Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, c'est pour moi un très grand honneur que d'être appelée à cette tribune pour vous présenter l'avis du Conseil économique et social sur le projet de loi de programme relatif à la gestion durable des matières et des déchets radioactifs, dont vous engagez aujourd'hui l'examen au Sénat.
Le Gouvernement avait saisi le Conseil économique et social de ce texte le 15 février dernier, en lui demandant de fournir un avis avant la fin du mois de mars. Nous nous sommes efforcés de relever ce défi sans rien obérer de la capacité d'information, de discussion et de réflexion en amont des projets, qui est l'apanage de notre institution. Il me revient, en tant que rapporteur, de vous commenter ce travail, qui est avant tout collectif.
Comme vous le savez, et en grande partie grâce aux travaux parlementaires menés continûment depuis plus de quinze ans, le projet de loi initial qui nous a été soumis avait déjà une histoire, ce qui a facilité la prise de connaissance du sujet, les auditions, puis l'élaboration, la discussion et le vote de l'avis du Conseil qui vous est aujourd'hui présenté.
J'ai eu l'honneur de rapporter cet avis devant l'Assemblée nationale le 6 avril dernier. Je remercie le rapporteur du Sénat, M. Henri Revol, de m'avoir invitée à m'exprimer, préalablement à cette séance solennelle, au cours d'une réunion avec les membres du groupe d'études de l'énergie de la commission des affaires économiques de la Haute Assemblée.
Sans reprendre tout le contenu détaillé de l'avis du Conseil, je tiens à en souligner ici les points essentiels, en signalant les changements déjà introduits par le Gouvernement et par les députés à l'occasion de la première lecture de ce texte à l'Assemblée nationale.
Le sujet, soigneusement encadré par la loi du 30 décembre 1991, dite « loi Bataille », est technique, complexe et sensible. Il a cependant été suivi de façon exemplaire, et, en mesurant le chemin parcouru depuis quinze ans, il nous semble évident que les mêmes principes doivent continuer à le guider : évaluation technique et scientifique, clarté et progressivité des travaux et des décisions, le tout sous un contrôle démocratique exceptionnel.
Premièrement, sur le plan technique et scientifique, comme cela vient d'être rappelé, le développement des études et recherches s'est poursuivi pendant quinze ans sur les trois axes de recherche fixés par la loi de 1991, à savoir la séparation-transmutation, le stockage en couche géologique profonde et l'entreposage, et a donné lieu à une évaluation régulière et contradictoire par nombre d'instances. À l'époque, ces trois axes avaient été retenus pour éviter de précipiter des choix qui auraient été prématurés et non suffisamment fondés. Le résultat est positif, le travail sur chacun des axes ayant avancé à son rythme et devant encore se prolonger.
Le Conseil économique et social a insisté sur la nécessité de poursuivre en parallèle les recherches et études sur ces trois axes de façon active et en s'appuyant sur les compétences acquises, même si le rôle de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, l'ANDRA, est étendu en vue d'une meilleure coordination des travaux.
En termes de programme, l'article 1er du projet de loi a été précisé par l'Assemblée nationale et met bien sur le même plan les différents axes de recherches et études, désormais qualifiés de « complémentaires » et non plus considérés comme alternatifs. En effet, aucun ne peut et ne doit être abandonné à ce stade ni n'a atteint l'ensemble des résultats utiles pour une optimisation du traitement des déchets radioactifs. Je ne détaillerai pas ce programme, dont l'essentiel est désormais bien connu, mais je reviendrai plus loin sur les observations que nous avons pu formuler sur des points sensibles.
La poursuite de la démarche d'évaluation engagée en 1991 sera renforcée par l'apport des sciences morales et politiques au sein de la Commission nationale d'évaluation et par la publication systématique de ses rapports. Cela participe du caractère exemplaire de ce processus, que soutient notre assemblée.
