Monsieur le garde des sceaux, la majorité soutenant le gouvernement que vous représentez ici a voté à l'Assemblée nationale la prolongation de l'état d'urgence, c'est-à-dire l'instauration de trois mois de régime d'exception, et vous pouvez, sans aucun doute, compter aussi sur l'appui de la majorité sénatoriale. Cela n'implique pas, d'ailleurs, le mépris de ceux qui ne sont pas d'accord avec vous...
Marché conclu, en quelque sorte : Gouvernement et Parlement sont d'accord pour une « martiale attitude ». Pourtant, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, vous qui êtes les élus des départements et des communes, n'avez-vous pas le sentiment d'être quelque peu floués ? N'êtes-vous pas frustrés d'un débat qui ait du sens sur les raisons des graves événements que nous venons de connaître, sur les raisons de la violence exprimée ou latente et sur les réponses de fond à apporter ?
Monsieur le garde des sceaux, le premier motif d'irrecevabilité de ce projet de loi est politique.
Depuis dix-neuf jours, notre pays connaît une explosion qui concerne des villes et des quartiers populaires. Rien ne saurait justifier les actes commis par une minorité de jeunes : destruction de voitures, de biens privés et publics, atteintes aux personnes, quelles qu'elles soient. Ces violences sont autodestructrices, car elles nuisent essentiellement à ceux dont elles dénoncent l'exclusion, « les voisins ».
En effet, malgré les exhortations du maire « boutefeu » du Raincy, qui les incitait à casser dans le XVIe arrondissement ou à Neuilly-sur-Seine, les adolescents en cause s'en prennent à leur propre univers. Les populations des villes et des quartiers qui subissent ces violences sont exaspérées. Toutefois, écoutons-les bien : elles veulent légitimement le retour au calme, mais elles parlent aussi de souffrances, car nul ne peut nier que cette violence est l'expression exacerbée d'un malaise profond des cités, de certaines catégories de la population.
Ne nous y trompons pas, c'est un malaise profond d'une société en crise où, d'un côté, les riches sont de plus en plus riches et, de l'autre, les pauvres de plus en plus pauvres. Qui plus est, ces derniers sont, pour nombre d'entre eux, stigmatisés, discriminés, rejetés, relégués.
Le Président de la République, qui, au bout de quinze jours, s'est adressé aux Français, a su en quelque sorte qualifier le mal : c'est bien d'une crise de sens, d'une crise de repères, d'une crise d'identité qu'il s'agit, mais en partie seulement car la réalité des quartiers pauvres, c'est 40 % des jeunes de dix-huit ans à vingt-cinq ans au chômage, l'échec scolaire, le manque d'équipements, de services publics, de transports. C'est une sorte de retour en boomerang de la fracture sociale que le même Président de la République avait décelée en 1995.
Effectivement, il y a urgence à s'interroger sur les politiques menées depuis trente ans, dont les conséquences se sont, il faut bien le dire, singulièrement aggravées ces trois dernières années puisque tous les moyens d'aide sociale, d'encadrement civique et éducatif, qu'ils soient publics ou associatifs, sont en régression, puisque le pouvoir d'achat des catégories modestes recule, puisque la cohésion sociale se délite, puisque, de l'aveu même du ministre de l'intérieur, les délinquants sont légion alors que, en 2002, le Gouvernement et la majorité qui le soutient avaient fait de la sécurité « la priorité des priorités ».
Oui, il y a urgence à changer d'orientation ; les réponses ne sont peut-être pas faciles à trouver, elles exigent, en tout état de cause, une réévaluation de l'utilisation de l'argent public et, dans l'immédiat, une révision du projet de budget pour 2006. Est-ce là-dessus que vous êtes consultés aujourd'hui, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs ? Non !
Ce projet de loi est irrecevable pour une deuxième raison.
Les politiques ont failli. Certains plus que d'autres, et tout particulièrement ceux qui prônent la mise en oeuvre d'un libéralisme débridé, ceux qui s'opposent bec et ongles à la mixité sociale, à la présence de logements publics et sociaux dans leurs communes et départements. A travers eux, c'est la démocratie qui est en panne.
A la violence aveugle, il faut opposer et imposer écoute, dialogue, prise de responsabilité des populations dans ce qui se vit et se décide, localement et nationalement.
D'ailleurs, nombre de maires, d'élus, ont pris sur le terrain le parti du dialogue, du rassemblement des populations. Je veux tout particulièrement saluer, à cet instant, mes amis maires et élus communistes, qui ont contribué, par leur attitude, leur esprit de responsabilité, leur présence physique, leur sens du dialogue et du respect, à ce que le calme revienne. Ils ne sont pas seuls à avoir agi ainsi, mais ce sont ceux que je connais le mieux.
Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je crois sincèrement que la provocation et l'affrontement ne règlent rien.
