Intervention de Jacques Mahéas

Réunion du 31 mai 2010 à 15h00
Dialogue social dans la fonction publique — Discussion d'un projet de loi en procédure accélérée

Photo de Jacques MahéasJacques Mahéas :

Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, « tournant historique », « ampleur de la rénovation », « modernisation très profonde », « consensus sans précédent », « nouvelle ère de démocratie sociale » : à lire l’exposé des motifs du projet de loi initial, on pouvait s’attendre à découvrir un grand texte, de ceux qui sont votés à l’unanimité et dans un enthousiasme sans faille. Malheureusement, le Gouvernement l’a tellement truffé d’articles additionnels hors sujet que ce texte restera une belle occasion manquée…

À l’origine, l’intitulé du projet de loi était « Rénovation du dialogue social dans la fonction publique ». Il s’agissait de la première étape de la mise en œuvre des accords dits de Bercy, signés le 2 juin 2008 par six des huit organisations syndicales représentatives de la fonction publique de l’État, à savoir la CGT, la CFDT, la FSU, l’UNSA, Solidaires, la CFE-CGC : accords majoritaires, sans aucun doute !

À ce stade, sans souscrire totalement au dithyrambe de l’exposé des motifs, nous aurions pu trouver avec vous un terrain d’entente, même si nous sommes clairement opposés à la mise à mal du paritarisme, notamment dans la fonction publique territoriale, à propos de laquelle il ne saurait être question de museler les élus par une sorte de recentralisation. Notons que le relevé de conclusions des accords de Bercy n’évoquait rien d’autre que l’« évolution de la composition paritaire des instances », ce qui n’a évidemment rien à voir avec le contenu du présent projet de loi.

Le Conseil supérieur de la fonction publique territoriale, le CSFPT, ne s’y est d’ailleurs pas trompé. Lors de sa séance du 19 novembre 2008, il a très majoritairement rejeté l’avant-projet de loi, au motif que celui-ci organisait la fin programmée du paritarisme dans les comités techniques locaux et en son sein même.

De la signature des accords de Bercy, début juin 2008, au dépôt du projet de loi à l’Assemblée nationale, le 1er avril 2009, il aura tout de même fallu près d’un an. L’urgence ne semblait alors guère de mise. Le texte a ensuite attendu onze mois supplémentaires dans un tiroir à l’Assemblée nationale. Puis, soudain, il a fait l’objet d’un emballement extraordinaire, au sens strict du terme, c’est-à-dire hors de l’ordinaire.

Le 23 février dernier, une lettre rectificative ajoutait un titre II intitulé « Dispositions diverses relatives à la fonction publique ». Sous ce titre sibyllin, un seul article, mais aux conséquences très lourdes, puisqu’il conditionne le passage des infirmiers à la catégorie A, ce qui correspond à la reconnaissance légitime du niveau licence de leur diplôme, par le renoncement au départ à la retraite à 55 ans. Pour les personnels en fonction, un droit d’option valide seulement six mois est prévu pour choisir entre l’accession à la catégorie A, avec revalorisation, ou le maintien en catégorie active, avec départ à la retraite à 55 ans, sans même qu’un régime transitoire soit aménagé, comme cela avait été le cas pour les instituteurs.

Les infirmiers anesthésistes seraient les plus lésés par votre réforme : en effet, ils perdraient le bénéfice du classement en catégorie active, alors que, ayant fait cinq ans d’études, ils relèvent déjà de la catégorie A. Cela explique que 95 % d'entre eux aient fait grève le 18 mai dernier et qu’ils aient été 2 500 à signifier leur désespoir par le blocage, tristement spectaculaire, de la gare Montparnasse.

Mais pourquoi imposer ce troc scandaleux aux infirmiers, alors que le Président de la République a annoncé, lors du sommet social du 15 février dernier, ne pas vouloir passer en force sur la question des retraites ? « Nous prendrons tout le temps nécessaire pour dialoguer pour que les positions de chacun soient parfaitement comprises, pour que les Français soient clairement informés des enjeux et des solutions. » Tels étaient ses propres mots !

« Dialoguer », c'est bien le verbe qu’il a employé ! Pourquoi confondre dialogue et monologue en traitant à part la situation des infirmiers, au lieu de l’intégrer à la réforme des retraites, dont l'examen est annoncé pour septembre ? Si votre culture du compromis se borne à un simulacre de consultations syndicales, que ne devons-nous craindre du débat sur les retraites !

