Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, à quelques jours des élections européennes, l’ordre du jour du Sénat nous appelle à débattre, sur l’initiative de notre collègue Richard Yung, de l’avenir de la politique sociale de l’Union.
Effectivement, il n’aura échappé à personne qu’autour de la dimension sociale de la construction européenne s’ancrent les attentes des peuples, ce qui fait donc de cette question un enjeu électoral majeur en cette période.
À ce titre, l’annonce récente par le président de la Commission d’un plan de relance sociale de 19 milliards d’euros confirme l’importance du sujet. Il est juste regrettable que cet acte, qui se voudrait emblématique, se résume au déblocage de crédits déjà programmés. Il s’agit donc là d’un geste purement médiatique.
De même, l’ensemble des candidats au Parlement européen revendique aujourd’hui avec force l’approfondissement de l’Europe sociale, fustige les dérives de la Commission et appelle à moraliser le capitalisme financier. On en oublierait parfois que beaucoup d’entre eux sont responsables de la construction de ce modèle européen ultralibéral.
En effet, cet apparent consensus cache bien évidemment des desseins très différents. Le leitmotiv de l’Europe sociale ne cesse d’être repris et énoncé comme une formule magique. Avant la prise de fonction de la présidence française de l’Union, le Premier ministre affirmait déjà la volonté du Président Sarkozy de faire de l’Europe sociale sa priorité politique.
Or, évidemment, il n’en a rien été : bien au contraire, alors que cette présidence a été bouleversée par la crise, aveu même de l’échec des politiques mises en œuvre par les institutions européennes, il n’a été à aucun moment question d’une quelconque remise en cause des dogmes libéraux.
Ainsi, les réponses à la crise se sont bornées au sauvetage du système bancaire et financier à grand renfort de dizaines de milliards d’euros, mais sans réelles contreparties, comme en témoigne la faiblesse du paquet de directives proposé pour une régulation des marchés financiers.
En revanche, pour ce qui concerne les garanties sociales, le Conseil européen n’a eu de cesse d’estimer qu’il s’agissait principalement d’une compétence des États membres.
Ainsi, alors qu’un Conseil européen extraordinaire sur les questions de l’emploi devait se tenir le 7 mai dernier, celui- ci s’est transformé en troïka pour la simple raison, affirmée et assumée par le Conseil européen, qu’il ne faudrait pas, à quelques semaines des élections européennes, laisser penser que l’Union serait compétente pour répondre à la crise sociale ! Cela illustre bien le manque d’ambition sociale de la Commission et du Conseil.
Si chacun appelle de ses vœux la mise en chantier de l’Europe sociale, celle-ci se réduit donc souvent à un simple mythe. En effet, après avoir pointé cette exigence comme une priorité politique, un autre consensus se dégage immédiatement. Il a trait, précisément, à l’impossibilité de mettre en œuvre une véritable Europe sociale.
Cette impossibilité est d’ailleurs relayée par le présent rapport qui en expose les deux raisons principales : d’abord, la difficulté d’obtenir un compromis satisfaisant des Vingt-Sept sur ces questions ; ensuite, le fameux principe de subsidiarité dans le domaine des compétences partagées.
En effet, le principe de subsidiarité a le plus souvent conduit l’Union soit à ne prendre les questions sociales que sous l’angle de la lutte contre les discriminations, soit à l’adoption de « soft law », c’est-à-dire de l’usage d’un droit non contraignant.
Pourtant, et contradictoirement, lorsque l’Union a souhaité imposer des mesures libérales et légiférer pour augmenter la durée légale du travail à 65 heures ou pour adopter le fameux principe du pays d’origine, elle s’est estimée compétente ! Il y a donc une ambiguïté coupable dans la faculté de l’Union à se décréter compétente ou non concernant ces domaines.
Au final, sur les questions sociales, les institutions européennes ont mis en place, au fil des années, tout un arsenal législatif visant à la mise en concurrence des travailleurs, des entreprises et des territoires. Ces pratiques ont conduit à la généralisation du dumping social, environnemental et fiscal puisque la compétitivité se fonde essentiellement sur la baisse des coûts salariaux.
Il est vrai, hélas, que l’Europe n’apparaît pas comme un outil de progrès social et que les citoyens en appellent à leur État afin de les protéger contre le dogme de la « concurrence libre et non faussée ».
À ce titre, si beaucoup d’entre vous, en cette période de campagne électorale, évoquent le refus par le peuple français du projet de Constitution européenne comme l’exigence d’une Europe sociale et le refus de l’ultralibéralisme, permettez-moi de vous rappeler que vous ne teniez pas le même discours quand il a fallu, le 4 février 2008, accepter en Congrès la ratification du traité de Lisbonne, simple avatar de feu la Constitution européenne ! Seuls les groupes communistes ont rejeté ce texte pour respecter le vote des Français.
Comment est-il possible de se targuer d’avoir compris les aspirations du peuple français, tout en continuant de penser que les Français se sont trompés en refusant l’application de ce traité, comme les Néerlandais et, plus récemment, d’une certaine façon, les Irlandais ? Il faut un minimum de sincérité dans nos débats !
Sur le fond, en effet, comment pouvez-vous juger que le traité de Lisbonne représente une avancée dans la construction de l’Europe sociale ? Au-delà des évolutions institutionnelles positives comme l’élargissement des domaines soumis au principe de codécision, le projet sous-tendu par ce traité reste manifestement antisocial !
La banque centrale reste indépendante, le pacte de stabilité demeure le socle de toute action publique, la libre circulation des capitaux est réaffirmée à l’article 26 du traité.
