Intervention de Robert Badinter

Réunion du 16 novembre 2005 à 15h00
Prorogation de l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 — Question préalable

Photo de Robert BadinterRobert Badinter :

... et qui pour nous tous, Républicains, est marqué par son origine, son caractère dramatique et l'étendue des pouvoirs d'exception qu'il prévoit. Et le fait qu'aux îles Sous-le-vent, bien loin de la métropole, un administrateur local ait jugé bon d'y recourir pour mettre un terme à un conflit avec des dockers ne peut en aucun cas constituer pour nous un précédent en la matière !

Je rappellerai simplement - mais cela me paraît nécessaire - que ce texte n'a été appliqué sur le territoire métropolitain qu'à deux reprises : après le « putsch des généraux », pour des raisons dont chacun se souvient, et lors des terribles événements d'octobre 1961.

Dans ce dernier cas, le ministre de l'intérieur et le préfet de police y avaient eu recours - je baisse la voix pour le dire, mais ce rappel n'est pas sans rapport avec la deuxième partie de mon propos - pour imposer le couvre-feu à des Français musulmans : les documents de l'époque sont formels ! On sait ce qu'il est advenu par la suite, et notamment les conséquences qu'allait entraîner, inévitablement, cette mesure discriminatoire.

Il nous faut regarder la réalité en face ! Que le conseil des ministres s'interroge, il y a douze ou quinze jours de cela, sur la mise en oeuvre de l'état d'urgence, je peux le concevoir. Mais demander aujourd'hui au Parlement l'autorisation de proroger la mise en oeuvre de ce texte pour trois mois, ce n'est en aucun cas nécessaire ! Non seulement le Gouvernement n'a nul besoin de recourir à ce dispositif, mais, ce faisant, il risque de créer une situation dont les conséquences seront totalement contraires à l'objectif recherché.

En effet, de quoi s'agit-il en définitive, sinon de réprimer des actes de délinquance dont certains, je le note, présentent un caractère criminel ?

En effet, quelle que soit l'émotion que l'on peut ressentir à la suite de la mort, dans une banlieue, de deux jeunes gens dans des conditions qui demeurent obscures, rien ne peut justifier que l'on brûle des voitures dans tous les parkings des environs.

Rien ne peut encore moins justifier que l'on arrête des autobus ou des cars sur la voie publique, que l'on en fasse descendre de force le conducteur, puis qu'après avoir expulsé les passagers on y mette le feu ! Il s'agit là d'actes qui relèvent du droit commun, et dont la qualification est d'ordre criminel.

Par ailleurs, je ne suis pas sûr qu'il soit bon d'utiliser systématiquement dans ces cas la procédure de la comparution immédiate. Je pense pour ma part que, dans ce domaine, il faut renvoyer les actes les plus graves, ceux qui peuvent être qualifiés d'actes criminels, devant un jury populaire, afin que la voix du peuple puisse s'exprimer dans de telles circonstances.

Oui, nous sommes ici en présence d'actes qui relèvent du droit commun. Par conséquent, nous disposons de tous les moyens juridiques, notamment grâce aux dispositions législatives que nous avons adoptées - y compris au cours trois dernières années -, pour faire face à cette situation.

Dans ces conditions, monsieur le garde des sceaux, vous ne devez pas recourir à un dispositif qui constitue à proprement parler une déclaration d'état de siège civil. Si vous le faites, vous en récolterez les fruits amers. C'est inutile et dangereux ! Ces actes relèvent du droit commun et nous ne sommes en présence ni - Dieu merci ! - d'un conflit entre communautés, ni d'une insurrection, comme c'était le cas à Alger à l'époque que j'évoquais tout à l'heure. Nous sommes en présence de la révolte de certains jeunes qui ont des conditions de vie difficiles mais qui, pour autant, n'ont pas le droit d'emprunter la voie de la délinquance et, moins encore, celle de la criminalité.

Mais il ne s'agit que de cela ! En tant que parlementaires, nous ne devons donc pas sur-dramatiser cette situation, alors même que, d'après ce que l'on vient de nous indiquer, l'ordre public est en passe d'être rétabli ! J'ai d'ailleurs appris à cette occasion, à ma grande stupéfaction, que cent ou deux cents véhicules étaient brûlés tous les jours en France : si c'est cela le triomphe de la lutte contre la délinquance, il est tout à fait relatif ! Mais je laisse cette considération de côté...

Pourquoi le recours à l'état d'urgence est-il dangereux ?

Le risque - et la grande tentation pour certains - consiste à présenter ces actes comme autant d'expressions d'une sorte d'« intifadades banlieues », ce qui revient à transformer d'un seul coup les auteurs de ces infractions en militants en rupture avec la République et confère à ce mouvement une dimension qu'il n'a pas.

