Intervention de Françoise Laborde

Réunion du 17 juin 2010 à 15h00
Débat sur les nanotechnologies

Photo de Françoise LabordeFrançoise Laborde :

Madame la présidente, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, en 1959, le prix Nobel de physique Richard Feynman déclarait : « Il y a beaucoup de place en bas ». Il annonçait ainsi les perspectives offertes par la physique à très petite échelle, celle du nanomètre : le milliardième de mètre.

Depuis la révélation de ce « nano-monde » par les progrès scientifiques, l’homme a tenté d’en tirer parti. Aujourd’hui, le monde de l’« infiniment petit » est une composante à part entière du paysage scientifique, technologique et économique français.

Scientifique, d’abord, parce que, avant toute application, la recherche et les nanosciences visent à comprendre les phénomènes de dimension nanométrique.

Technologique, ensuite, puisque les instruments, les techniques de fabrication et les applications dérivées sont spécifiques à l’échelle nanométrique.

Économique, enfin, parce que ces matériaux nanométriques ont des propriétés particulières les rendant très performants et permettant d’envisager de créer des produits moins coûteux et plus solides, servant de fait le progrès technique et économique.

Des nanosciences aux nanotechnologies, l’avenir se conjugue donc désormais en « nano ». Cette nouvelle dimension oblige à appréhender les disciplines scientifiques traditionnelles – chimie, physique, technologie, biosciences, médecine ou encore sciences de l’environnement – d’un œil nouveau.

Cependant, les « nano » ne se limitent pas aux sciences. Il s’agit en effet d’une véritable révolution, dont on ne mesure pas encore toute la dimension, qui va modifier nos modes de vie et nos comportements.

Pour illustrer la révolution de la maîtrise de l’échelle nanométrique, je prendrai un exemple, celui de la médecine.

Avec le vieillissement de la population, l’émergence de maladies nouvelles liées au style de vie ou encore la prise en compte toujours plus importante du « mieux vivre », les prochaines décennies verront apparaître un besoin accru de soins médicaux.

En permettant une prise en compte optimisée des problèmes de santé à leurs différents stades – prévention, diagnostic, traitement, suivi –, les nanosciences représentent une réelle promesse pour l’avenir. C’est le cas, notamment, pour la lutte contre le cancer. À Toulouse, un dispositif en cours de validation au sein du cancéropôle se fonde sur l’expérimentation de nanoélectrodes qui détectent de très faibles quantités de marqueurs cancéreux et permettent de diagnostiquer les cancers avant même leur stade de développement agressif.

Outre la médecine, la nanorévolution aura aussi un impact considérable sur notre économie, rendant possibles l’amélioration des performances, la réduction des pollutions, les économies d’énergie, la conservation des ressources naturelles ou encore la sécurité des transports.

Les nanotechnologies auront donc un impact majeur sur notre système économique. Une étude de la Commission européenne révèle même qu’elles pourraient supplanter les biotechnologies et générer plus de profits que les technologies de l’information et de la communication. Le marché mondial est évalué à 1 000 milliards de dollars à partir de 2015.

En 2006, on dénombrait environ 6 000 entreprises dans le secteur, dont la moitié aux États-Unis, 30 % en Europe et 20 % en Asie. En France, 150 entreprises sont aujourd’hui estampillées « nanotechnologies ».

Au quotidien, les nanomatériaux investissent déjà le champ des produits d’usage courant, comme le textile, les équipements de sport, les cosmétiques ou encore les aliments.

Aujourd’hui, des milliers de produits de consommation courante incluraient des nanomatériaux. Dans notre pays, l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail a recensé 246 produits manufacturés, allant de la brosse à dents à la raquette de tennis, en passant par l’ours en peluche. La Commission nationale du débat public, mise en place en octobre dernier, en a recensé 800, parmi lesquels des tissus antiodeurs et des crèmes solaires.

Pourtant, leurs dangers toxicologiques sont méconnus. Les recherches démontrent que ces matériaux de très petite taille se comportent comme des gaz. De ce fait, ils passent au travers des muqueuses, de la peau et de toutes les barrières corporelles. Les risques sont multiples : inhalation, ingestion, contact cutané.

Les études du Bureau européen de l’environnement et du Réseau international pour l’élimination des polluants organiques persistants soulignent que les nanomatériaux peuvent endommager l’ADN humain. D’ailleurs, je le rappelle, en août 2009, sept travailleuses chinoises exposées à des nanoparticules ont développé des affections cutanées et pulmonaires, entraînant le décès de deux d’entre elles.

Ce constat alarmant doit aussi nous conduire à nous interroger également sur les conséquences environnementales du contact direct des nanoparticules avec la faune et la flore au cours du processus de production et lors de l’émission de déchets. De surcroît, la fabrication des nanomatériaux requiert énormément d’eau et d’énergie pour des rendements plutôt faibles. Les réductions de consommation d’énergie, rendues possibles par les nanotechnologies, s’avéreraient moindres que les besoins en matières premières qu’elles mobilisent pour leur fabrication.