Comment envisager un quelconque développement des politiques sociales en dehors d’une réforme globale des politiques de l’Union qui ont conduit, sous prétexte de mise en œuvre de la fameuse notion de service d’intérêt général, à remettre en cause les services publics ?
Comment estimer possible, dans ce cadre, le développement des services publics puisque toute aide d’État reste proscrite par l’article 107 du traité ?
Au final, comme l’indique l’article 119, « l’action des États membres et de l’Union comporte l’instauration d’une politique économique conduite conformément au respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre ».
La messe est dite, et ce traité ne permet donc aucun progrès vers l’Europe sociale.
Dès lors, nous ne pensons pas que l’« harmonisation sociale rime avec l’Europe libérale ».
Nous ne pensons pas davantage que, comme il est prétendu dans le rapport, « une politique sociale soit un facteur de progrès, favorisant à moyen terme des gains significatifs de productivité ». Cette conception de l’utilité sociale n’est pas la nôtre. La raison d’être de l’Union n’est pas simplement économique ; elle correspond avant tout à un modèle de développement solidaire des peuples européens.
La question fondamentale est en effet là : l’Europe doit être utile pour ses peuples. Or, aujourd’hui, non seulement elle n’offre pas la garantie d’accès aux droits fondamentaux, mais, pis, elle se juge profondément incompétente pour mettre en œuvre une politique industrielle, pour agir contre les délocalisations, pour définir une politique sociale en vue d’harmoniser les conditions de travail des Européens.
Le rapport de notre collègue évoque également un renforcement du dialogue social permis par les institutions européennes, mais le cadre même des discussions est entaché par les politiques économiques menées.
La Cour de justice des Communautés européennes, notamment, considère que l’exercice du droit de grève est contraire à la liberté économique des entreprises !
On voit donc, une nouvelle fois, que la primauté du marché prévaut sur toute autre considération.
Certains nous diront qu’Europe sociale et Europe libérale ne sont pas antinomiques, et que nous pourrions même poser les bases d’une Europe sociale libérale, promesse d’une Europe de progrès et de liberté...
Au contraire, nous estimons que le nouveau document définissant la politique économique de l’Union tourne le dos à l’idée même de l’Europe sociale en préconisant la modernisation du marché du travail par la « flexisécurité » ainsi que la soumission de l’éducation aux besoins du marché du travail.
En effet, dans ce nouveau modèle social européen, il ne peut être trouvé de réponse aux besoins collectifs en dehors de l’institution d’un grand marché commun, soumis aux règles de la concurrence. Dans ce modèle, les services publics ne sont plus des outils de progrès garantissant à tous l’accès à des droits dits fondamentaux, mais doivent être simplement réservés aux plus démunis. Les autres citoyens, devenus des clients, peuvent disposer d’un service fourni par des opérateurs privés.
C’est donc le glissement d’une conception assurantielle à une conception « assistantielle ». Or nous estimons que le développement des services publics ne sert pas à corriger les dysfonctionnements du système libéral, qui est une machine à exclure, mais constitue bien au contraire un modèle de société de progrès.
Pour toutes ces raisons, nous militons pour un changement radical d’orientation des politiques européennes et, dans cette perspective, préconisons la mise en chantier d’un nouveau traité européen fondateur, dont les maîtres mots ne seraient pas « concurrence libre et non faussée », mais coopération et harmonisation sociale et fiscale.
Ainsi, nous proposons de troquer cette Europe des marchés, qui a lourdement failli, contre une Europe des peuples, qui reste à construire.
Nous proposons également, au-delà de la nécessaire mobilité des travailleurs, que prône le rapport, d’aller encore plus loin pour permettre cette Europe sociale.
En effet, nous demandons qu’à l’échelle européenne tous les instruments disponibles soient mis prioritairement au service de l’emploi, de sa qualité et de sa sécurisation, de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, ainsi que de l’éradication de la précarité.
La promotion des capacités humaines par la formation, l’éducation, la santé, la culture, la recherche, le logement, des salaires décents, des conditions de travail humaines et des retraites dignes, doit devenir un objectif fondamental de l’Union.
Un autre type de production doit être impulsé, alliant développement humain, social et écologique, ce qui implique notamment la mise en œuvre des fonctions d’anticipation, de prévision et de programmation de la puissance publique.
Cela suppose de nouveaux pouvoirs d’intervention pour les citoyens à l’échelon européen, comme pour les salariés dans l’entreprise.
Cela suppose également, surtout dans la phase actuelle, la maîtrise du crédit pour orienter la gestion des entreprises dans le sens de ces nouvelles priorités.
Nous devons donc nous orienter vers une maîtrise publique du système bancaire pour parvenir à une politique européenne coordonnée en matière monétaire, qui mette au centre de la construction européenne une stratégie de l’emploi et de lutte contre le chômage.
À cette fin, les missions de la BCE doivent être transformées de manière que celle-ci soit mise au service des populations et soumise à un contrôle démocratique.
Face à la crise, il faut mettre en place, au niveau européen un vrai « bouclier social », permettant notamment de s’opposer aux plans de licenciements et aux délocalisations, mais aussi d’augmenter les salaires, les minima sociaux et les pensions.
Il faut donc, sans tarder, engager une harmonisation sociale par le haut, remettre en cause le dogme du libre-échange, développer des services publics européens; soutenir une politique industrielle respectueuse de l’environnement et créatrice d’emplois de qualité.
On se doit aussi d’œuvrer à une large redistribution des richesses, au moyen, notamment, de nouveaux dispositifs fiscaux.
Voilà les propositions ambitieuses que les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen et des sénateurs du parti de gauche formulent pour une réorientation de l’Europe sociale vers la satisfaction des besoins et la garantie des droits fondamentaux des peuples européens.