-nous trois questions.
Voulons-nous confier aux grands groupes privés le soin de ne produire que ce qui est rentable et souvent pas nécessaire, comme nous le faisons pour le médicament, au motif que nos États ont renoncé à financer la recherche et à protéger la propriété publique de la ressource ?
Pouvons-nous laisser aux industriels le soin de décider de ce qui est utile, de ce qui est dangereux ?
Acceptons-nous de ne plus pouvoir interdire la commercialisation d’un produit, au motif que les taxes qu’il génère abondent copieusement le budget de l’État ?
Il y a peut-être là une divergence entre nos familles politiques. À mes yeux, répondre oui à ces questions est impensable. Seule la puissance publique dispose de la légitimité lui permettant de concilier innovation et sécurité sanitaire. N’abandonnons cette responsabilité à aucun prix ! Prenons aujourd’hui les initiatives qui nous dispenseront, demain et après-demain, de verser des larmes de crocodile devant le fait accompli, devant ce qui sera devenu une nouvelle manifestation de l’impuissance publique organisée.
Dans le domaine des nanotechnologies, nous ne sommes pas seulement dans le cadre de la recherche scientifique. Les impacts sont tels que nous devons convoquer une réflexion éthique sur le sujet. En effet, certaines applications permettent d’introduire des capacités opérationnelles et cognitives dans le vivant. Il est déjà possible de surveiller et de tracer des personnes.
Où fixons-nous la limite de l’atteinte à la vie privée ?
Peut-on admettre sans débattre la constitution de fichiers policiers, politiques ou commerciaux non sollicités ? La Commission nationale de l’informatique et des libertés, la CNIL, saura-t-elle gérer le multifichage qui s’annonce ?
Quelle garantie avons-nous que le citoyen porteur de cette minipuce, qui influera sur son humeur, ses souvenirs, ses goûts, voire ses convictions, en sera toujours conscient, en mesurera toujours les conséquences sur son autonomie et ses libertés ?
Mais il y a plus encore que le risque sanitaire et le danger pour les libertés et la démocratie : grâce aux nanotechnologies, l’homme sait maintenant se changer lui-même. On voit ici ressurgir le rêve fou du clonage, les vieux fantasmes de l’intelligence supérieure réservée aux porteurs de cette technologie.
Ajoutons que, grâce à ce savoir-faire, les mêmes détiendront de surcroît les armes dont eux seuls auront le moyen de se protéger. Ces armes nouvelles, dit le philosophe Jean-Pierre Dupuy, « seront à la bombe atomique ce que celle-ci était à la fronde ». Le terme « seront » est peut-être inapproprié : d’aucuns prétendent que les premiers essais auraient été effectués.
En résumé et pour conclure, je formulerai quelques propositions. Le législateur que nous sommes devrait les considérer comme des exigences à l’égard de lui-même et envisager de les traduire en proposition de loi.
Première exigence : la prévention des risques.
Le « code de bonne conduite pour une recherche responsable en nanosciences et en nanotechnologies », adopté par la Commission européenne, pèse bien peu face à l’appétit de croissance et de rentabilité du secteur industriel mondial.
Je préconise donc plusieurs réponses : la validation des découvertes scientifiques à l’échelle mondiale par des organismes financés sur fonds publics, auxquelles devront être associées des études d’impact ; la pratique obligatoire de tests par des organismes indépendants avant la commercialisation de produits contenant des nanomatériaux, la charge de la preuve étant supportée par le producteur ; l’attribution de moyens adéquats aux organismes publics chargés du contrôle ; l’instauration de dispositifs de protection du public et des travailleurs pour tout nanoproduit dont l’innocuité n’est pas démontrée ; enfin, l’imposition d’un moratoire sur l’attribution des brevets, ce qui permettra, d’une part, de disposer du recul nécessaire à la détermination des conséquences de l’usage de l’agrégation et de la dissémination des nanoparticules sur les organismes vivants et, d’autre part, de préserver du brevet les innovations les plus fondamentales.
Deuxième exigence : des investissements publics à la hauteur des enjeux scientifiques et économiques.
Un taux de croissance de 40 % par an et un chiffre d’affaires estimé à 1 000 milliards de dollars méritent sans doute que l’on s’interroge sur ce qui relève ou non de l’intérêt général.
Les exemples de l’énergie renouvelable, des véhicules électriques ou des médicaments génériques montrent que ceux qui n’ont pas d’intérêt immédiat à développer des technologies émergentes ne le font pas s’ils n’y sont pas contraints.
Le passé récent le démontre, lorsque la puissance publique abandonne ses missions et son savoir-faire, néglige ses cerveaux et brade ses outils de recherche, ce n’est plus la science, mais le marché qui oriente les recherches ; l’État s’interdit de percevoir le juste retour de ses investissements.
J’en appelle donc à la constitution d’un secteur public européen puissant, voire mondial, collectant les besoins d’investissement, garantissant des coopérations public-privé mutuellement avantageuses et supprimant, grâce à l’harmonisation des règles s’appliquant aux producteurs, le risque de dumping avancé par le MEDEF pour tenter de se soustraire à des obligations qui seraient purement nationales.
Troisième exigence : la transparence et l’information des citoyens à l’échelle européenne.
Les nanotechnologies ont commencé à transformer le monde, et le citoyen n’en sait rien ! Dans ces conditions, comment la vigilance démocratique pourrait-elle s’exercer ?
Invoquer le « progrès » n’est pas un passeport pour la liberté. La société scientifiquement parfaite n’est pas forcément la société la plus libre.
C’est le contrôle citoyen qui s’impose ici, lequel consiste à redéfinir les caractéristiques de l’espace collectif, les modalités d’un développement humain souhaitable et durable, les impératifs de la préservation de l’environnement et les limites de l’espace que l’on réserve à la liberté individuelle. La démocratie prend tout son sens lorsque le citoyen informé participe à l’évaluation des bénéfices du progrès scientifique et fait valoir dans les décisions collectives ses préoccupations sociales, environnementales et éthiques.
Renforcer l’opposition entre les « pro-nano » et les « anti-nano » est contre-productif. Demandons à la Commission nationale du débat public non de faire accepter le « nano-monde », comme elle semble en avoir reçu la mission, mais de jouer son rôle.
La transparence, c’est aussi permettre au citoyen de choisir ce qu’il consomme en connaissance de cause. L’étiquetage des produits, la communication des informations disponibles contribueront à réduire le soupçon de manipulation de la part des pouvoirs publics envers l’opinion et la méfiance grandissante de celle-ci envers les « scientustriels ».
Permettez-moi d’ajouter un dernier mot emprunté au rapport « Éthique et prospective industrielle », paru en 2005 : « Les modèles de sociétés, avec leurs valeurs, le sens des objectifs qu’elles se donnent et les priorités et limites qu’elles se fixent, sont vulnérables à […] la méta-convergence industrielle […] ».
Notre mandat politique consiste peut-être à réduire cette vulnérabilité. L’avenir nous dira si, faisant usage de notre « nano-pouvoir » de législateur, nous serons les derniers des Mohicans ou si, au contraire, nous serons, avec quelques scientifiques et associations, les premiers éclaireurs d’un rapport nouveau, durable et maîtrisé entre l’homme, la science et la nature. §