En effet, au travers de cet article 30, vous escamotez au passage, par l'annulation de la majoration de durée d'assurance retraite d’un an tous les dix ans d’activité dont bénéficient jusqu’à présent les agents travaillant dans les services de soins, la question de la pénibilité, pourtant essentielle ! Vous parliez de l’espérance de vie, madame la ministre, or nous ne sommes pas du tout d’accord avec vos déclarations sur ce sujet à l’Assemblée nationale !

Dans un courrier daté du 2 mai 2007, Nicolas Sarkozy, alors candidat à la Présidence de la République, s'était adressé en ces termes aux infirmiers : « Je mesure la pénibilité croissante de vos conditions de travail, en ville comme à l'hôpital, de même que la contribution irremplaçable des infirmières et des infirmiers au bon fonctionnement de notre système de santé et à la permanence des soins. » Ces paroles semblent bien oubliées, au moment où vous organisez un véritable marché de dupes.

En effet, une fois la majoration de la durée d'assurance retraite supprimée, l'allongement du temps de cotisation conduira les infirmiers à partir à la retraite non pas à 60 ans, mais, auminimum, à 62 ans ! Le calcul est simple : ajoutez quarante et une annuités à trois années d’études après un baccalauréat obtenu à 18 ans, et l’on aboutit bien à 62 ans. Or, ne l’oublions pas, la pyramide des âges des infirmiers est très déséquilibrée. Ainsi, au 1er janvier 2009, 54 % des infirmiers des établissements publics de santé étaient âgés de 40 ans et plus, 28 % d’entre eux de 50 ans et plus ! Le nombre des départs à la retraite est en constante augmentation : un infirmier sur deux sera parti d'ici à 2015. Vous courez donc le risque de les encourager à demander dès maintenant à prendre leur retraite, quitte à poursuivre leur activité dans le privé.

De surcroît, selon l'étude d'impact présentée dans la lettre rectificative, les économies attendues pour la Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales seraient de 90 millions d’euros en 2011, de 184 millions d’euros en 2012 et de 439 millions d’euros en 2015. Dans la mesure où l'incidence financière de la réforme indiciaire et du classement des infirmiers en catégorie A serait de 100 millions d’euros en 2011 et de 200 millions d’euros en 2012, on peut conclure que l'abandon du critère de la pénibilité permettra de financer les retraites !

D’un point de vue formel, le recours à une lettre rectificative est suffisamment rare pour que cela n’indique pas l'importance qu’attache le Gouvernement à cet ajout totalement hors sujet par rapport au projet de loi originel. Cette importance fut encore soulignée, dès le lendemain, par la déclaration de la procédure accélérée.

En résumé, les accords de Bercy et leur traduction législative ont sommeillé près de deux ans, mais l'adjonction d'un seul article, déconnecté du texte autant que déplacé, a justifié un empressement des plus inédits. Comble de l’aberration, cet article superfétatoire vous place en flagrant délit d'entorse à votre propre texte ! En effet, celui-ci consacre le principe majoritaire, en subordonnant la validité d'un accord à la condition qu'il ait été signé par une ou plusieurs organisations syndicales représentant au moins 50 % des voix. Or la mesure concernant les infirmiers est issue d'un protocole qui n’a été signé dans son intégralité que par le seul Syndicat national des cadres hospitaliers, que l’on peut qualifier à bon droit d’ultra-minoritaire, puisqu’il n’a obtenu qu’à peine 1 % des voix. Les organisations syndicales ont d'ailleurs boycotté la réunion du Conseil supérieur de la fonction publique hospitalière du 12 février 2010, convoquée en urgence avec pour seul point inscrit à l'ordre du jour le futur article 30. C’est bien la preuve que tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes, comme tendraient à le faire croire les propos lénifiants de Mme la ministre !