Ne l'oublions pas, ce qui a mis le feu aux poudres, il y presque trois semaines, c'est la mort de deux jeunes. Ils s'appelaient Zyad et Bouna, c'étaient deux jeunes comme tant d'autres qui arpentent le RER ou le bitume et qui sont contrôlés, suspectés, arrêtés à tout bout de champ, discriminés dans la rue comme ils le sont quand ils ont du mal à l'école, quand ils cherchent un emploi, quand ils ont des diplômes.
Tous les jeunes des quartiers populaires ne se sont pas mis pour autant à tout casser à la suite de ce drame, mais beaucoup se sont sentis concernés, comme beaucoup se sentent concernés quand, de « là-haut », on ne voit que « racaille » et « voyous ».
Cela étant, la réponse au déni de démocratie, d'égalité, est-ce la loi d'exception ? Le Parlement a été dessaisi de son rôle quand il s'est agi de faire passer des mesures antisociales, le Gouvernement ayant choisi de procéder par voie d'ordonnances. Le Parlement est maintenant sommé d'approuver le recours aux dispositions d'une loi de 1955 qui, c'est le moins que l'on puisse dire, est en elle-même une provocation, d'une loi qui instituait le 3 avril 1955 un état d'urgence et en déclarait l'application en Algérie.
L'intitulé de ce texte montre d'emblée dans quel contexte historique ont été prises les mesures, aujourd'hui « exhumées », qu'il comporte : le 30 mars 1955, M. Jacques Genton, rapporteur du projet de loi à l'Assemblée nationale, justifiait la présentation de celui-ci par les « troubles » qui régnaient « dans certaines régions et départements algériens ».
Comment oublier que la dernière application de cette loi sur le territoire métropolitain remonte au 17 octobre 1961, journée qui fut marquée par la mort de plusieurs centaines de manifestants d'origine algérienne, jetés dans la Seine sous la houlette du sinistre Papon et du ministre Frey, ce que la République n'a toujours pas reconnu ?
En 1968, année qui vit une flambée de violence s'il en fut, vos prédécesseurs n'ont pas pris le risque d' « exhumer » la loi de 1955. Vis-à-vis des étudiants, c'était risqué ! Vis-à-vis des organisations de salariés, c'était suicidaire ! Que penser alors de son « exhumation » aujourd'hui, pour l'opposer aux jeunes de banlieue ?
La troisième raison de l'irrecevabilité de ce projet de loi tient à la disproportion entre ce que vous demandez au Parlement de voter, monsieur le garde des sceaux, à savoir l'instauration d'un régime d'exception pour trois mois, et le but à atteindre.
Certes, ce matin, M. le rapporteur nous a fait remarquer que ce n'était pas l'état de siège ! Toutefois, l'état d'urgence, ce n'est pas le couvre-feu pour les mineurs ! Instituer le couvre-feu pour les mineurs est possible, chacun le sait, pour protéger ces derniers. D'ailleurs, plusieurs villes, comme Le Raincy, où il ne se passe rien, ou Savigny-sur-Orge, l'ont décrété avant même l'entrée en vigueur de l'état d'urgence.
L'état d'urgence, c'est tout un arsenal de mesures attentatoires aux libertés publiques et individuelles ; c'est l'assignation à résidence, la fermeture provisoire des salles de spectacle, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature ; c'est l'interdiction des réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre ; c'est la possibilité, pour la police, de perquisitionner dans les domiciles jour et nuit. Sur ce dernier point, le contrôle judiciaire sera maintenu, le Conseil d'État s'étant exprimé en ce sens, mais cela ne figure pas dans le projet de loi.
En outre, M. de Villepin a cru bon de signifier que les dispositions de l'article 11 de la loi de 1955 attentatoires à la liberté de la presse ne seraient pas appliquées. Elles sont d'ailleurs exclues du champ du présent projet de loi. Ouf, les journaux ne seront pas censurés ! C'est là une différence avec l'application qui avait été faite de la loi en 1961.
En revanche, M. de Villepin n'a pas jugé utile d'exclure du champ du texte l'article 12 de la loi de 1955, qui permet à des tribunaux militaires autoconstitués de se saisir des crimes et délits relevant des cours d'assises. Il est vrai qu'il n'y a plus de tribunaux militaires ! Comment seront-ils remplacés ?
L'exclusion des mesures visant la presse et les médias met donc en évidence que les dispositions retenues sont bel et bien susceptibles d'être appliquées.
J'espère, monsieur le garde des sceaux, n'être que dans un cauchemar sécuritaire et me réveiller en constatant que mon pays n'est ni aux portes de la guerre civile ni en situation de conflit majeur, et que rien ne justifie l'état d'urgence !
Pourquoi adopter ce texte lourd, attentatoire aux libertés, alors que, de toute évidence, les circonstances exceptionnelles qui justifient, du point de vue de la jurisprudence administrative, le recours à l'état d'urgence ou à l'état de siège, ne sont pas réunies ?
Le projet de loi que vous nous avez soumis, est manifestement anticonstitutionnel.