Voilà ce que vous risquez d'engendrer en utilisant un texte dont la référence est l'état de siège civil ! Or cette tentation est forte, et elle est encouragée par certains. Les images présentées tous les soirs à la télévision sont d'ailleurs à cet égard pleines de périls.

L'heure n'est pas venue d'ajouter, en prorogeant l'état d'urgence, l'exaspération à la tension existante.

Il existe un deuxième risque, qui est lié au premier.

Vous ne pouvez pas échapper au contexte, si lourd de conséquences émotionnelles, dans lequel ce texte est apparu : la guerre d'Algérie.

Ce dispositif, y compris la disposition sur l'assignation à résidence dans des camps, a été utilisé à cette époque contre des Algériens. Or il se dit et se répète aujourd'hui que la République recourrait à nouveau à ce texte contre les petits-fils ou les fils de ces immigrés maghrébins ou africains, et que le Parlement prendrait contre eux, alors qu'aucune nécessité ne l'y oblige, les mesures que la République avait déjà mises en place contre les Algériens lors de cette période sombre et tragique de notre histoire !

Ne faisons pas cela. Ne permettons pas cet amalgame ! Ce dernier est erroné, je le conçois, mais il sera diffusé, exploité, et nous en subirons les conséquences, les « fruits amers ». Peu importe les commodités de ce texte : nous disposons de tant d'autres lois ! Ainsi, monsieur le garde des sceaux, vous savez aussi bien que moi que toutes ces infractions ont le caractère de flagrance. Or, dans ce cas, les perquisitions de nuit sont autorisées, et l'étendue des pouvoirs dont disposent les forces de police est considérable.

Pourquoi y ajouter cet effet d'affichage ? Afin de montrer votre fermeté ? Vous ne voyez donc pas vers quoi nous nous précipitons et que l'effet boomerang sera inévitable ?

J'ajouterai une troisième considération.

Nous ne vivons pas, mes chers collègues, dans un Hexagone séparé du reste du monde ! Nous vivons dans une société ouverte, la République française, qui appartient à l'Union européenne et qui est partie prenante au jeu mondial au sein duquel elle tient sa place, une place que nous devons maintenir avec fierté.

Avez-vous lu les commentaires d'une presse si encline, en tout cas dans certains pays, à nous accabler ? Avez-vous vu les images diffusées par certaines grandes chaînes de télévision mondiales. Ce n'était plus le « Paris brûle-t-il ? » hitlérien, mais « Paris brûle ». C'était de l'hyper-dramatisation à propos de l'état de siège. Dans les plus grands journaux internationaux, le recours à l'état d'urgence est décrit comme si nous étions en présence d'une nouvelle Commune révolutionnaire, mobilisée par des communautés hors d'elles, ce qui n'est évidemment pas le cas, quels que soient leurs problèmes et leurs souffrances.

Croyez-moi, aux yeux des membres de l'Union européenne et bien au-delà, dans toute l'Afrique et jusqu'en Asie où les Chinois disent que les biens des Chinois ne sont plus en sécurité, en prorogeant pour trois mois l'état d'urgence, vous accréditez la campagne qui est menée par ceux qui ne nous veulent pas de bien ou qui ont quelque rancune à l'égard de notre politique étrangère.

Quels avantages en tirez-vous ? Aucun. Vous affichez une posture de fermeté. Nous vous la reconnaissons et nous la demandons, car nous ne devons pas rester insensibles aux voitures qui brûlent. Quant aux actes criminels, ils doivent être jugés en cour d'assises. Mais ne confondez pas une crise et une émeute ou une révolte, je n'irai pas jusqu'à dire une révolution ; nous ne sommes pas devant la Commune, quoi qu'en disent certains journaux étrangers.

Votre texte est inutile. Si la situation s'aggravait, il suffirait d'une heure, deux heures au plus, pour que le conseil des ministres règle la question à nouveau pour douze jours. Mais en faisant voter ce texte maintenant, vous n'en tirerez que des effets contraires à ce que vous attendez.

Le risque pris est immense. Avant toute chose, il est nécessaire de ramener ces jeunes à nous, de les ramener à la République, notre bien et notre grandeur commune. Rien ne m'a plus frappé que d'entendre certains de ces jeunes gens dire qu'ils ont une carte d'identité française, mais qu'ils ne se sentent ni ne se considèrent comme français.

Ne faites rien qui puisse donner crédit à ceux qui viennent en eux alimenter ce rejet. Ne faites rien qui puisse laisser à penser que la communauté nationale, quand elle est en présence d'actes de délinquance ou de criminalité, utilise un texte à la résonance historique si forte, qui devrait s'appliquer seulement dans les moments les plus extrêmes et pour éviter les affrontements intercommunautaires.

Telle est la première des exigences pour la République. En ce moment, nous devons d'abord penser à rallier à nous les coeurs qui s'éloignent de la République, et non pas à braquer contre eux les procédures et lois d'exception.

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