Provocation et flagrant délit sont à nouveau de mise avec d’autres ajouts, introduits cette fois par le biais d’amendements gouvernementaux apparus en séance à l'Assemblée nationale et relatifs à ce que vous appelez la « refondation salariale ». Le dépôt de tels amendements subreptices témoigne une fois de plus du respect dans lequel vous tenez le Parlement ! C’est surtout une belle illustration de votre conception du dialogue social, puisque l'intéressement collectif et le grade à accès fonctionnel ont été rejetés par les organisations syndicales ! Pourtant, lors de la présentation de l'agenda social de la fonction publique, le 26 mars dernier, vous leur aviez précisé que vous n’accepteriez aucun amendement allant à l'encontre de l'esprit des accords de Bercy. Or, les nouveaux articles 30 bis à 30 quinquies font suite à des discussions engagées en mai 2009 avec les quatre syndicats signataires du relevé de conclusions salariales du 21 février 2008 : l'UNSA, la CGC, la CFTC et la CFDT.

En ce même mois de mai 2009, le député Michel Diefenbacher a présenté au Premier ministre un rapport sur l'intéressement collectif dans la fonction publique. Ce travail a débouché sur un projet d'accord-cadre, que vous avez présenté, monsieur le secrétaire d’État, le 12 mars dernier. Mais vous avez dû mettre un terme aux négociations, car aucun consensus n’a pu se dégager, y compris avec les organisations syndicales favorables au principe de l'intéressement collectif. Le projet n'a donc jamais fait l'objet d'un accord !

Pourtant, les dispositifs rejetés par les partenaires sociaux réapparaissent au détour d'amendements qui s’apparentent à des cavaliers législatifs, sinon au cheval de Troie !

Je persiste à penser que la valeur du point d'indice doit demeurer la composante centrale de la rémunération des agents. En commission des lois, vous nous avez annoncé, monsieur le secrétaire d'État, l'ouverture de discussions sur le point d'indice au début de juillet. Dont acte ! J’espère que vous montrerez plus de compréhension et d'ouverture au dialogue que vos prédécesseurs.

En attendant, vous ne faites que multiplier les mesures particulières, au détriment de la base indiciaire des salaires. Pourtant, vous le savez, ces dispositifs ne sont pas compris dans le calcul des pensions de retraite.

En juin 2008, suite à un accord minoritaire – déjà ! –vous avez instauré la garantie individuelle de pouvoir d'achat, la GIPA. En réalité, cette pseudo-panacée ne permet que de mesurer la perte liée à une revalorisation trop faible du point d'indice. Aujourd'hui, intéressement collectif ou prime de fonctions et de résultats sont de nouveaux avatars de la rémunération au mérite, réponse managériale inadaptée au service public.

Cette culture de la concurrence et de la rentabilité est contestable en ce qu'elle crée des tensions et du stress. À l'heure où des suicides survenus dans des entreprises renommées ont révélé le drame que pouvait constituer une pression excessive au travail, pourquoi copier les méthodes parfois abusives du management privé ?

Le service public ne se réduit pas à des données quantifiables. Il ne repose pas sur la performance individuelle de ses agents, mais sur le sens que ceux-ci donnent à leurs missions. On aboutit sinon à des absurdités, en concluant par exemple qu’une infirmière n’est pas performante parce qu’elle a passé du temps au chevet d'un malade. La politique du chiffre conduit immanquablement à des dérives : c’est un constat tiré de l’expérience. Ainsi, nous l'avons tous observé et déploré, le nombre des gardes à vue a augmenté de manière exponentielle depuis qu'il est devenu un critère d'évaluation de l'efficacité des services de police et de gendarmerie.

Vous affirmez, monsieur le secrétaire d'État, qu’il est possible de définir des « indicateurs de résultats » et que la qualité du service rendu au public par les agents peut se mesurer à la durée du temps d’attente aux guichets. Mauvais exemple s’il en fut, car le manque de personnel dans certaines administrations anéantit tout effort individuel. Que peut faire l'employé du service des étrangers de la préfecture de Bobigny, confronté chaque matin à une longue file de centaines de résidents étrangers attendant depuis des heures dans des conditions indignes et inhumaines ? Quels que soient sa bonne volonté et son dynamisme, il ne peut pas pallier à lui seul les carences induites par une politique de suppression de postes de fonctionnaires. Autrement dit, il sera très délicat, pour ne pas dire impossible, d'établir des indicateurs pertinents et incontestables. Et que l’on ne me parle pas d'enquêtes de satisfaction auprès des usagers ! Pardonnez-moi cet humour un peu facile, mais, à en juger par les derniers résultats issus des urnes, vous risqueriez de fortes déconvenues si vous tâchiez de mesurer l'efficacité gouvernementale au moyen d’un quelconque système de sondages ! Gare à vos primes, mesdames et messieurs les membres du Gouvernement !