Deuxièmement, s'agissant de la clarté et de la progressivité des opérations, de tels sujets sont en effet complexes à gérer et nécessitent toute une série de dispositions législatives ou réglementaires en termes d'organisation et d'orientation. Le présent projet de loi en est la représentation : il découle de la volonté politique de traiter les questions non encore tranchées, au fur et à mesure que cela devient possible, par une démarche progressive, et de ne pas en laisser la charge aux générations suivantes, ce que notre assemblée approuve.
De ce point de vue, nous avons relevé dans le texte qui nous était soumis bon nombre d'avancées et quelques imprécisions ou lacunes que nous avons tenu à souligner.
Au nombre des avancées, quatre points sont à rappeler : tout d'abord, l'élargissement du champ de la loi à la gestion de toutes les matières radioactives, au-delà donc des seuls déchets radioactifs de haute activité et à vie longue, et la mise en place d'un plan national de gestion à cet effet, présenté tous les trois ans au Parlement ; par ailleurs, la clarification du principe de non-importation des déchets radioactifs étrangers pour les stocker, sauf pour un délai nécessaire au traitement ou à la recherche ; ensuite, le financement pérennisé, d'une part, des études et recherches et, d'autre part, du développement économique autour des sites de recherche et de stockage souterrain éventuel.
L'Assemblée nationale a ajouté le financement pérennisé des actions de formation et de diffusion des connaissances scientifiques et technologiques, ce qui répondra à certains souhaits, notamment exprimés par les acteurs de proximité.
Même si cela a pu être apprécié différemment par le Conseil économique et social, qui craignait l'instauration d'une « monoactivité » nucléaire dans les zones concernées, l'implication directe des producteurs de déchets dans ces projets a également été renforcée par l'Assemblée nationale, qui a prévu à ce titre de demander un rapport annuel sur leurs activités économiques locales.
Une autre avancée est constituée par le provisionnement et la couverture, par des actifs réservés et cantonnés en cas de faillite, dans les comptes des opérateurs, des montants nécessaires pour le démantèlement et la gestion des déchets des installations nucléaires actuelles sur le très long terme. En effet, ne l'oublions pas, nous raisonnons à un horizon de plus de cent ans ! J'ai noté à ce sujet qu'un travail de réflexion sur ces horizons de temps et sur la façon de les appréhender était à juste titre préconisé par la commission des affaires économiques du Sénat. Ce sont en effet des durées exceptionnellement longues pour des activités industrielles.
Tout cela représente un ensemble déjà très important, qui répond à de nombreuses questions restées en suspens en 1991.
D'ailleurs, dans son texte initial, le Gouvernement avait prévu certains ajouts : la clarification utile des définitions introduites dans la loi et de la notion de réversibilité du stockage en couche géologique profonde, auquel est assignée une durée longue, d'au moins cent ans, qui reflète nos recommandations ; la coordination des études sur l'entreposage, clairement confiée à l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs et se référant au plan national de gestion des matières et déchets radioactifs, lequel doit permettre de mieux traiter les sujets tels que le conditionnement ou la réversibilité, qui offrent des synergies entre les deux modes de dépôts des déchets ultimes, sans préjuger les choix futurs.
Cependant, il subsiste quelques imprécisions ou lacunes qu'il serait de l'intérêt général de corriger. Je ne citerai que les principales.
Tout d'abord, le texte ne précise pas qui, au sein de l'exécutif, sera chargé concrètement, institutionnellement, de l'élaboration du plan national de gestion des matières et déchets radioactifs. Pour le Conseil économique et social, ce pourrait être l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, qui « tiendrait la plume » sous l'autorité du ministre chargé de l'énergie, le plan étant désormais adopté par décret, par nature interministériel, ce qui est une précision utile par rapport au texte initial.
De même, rien ne figure dans le texte en ce qui concerne l'interdiction, que notre pays se fixe implicitement à lui-même, de faire reposer sur d'autres le soin de régler les problèmes de ses déchets. Il s'agit, en d'autres termes, de l'interdiction d'exporter ceux-ci, qui serait le pendant de l'interdiction d'importer les déchets étrangers pour les stocker en France.