Les risques sanitaires représentés par l’usage des nanomatériaux semblent pour l’instant largement sous-estimés : sur 1, 4 milliard d’euros alloués par la Commission européenne aux nanotechnologies, seuls 38 millions d’euros sont destinés aux travaux sur les risques pour l’environnement et pour les opérateurs.

Mes chers collègues, au-delà de toute application concrète, l’émergence des nanotechnologies nous conduit à nous poser avant tout des questions d’ordre éthique.

Si toutes leurs applications nouvelles sont sans conteste considérées comme remarquables, leur usage suscite de graves inquiétudes et promet des bouleversements aux conséquences incertaines.

Il serait sage de légiférer sur ces questions. Pour les « nano » comme pour les OGM ou encore l’amiante, le principe de précaution devrait s’appliquer. Leur usage devrait être encadré par la loi. Ne nous contentons pas d’un débat : il ne tient qu’à nous, parlementaires, de dessiner les contours de ce cadre législatif !

Par exemple, nous pourrions commencer par rendre obligatoire l’information des usagers, notamment sur l’étiquetage des produits contenant des nanotechnologies. Il me paraît en effet indispensable de permettre aux citoyens de décider de leur succès ou de leur échec commercial.

Les nanotechnologies suscitent des attentes, mais elles soulèvent aussi des inquiétudes justifiées dans l’opinion publique quant aux possibilités de dérives dans leur utilisation. Parmi celles-ci figure l’atteinte aux libertés individuelles. Le développement de nanosystèmes laisse en effet entrevoir des capacités inédites d’échange, mais surtout de transmission de données qui permettront le recueil d’informations sur la localisation, le mouvement ou les paramètres personnels. Or rien n’est prévu pour l’instant contre ce risque d’atteintes graves aux libertés individuelles et au droit de la personne, en particulier à l’insu des intéressés.

Quel réel besoin avons-nous de forcer la nature à ce point ?

Comme l’ont déjà préconisé certains d’entre nous sur ces travées, il est urgent de mettre en place un cadre législatif pour réguler le développement de ces nouvelles technologies et respecter un principe de précaution bien légitime face à leur propagation sauvage.

Avant de conclure, je rappellerai qu’un débat public a déjà eu lieu du 15 octobre 2009 au 24 février 2010. Il a été organisé sur l’initiative des pouvoirs publics, à la suite du Grenelle de l’environnement. Il devait permettre de dégager les pistes appropriées à un développement responsable et sécurisé des nanotechnologies, et de répondre aux interrogations des opérateurs et des citoyens.

Nous attendions de ce débat qu’il nous éclaire sur les orientations de notre pays en matière de soutien à la recherche et aux innovations dans le domaine des nanotechnologies, d’information ou de protection des travailleurs et des consommateurs et, enfin, d’organisation du contrôle et de la gouvernance. Cependant, aucun moratoire n’ayant été décidé, ce débat public est, une fois de plus, intervenu après la bataille, les premières applications ayant déjà été mises sur le marché. De surcroît, le caractère local de son organisation en a considérablement restreint la portée.

Parmi les principales préconisations qui se sont dégagées de ces échanges, la question du principe de précaution et de la nécessaire protection des consommateurs, des travailleurs et des citoyens s’est imposée.

De manière concrète, il me semble que l’augmentation des budgets consacrés à la recherche et aux études toxicologiques en matière de nanotechnologies est essentielle, tout comme il conviendrait de former plus de scientifiques et de professionnels spécialisés sur ces questions et leurs répercussions.

Dans ce sens, une coordination réelle entre les différents organismes appelés à se prononcer sur la question des nanotechnologies permettrait une optimisation des résultats de ces recherches. Ce travail pourrait être assuré par une instance de contrôle dédiée, chargée de mettre en place un encadrement éthique du développement des nanotechnologies et de traiter les questions d’ordre éthique liées aux dangers de l’usage des nanotechnologies.

Il faudrait également envisager, avec l’éducation nationale, d’intégrer les nanosciences et leurs applications dans l’enseignement des sciences.

Enfin, parce que les nanosciences ne connaissent pas les frontières, il serait adéquat que, dans un contexte de mondialisation, la maîtrise et la réglementation des nanotechnologies se fassent à l’échelon européen, voire international. Pour l’heure, le Parlement européen travaille sur une proposition de règlement destinée à protéger les consommateurs et à encadrer l’utilisation par les industriels des substances issues des nanotechnologies.

Confrontée aujourd’hui à ce nouveau défi, l’humanité doit y apporter des réponses non seulement éthiques, mais aussi pragmatiques et, par voie de conséquence, législatives. Je forme donc le vœu, au nom du groupe RDSE, que notre débat ne reste pas lettre morte.

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