Concernant le chapitre salarial, j’évoquerai encore le grade à accès fonctionnel, introduit dans ce texte malgré l'échec des négociations menées avec les syndicats à la fin du mois de mars dernier. Ce grade supplémentaire, réservé aux cadres occupant de hautes responsabilités depuis huit à dix ans, ne devrait concerner que quelque 8 000 personnes, sur un effectif total de 1, 2 million agents de catégorie A dans la fonction publique de l'État. Alors qu'il conviendrait d'opérer une refonte globale de la grille, afin d'assurer des déroulements de carrière motivants, vous choisissez de privilégier une petite minorité de fonctionnaires.

À force d'insérer des articles additionnels abusifs, vous avez totalement dénaturé l'économie générale du projet de loi. D’un texte pour l'essentiel acceptable initialement, comportant même des avancées, on a fait un ensemble mal rabouté, où la volonté affichée de promouvoir le dialogue social est démentie par des passages en force sur la retraite des infirmiers ou le salaire au mérite. Et dire que vous avez osé, monsieur le secrétaire d'État, nous affirmer en commission des lois que ce texte « préfigure l'avenir des discussions dans la fonction publique » ! Que nous promettez-vous ainsi, si ce n’est un simulacre de consultation des syndicats, pour mieux les ignorer ? Cette attitude est d'autant plus choquante qu’elle s’inscrit dans un contexte où la fonction publique est depuis trop longtemps malmenée.

Le 2 mars dernier, à l’occasion d’un déplacement à Laon, où il a évoqué l'avenir de la fonction publique, Nicolas Sarkozy a pourtant encensé les fonctionnaires, leur recommandant d'être « fiers ». Permettez-moi de citer ses propos lénifiants : « On ne parle pas bien des fonctionnaires. On ne respecte pas assez vos compétences. On ignore les difficultés qui sont les vôtres. » Mais qui est ce « on » ? Qui maltraite les fonctionnaires, au travers d’une politique délibérément hostile ? Le Gouvernement fait sans cesse montre d'une attitude de défiance à leur égard. Tout se passe comme si, a priori, la dépense publique était forcément mauvaise, les fonctionnaires forcément trop nombreux et la fonction publique forcément inefficace : d'où la trop fameuse RGPP, que j'appelle volontiers réduction – ou régression – générale des politiques publiques. En effet, sous prétexte de moderniser, elle fait disparaître des pans entiers du service public.

Cette tendance est particulièrement sensible concernant les effectifs, régis en fonction de votre seule politique de non-remplacement d'un fonctionnaire partant à la retraite sur deux : 100 000 postes auront ainsi été supprimés entre 2007 et 2010, et 100 000 autres le seront au cours des trois prochaines années. Quel acharnement, alors que le nombre de départs à la retraite commence à diminuer ! On annonce 34 000 suppressions de postes pour 2011 : à moins qu’il ne soit arbitraire, ce chiffre s’avère désormais surévalué et devrait, selon votre propre dogme, être revu à la baisse.

Par ailleurs, j'aimerais faire un sort à votre affirmation selon laquelle la fonction publique territoriale embauche trop. Faut-il vous rappeler que, selon la Cour des comptes, l'État a transféré depuis 2004 quelque 128 000 emplois aux collectivités territoriales ? La mise en œuvre de vos politiques induit automatiquement des créations d'emplois, en premier lieu par la création de services de gestion des personnels transférés ! Je pourrais également citer les cas des personnels des crèches, des agences postales communales ou des maisons départementales des personnes handicapées…

De façon plus insidieuse, les collectivités territoriales sont amenées à embaucher pour pallier les carences de l'État. J’évoquerai, à titre d’exemple, l'accueil à l’école des enfants de deux à trois ans.

Bien que la loi d’orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989 précise que l’accueil précoce à l’école maternelle est une priorité dans les secteurs présentant un environnement social défavorisé, l’éducation nationale ne remplit plus son office. Dans la ville de Seine-Saint-Denis dont je suis maire, trois cents familles attendaient une solution. Il a fallu créer des crèches. Or une crèche de soixante berceaux représente vingt-cinq emplois. Vous aurez beau jeu, ensuite, de me les reprocher !

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