Ensuite, pour le financement des investissements nécessaires à l'entreposage ou au stockage, un « bouclage » entre l'ANDRA et les producteurs de ces déchets s'impose, tant sur l'évaluation des devis et la mise en réserve des montants dédiés, sur lesquels nous avions proposé d'instituer un contrôle externe, que sur les modalités de transfert de ces fonds - préfinancement et tarification en coûts complets ou financement en régie -, rien n'ayant été prévu à cet égard.
Sur ces deux points très importants, l'Assemblée nationale a apporté des réponses, prévoyant, d'une part, une affectation des fonds à l'ANDRA par voie conventionnelle et, d'autre part, un contrôle par une commission nationale de douze personnes, dont les présidents des commissions compétentes du Parlement et des personnalités désignées par les deux assemblées et le Gouvernement. La rédaction actuelle du texte nous satisfait donc pleinement.
Enfin, s'agissant du contenu des études et recherches à mener, la nouvelle rédaction ne paraît pas encore de nature à lever les ambiguïtés que notre assemblée avait notées sur des points très sensibles.
D'abord, la notion de « solution de référence » pour le stockage n'impliquait pas à nos yeux qu'elle fût sûre d'être retenue à terme, ce que semble signifier aujourd'hui le texte, lequel précise que les recherches sont conduites « de sorte que » une demande d'autorisation soit déposée avant 2015, au lieu des termes « en vue de », moins contraignants, figurant dans le texte initial.
Ensuite, en ce qui concerne le lien avec les nouvelles générations de réacteurs pour la transmutation, la date de mise en exploitation du prototype « prévue », et non plus seulement présentée comme un simple « objectif », en 2020, paraît a priori trop rapprochée, sans que l'on mesure bien les conséquences de son dépassement.
Sur ce chapitre de la clarté et de la progressivité des décisions, telles sont les observations qu'appelle encore le projet de loi qui vous est soumis. Je laisse à votre assemblée, si elle le juge utile, le soin de les prendre en considération au cours de l'examen du texte.
Le chapitre suivant, relatif au contrôle démocratique, nous conduit d'ailleurs à nuancer encore ces remarques.
S'agissant de la sensibilité du sujet et du contrôle démocratique, je voudrais revenir sur certains résultats du processus parlementaire mis en place en 1991 et du débat public de 2005, qui me paraissent particulièrement importants à retenir pour la définition et la conduite de la politique qui sera décidée en 2006 et au-delà.
La loi de 1991 avait institué une véritable obligation d'évaluation et de débat démocratique, tout au long et à l'issue de ces quinze années de recherches. Ainsi, le rendez-vous parlementaire, prévu en 1991 pour l'année 2006, est aujourd'hui tenu, et ce résultat illustre tout l'intérêt d'une loi à effet temporaire, assortie d'une véritable évaluation.
C'est la raison pour laquelle le Conseil économique et social avait proposé d'inscrire très clairement dans le nouveau projet de loi un nouveau rendez-vous au Parlement, assez lointain mais pas trop, pour aiguillonner les travaux à mener et pour permettre un nouveau débat ouvert avant les décisions lourdes qui pourraient s'ensuivre, dans le respect des pouvoirs du Gouvernement et des prérogatives du Parlement, bien sûr. L'année 2015 nous paraissait à cet égard une bonne date, à l'issue de trois plans triennaux, dont le premier est attendu avant la fin de cette année.
En outre, le Gouvernement ayant pris l'initiative d'un débat public, il convenait d'en tirer quelques leçons. Notre avis a rendu hommage à la manière ferme et ouverte à la fois dont Georges Mercadal a mené ce débat pendant quatre mois, en tant que président de la commission particulière du débat public, mise en place en 2005. Tous les avis critiques ont pu être exprimés et pris en considération, dans le dossier et dans les salles, et même ceux qui se sont tenus en dehors, que nous avons pu auditionner au Conseil économique et social pour faire le tour des points de vue, reconnaissent cette ouverture.
