Certes, ce débat est complexe et d’une grande technicité : son champ est presque aussi large que celui des technologies qu’il concerne. Pour compliquer le tout, nous devons faire face à de nombreuses contradictions qui s’entrecroisent : besoin de financer correctement la recherche publique en toxicologie, décalage entre la pression économique en faveur de l’innovation et les précautions nécessaires au développement des nanotechnologies, etc.
Dans ces conditions, on le comprend aisément, la tâche du législateur est loin d’être facile. Elle devient même particulièrement délicate lorsqu’il nous revient le soin d’examiner la question de la conciliation de ces nouvelles technologies avec la nécessaire préservation des libertés individuelles. Comment nous prémunir contre le risque d’une fuite en avant technologique ? Il s’agit finalement de la question lancinante de la conciliation du progrès scientifique avec le principe de précaution, impératif qui s’applique désormais à l’ensemble de nos politiques publiques puisque – faut-il le rappeler ? – celui-ci a fait l’objet d’une consécration constitutionnelle dans la charte de l’environnement.
Or, comment faire pour que le principe de précaution ne devienne pas également, en matière de nanotechnologies, un principe de l’inaction ? Voilà un véritable défi qui nous est lancé, mes chers collègues !
Oui, tout serait si simple, me direz-vous, si nous disposions de connaissances incontestables dans ce domaine. Hélas ! à l’heure actuelle, nous ne savons presque rien des dangers potentiels que les nanotechnologies font peser sur l’homme et sur son environnement. Et le plus grave est sans doute que nous n’avons pas encore les bons outils pour les mesurer.
Malheureusement, aujourd'hui, seulement 2 % des études scientifiques sur les nanotechnologies traitent des risques pour la santé et l’environnement. Ce manque de connaissances scientifiques et l’absence de preuve sur la fiabilité des nanotechnologies rendent donc la réglementation difficile.
L’AFSSET, que j’ai eu l’occasion d’auditionner avant ce débat, me confirmait la difficulté de procéder à des évaluations satisfaisantes des risques pour l’homme, en raison même du manque de recherches.
Mais, attention ! ce n’est pas parce que nous ne savons pas mesurer les conséquences exactes de l’arrivée des nanotechnologies dans notre monde que les laboratoires s’interdisent, eux, de mener leurs travaux d’exploration ou que les industriels se refusent à les utiliser dans leur processus de production.
Qu’on le veuille ou non, la course est donc bel et bien lancée, et la recherche y joue un rôle prépondérant. La France est au cinquième rang, avec près de 6 % des publications mondiales. Mais elle se situe loin derrière les États-Unis et la Chine, à l’origine chacun de près de 15 % des publications mondiales, ou même l’Allemagne, avec 8, 2 % de ces publications.
En 2008, le marché global des produits issus des nanotechnologies a atteint plus de 700 milliards d’euros. On estime – d’autres intervenants ont évoqué ce point – que, entre 2010 et 2015, les enjeux économiques liés à l’avènement des nanotechnologies au niveau mondial devraient atteindre 1 000 milliards d’euros par an, tous secteurs confondus. Parallèlement, cela permettrait d’employer 2 millions à 3 millions de personnes dans le monde.
De ce point de vue, je rejoins le président de la commission de l'économie, Jean-Paul Emorine, sur la nécessité d’envisager de manière extrêmement prudente toute idée de moratoire sur les nanotechnologies. Un encadrement trop contraignant ne risquerait-il pas d’entraver ainsi la recherche et de faire perdre à la France une nouvelle bataille ? Je crois que l’on peut s’attacher à répondre à cette question.
D’une part, comme pour tout procédé industriel, il faut, pour chaque nanoproduit ou objet, analyser les processus de fabrication et se prémunir contre leur éventuelle dangerosité. Dès lors, la nécessité de poursuivre la recherche en la matière s’impose logiquement. Il nous faut des données précises pour rendre la traçabilité de ces matériaux effective. C’est pourquoi je propose que, sur la base des travaux actuellement coordonnés par l’AFSSET, notre pays se dote rapidement d’une grille de cotation des risques, permettant de catégoriser les risques toxicologiques et écotoxicologiques des nanomatériaux mis sur le marché.
À cet égard, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, je dois vous avouer mon étonnement lorsque j’ai découvert, à l’occasion de mes auditions, qu’il n’existait à l’heure actuelle aucune autorisation préalable de mise sur le marché de ces produits. J’ai par ailleurs constaté qu’au niveau européen la fameuse réglementation REACH, prévoyant l’enregistrement et l’évaluation de toutes substances chimiques mises sur le marché, ne s’appliquait absolument pas aux nanomatériaux, et ce tout simplement pour des raisons de seuil de production.
Répondre à cette distorsion entre les textes légaux européens et les progrès fulgurants dans le domaine de l’utilisation des nanotechnologies constitue, me semble-t-il, une priorité de notre action.
Dans ces conditions, je lance un appel solennel et demande au Gouvernement de bien vouloir appeler l’attention de la Commission européenne, afin que celle-ci formule des propositions communautaires concrètes pour encadrer la mise sur le marché de ces produits, une action en la matière n’étant envisageable qu’à cette échelle pour éviter toute distorsion de concurrence. Il y va, mes chers collègues, de notre responsabilité vis-à-vis des générations futures, et nous ne pourrons pas dire alors que nous ne savions pas !
D’autre part, on ne peut juger de l’opportunité du développement d’une nanotechnologie qu’à l’aune des finalités considérées comme « estimables » par la société. Nos concitoyens jugeront sans doute « estimable » de comprendre, de soigner, d’économiser des ressources rares ou de protéger l’environnement. À l’inverse, il y a fort à parier qu’ils considéreront comme suspecte la volonté de rester dans la compétition internationale ou d’augmenter le contrôle des individus. En l’occurrence, nous le voyons bien, tout dépendra de choix collectifs et « raisonnés », ce qui posera inévitablement la question de la gouvernance des nanotechnologies.
En définitive, mes chers collègues, je suis convaincu que nous devons non pas freiner la croissance de telles technologies, mais encadrer, les yeux grand ouverts, leur développement, dans le respect de la santé, de la sécurité des consommateurs et des libertés de nos concitoyens.