Madame la présidente, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, à la veille d’élections européennes dont le monde politique parle aujourd'hui beaucoup, bien qu’elles semblent n’intéresser que fort peu nos compatriotes – les sondages sont là, qui augurent un taux d’abstention record –, le débat qui nous est proposé sur l’initiative de notre éminent collègue Richard Yung est de la première importance.
On ne peut que se réjouir que notre Haute Assemblée s’interroge sur l’avenir de la politique sociale européenne, qui plus est à l’heure où la crise économique frappe de plein fouet nos pays.
Dans le contexte actuel, tout nous incite à penser que, sans volet social véritable, il n’y aura pas d’Europe lisible pour les peuples qui la composent.
Le groupe du RDSE partage, à l’évidence, cette façon de voir et fait pleinement sienne l’idée selon laquelle il ne peut y avoir de construction européenne sans une politique sociale forte, respectueuse de la liberté d’entreprendre, certes, mais exigeant aussi des États européens qu’ils soient, comme ils en ont le pouvoir et devoir, les garants absolus de la cohésion sociale et de la solidarité nationale.
L’intervention de l’Union européenne en matière sociale fait l’objet d’une forte attente des citoyens européens, en particulier des citoyens français, attachés qu’ils sont aux dispositions sociales dont ils bénéficient et qui sont jugées parmi les plus favorables. Je pense en particulier à l’assurance maladie, aux retraites garanties par l’État, à l’indemnisation du chômage, à la santé : autant de domaines protecteurs que nous envient beaucoup de nos partenaires européens.
Conjuguée à une situation économique assez favorable lors des premières années d’existence de la Communauté économique européenne, époque des « Trente Glorieuses », où le Vieux continent connaissait une croissance à deux chiffres, la diversité des traditions sociales des États membres a fait que l’Europe, à ses débuts, a manifesté une certaine timidité en matière sociale. En témoigne le traité de Rome, qui n’avait prévu de mesures contraignantes qu’en matière d’égalité des sexes.
Si l’Acte unique européen de 1986 introduisait quelques mesures destinées à protéger les travailleurs, la charte des droits sociaux fondamentaux, dite « charte sociale », promulguée quatre ans plus tard, fut un peu plus explicite, de même que le protocole social annexé au traité de Maastricht en 1992.
Cinq ans plus tard, le traité d’Amsterdam a enfin consacré l’emploi comme question d’intérêt communautaire et proclamé comme objectif la lutte contre les exclusions, tandis que la stratégie de Lisbonne, en 2000, visait à la réalisation du plein-emploi à l’horizon 2010.
Nous mesurons combien cette perspective s’est aujourd'hui éloignée pour l’Europe : sous l’effet de la crise, le nombre de chômeurs semble aller galopant tandis que le ralentissement économique ne peut manquer de nous conduire tous, tous pays d’Europe confondus, de la perplexité à l’inquiétude.
Ce constat étant dressé, il convient de se demander de quels outils l’Europe dispose pour répondre aux grands enjeux de notre xxie siècle, un xxie siècle où toutes les lignes sociales se déplacent, clairement soumises au phénomène de la mondialisation et à ses retombées tantôt bénéfiques, tantôt maléfiques : mutations économiques, nouvelles formes prises par le travail et, en négatif, par le chômage ; mutations sociales, avec le problème – mais en est-ce un ? – de l’allongement de la durée de vie et son cortège de risques, dépendance, isolement des personnes âgées, fracture intergénérationnelle ; émergence de nouvelles valeurs éthiques modifiant notre cadre de vie, qu’il s’agisse de la famille, de la bioéthique, de l’intrusion informatique, laquelle soulève parallèlement la question de l’inclusion de populations ou, à l’opposé, celle des risques de rupture du principe du respect du droit à la vie privée.
Je pourrais allonger la liste de ces nouveaux défis qui montrent combien il est impératif que l’Europe ait, sur toutes ces problématiques, des outils bien préparés.
Il existe, en tout premier lieu, la consultation systématique des partenaires sociaux avant de présenter des propositions dans le domaine social, comme le prévoit le protocole sur la politique sociale annexé au traité de Maastricht, ainsi que la possibilité de négociation d’un accord par ces mêmes partenaires avant qu’interviennent les propositions de la Commission.