Sur le fond, il en est résulté principalement trois voeux que notre assemblée a soutenus.
Premièrement, la totalité des matières radioactives, et non pas seulement les déchets ultimes, devraient être gérées de façon cohérente et transparente, depuis les « inventaires » de déchets des réacteurs actuels jusqu'aux futures filières de réacteurs, dont les choix de conception devront porter également sur leur capacité à réduire à la source, ou à transmuter après séparation, les déchets les plus gênants. On peut noter le caractère exceptionnel de la filière nucléaire par rapport au développement durable, au travers de cette préoccupation en amont.
Cette préoccupation s'exprime dans le projet de loi. Elle pourrait toutefois être communiquée à tous avec plus de transparence par l'institution d'un organe de pilotage réunissant toutes les parties prenantes autour de l'Agence nationale de gestion des déchets radioactifs, si cette dernière était chargée de l'élaboration des plans nationaux de gestion, conformément à nos propositions.
La rédaction actuelle du projet de loi tient compte en partie de ce premier voeu, en prévoyant de rendre publics tous les trois ans, de faire évaluer les plans de gestion par l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, et de rendre également publics les rapports de la Commission nationale d'évaluation : est-ce suffisant pour autant ?
Deuxièmement, il faudrait que la maîtrise technique aille de pair avec un processus de décision publique clair et participatif, autant que possible, pour construire la confiance : « les gens veulent être assurés et non rassurés », concluait le rapport de la Commission du débat public. Notre proposition de rendez-vous au Parlement à échéance de 2015, avec des rapports intermédiaires rendus publics, répondait à ce deuxième voeu, selon nous.
Il semble satisfait par le vote prévu par l'Assemblée nationale sur les conditions de la réversibilité des stockages, qui abordera naturellement ces points.
Troisièmement, il faudrait que les décisions ultérieures sur les déchets radioactifs à vie longue soient prises sans précipitation, par étapes, en fonction des avancées scientifiques et techniques et en appréciant les possibilités de progrès de nos successeurs. Prévoir des dispositifs réversibles pendant un temps très long, être assez prévoyants pour préparer aussi la solution stable pendant des millénaires et porter aujourd'hui les études et les financements nécessaires, c'est là, nous semble-t-il, la seule voie acceptable. Ainsi, nos successeurs auront en main les éléments de choix entre « faire confiance à la société » et « faire confiance à la géologie » pour maintenir nos déchets ultimes en sécurité.
C'est aussi ce que souhaite faire ce projet de loi en instituant une « solution de référence » pour le stockage, qui constitue en quelque sorte « l'enveloppe » englobant toutes les solutions susceptibles de répondre au principe de précaution pour nos successeurs, en poursuivant les études et recherches sur les trois axes et en finançant l'ensemble sur le très long terme. À condition que certaines ambiguïtés soient levées, nous ne pouvons que souscrire à cette démarche de responsabilité vis-à-vis des générations futures.
Pour conclure sur ce point, le Conseil économique et social préconise de prolonger le bénéfice reconnu de la démarche exemplaire engagée depuis 1991, en reproduisant un modèle qui a bien fonctionné, lors des prochaines échéances de 2015, en amont des décisions d'investissement sur un site de stockage en couche géologique profonde éventuel.
Je voudrais insister auprès de vous sur la nécessité absolue de débattre suffisamment, et en associant toutes les parties prenantes, des choix qui seront faits, au nom de ceux qui nous ont exprimé leur « souffrance » de ne pas se sentir entendus encore à ce stade, malgré tous les efforts réalisés en ce sens. Il me revient en effet de me faire aussi le porte-parole des expressions minoritaires sur ce sujet qui engage l'avenir de notre territoire et de notre terre à tous.
Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, le Conseil économique et social a adopté à une très large majorité l'avis que je viens de présenter à grands traits et l'a conclu en rappelant au premier chef le rôle de l'État, qui doit « assurer, tout particulièrement en cette matière, une gestion éclairée par la science, transparente et démocratique. »