Viennent les instruments financiers : 11 milliards d’euros consacrés au domaine de l’emploi et des affaires sociales, soit 8, 3 % des crédits, ce qui représente un montant d’intervention bien modeste si on le compare aux 56 milliards d’euros alloués, à bon droit, à l’agriculture.
Il faut néanmoins ajouter à ce montant les fonds de la politique de cohésion, soit 307 milliards d’euros pour la période 2007-2013, issus du fonds européen de développement régional, du fonds social européen et du fonds de cohésion.
Ces deux premiers instruments sont complétés par le programme PROGRESS, programme communautaire destiné à financer la promotion des actions de formation et le retour à l’emploi – soit 657 millions d’euros pour la période 2007-2013 –, et par le fonds européen d’ajustement à mondialisation, qui dispose de 500 millions d’euros pour la même période et soutient les travailleurs venant à perdre leur emploi au sein de secteurs économiques bouleversés par la modification des structures du commerce mondial résultant de la mondialisation.
Si j’ai voulu citer ces chiffres, c’est pour bien montrer que la politique sociale de l’Europe ne se réduit pas au néant dénoncé ici ou là.
Il n’en demeure pas moins que cette politique est encore insuffisante et que ses effets, localement et ponctuellement, sont bien mal appréciés.
Les quelques échecs récents sur la directive « temps de travail », sur la portabilité des pensions ou encore sur les règles relatives au congé de maternité sont là pour illustrer les difficultés rencontrées par l’Union européenne pour intervenir dans le domaine social.
Le principe de subsidiarité, introduit dans le traité de Maastricht, est souvent montré du doigt – l’exemple des Länder allemands est, en ce sens, révélateur –, mais il ne constitue pas le seul frein à l’Europe sociale que nous appelons de nos vœux et qui peine à se mettre en place : s’y ajoutent les antagonismes croissants entre États membres sur les contours de cette même Europe sociale. Il faut voir là les effets de cultures politiques différentes selon qu’on appartient à l’Europe du Nord ou du Sud, à l’Europe anglo-saxonne ou méditerranéenne, cette dernière étant celle qui comporte le plus grand nombre d’États véritablement favorables à une harmonisation sociale plus poussée.
Les élargissements de 2004 et de 2007, enfin, ne sont pas, eux non plus, sans conséquences sur l’action européenne en matière sociale, l’arrivée massive de nouveaux États risquant de se traduire par du dumping social à l’intérieur même de l’Union.
Cela explique pourquoi il est aujourd'hui très difficile de réunir un vote du Conseil à la majorité qualifiée sur les questions sociales, ce qui, du reste, conduit régulièrement la Cour de justice des Communautés européennes à intervenir pour pallier l’insécurité juridique née de l’absence de législation ou de disposition précise.
Malgré les préjugés de certains, en particulier les thuriféraires les plus acharnés du libéralisme absolu, l’Europe a besoin qu’on se préoccupe plus que jamais du social. Serait-il en effet concevable qu’aujourd'hui, alors que sévit la crise économique et sociale, on se préoccupât moins de ce domaine qu’en période plus prospère ?
N’est-il pas nécessaire que notre Europe réunisse toutes ses forces pour éliminer la pauvreté et la précarité, qui prennent aujourd'hui des visages si divers et restent trop souvent, par fierté, dissimulées ? Ne vaut-il pas mieux coordonner et harmoniser les législations sociales dans un pacte de convergence sociale ? N’avons-nous pas des devoirs à l’égard des personnes qui sont victimes des embûches de notre situation actuelle ? Ne nous faut-il pas, partout dans l’Union, préserver les droits familiaux, assurer un emploi aux travailleurs seniors, garantir le minimum vital aux personnes retraitées, harmoniser les retraites ?
Tous ces chantiers exigent, madame la secrétaire d'État, volontarisme et détermination.
Comment ne pas évoquer la politique européenne en matière de santé ? Au mois de mars 2002, le Conseil européen de Barcelone a adopté trois principes fondamentaux pour la réforme du système de santé : l’accessibilité pour tous, une haute qualité de soins, une viabilité financière à long terme ; trois principes qui faisaient de la politique de santé en France un modèle.
Au moment où la Haute Assemblée examine le projet de loi « hôpital, patients, santé, territoires », comment ne pas former le vœu que ces trois principes soient bien ceux qui président à la mise au point de ce texte et qu’on y trouve inscrit en lettres d’or qu’il n’est pas de plus haute valeur que le respect de la dignité humaine ?