Intervention de Alima Boumediene-Thiery

Réunion du 6 février 2007 à 16h00
Recrutement formation et responsabilité des magistrats équilibre de la procédure pénale — Suite de la discussion d'un projet de loi organique et d'un projet de loi déclarés d'urgence

Photo de Alima Boumediene-ThieryAlima Boumediene-Thiery :

Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, les deux textes qui nous sont soumis s'inscrivent dans le prolongement direct des travaux de la commission d'enquête parlementaire créée à la suite de l'affaire d'Outreau, certains de mes collègues l'ont rappelé. Cette affaire a suscité une vive émotion ainsi qu'une importante controverse politico-médiatique, sur laquelle le monde des médias comme celui de la politique n'ont pas procédé aux meilleures analyses, et dont ils n'ont pas tiré les justes conséquences.

Une réforme ambitieuse était annoncée. Elle était même souhaitée par une grande partie du corps des magistrats. Cette réforme ambitieuse et juste est d'ailleurs réclamée, depuis des années, par tous ceux qui participent à l'ordre judiciaire en particulier et par la société française en général.

Je regrette que l'ambition des deux textes qui nous sont soumis n'ait pas été plus grande. Permettez-moi, monsieur le garde des sceaux, de vous exprimer ici ma déception.

Le projet de loi organique relatif au recrutement, à la formation et la responsabilité des magistrats, que nous examinons avant le projet de loi tendant à renforcer l'équilibre de la procédure pénale, comporte quelques rares avancées, notamment dans le cadre du recrutement et de la formation des magistrats.

Qu'il s'agisse de l'extension de la durée du stage d'avocat à six mois, en vue de répondre aux nécessités d'ouverture de la formation initiale, qu'il s'agisse de la mise en oeuvre d'une formation probatoire dispensée par l'ENM - et non plus seulement d'un stage en juridiction pour les candidats à l'intégration directe - ou de la formation probatoire des candidats aux fonctions de magistrats exerçant à titre temporaire, ou bien qu'il s'agisse de la formation probatoire des candidats aux fonctions de juges de proximité, ce texte est parsemé de quelques mesures satisfaisantes. Il faut le reconnaître, monsieur le garde des sceaux.

Mais, à mes yeux, cela ne suffit pas. En effet, ce projet de loi organique comporte également des dispositions dangereuses ou insuffisantes.

Ainsi, ce texte a été élaboré sans concertation réelle avec les différents acteurs du monde judiciaire, alors que son adoption aura des effets importants sur les principes de séparation des pouvoirs et d'indépendance de la justice et des magistrats.

En effet, sous prétexte de renforcer la responsabilité des magistrats, de nombreuses dispositions de ce projet de loi organique enserrent souvent les magistrats dans un carcan. Cela aura comme conséquence indirecte d'affaiblir la garantie d'une meilleure justice.

Alors que, depuis la loi organique du 5 février 1994, le jury de classement doit exprimer des recommandations et bien que le Conseil constitutionnel eût déjà rappelé que de telles recommandations ne pouvaient être mentionnées qu'à l'occasion de la première affectation du magistrat et ne sauraient lier le Conseil supérieur de la magistrature, l'Assemblée nationale a adopté un amendement visant à autoriser désormais le jury de classement à formuler des « réserves » sur les fonctions pouvant être exercées par l'auditeur de justice. Versées, pour une durée indéterminée, au dossier du magistrat, celles-ci peuvent l'empêcher de choisir un premier poste ayant fait l'objet de ces objections.

Le projet de loi organique ne prévoit aucune possibilité de contester cette mention du jury, laquelle n'est en outre pas soumise à motivation.

La procédure actuelle d'évaluation des auditeurs de justice étant loin d'offrir les garanties d'une appréciation objective de la valeur des futurs magistrats, il apparaît indispensable que ces réserves puissent bénéficier du « principe du contradictoire » et disparaître dans un délai raisonnable. De plus, il faut laisser à l'auditeur de justice la possibilité de faire valoir ses observations, qui seront soumises à l'appréciation du Conseil supérieur de la magistrature chargé de le nommer sur son premier poste.

La modification du dispositif de sanction des magistrats constitue un autre élément dangereux de ce projet de loi organique.

Avant de formuler tout commentaire sur le régime disciplinaire proposé, il est indispensable d'effectuer un rappel essentiel.

Au plus fort de l'affaire d'Outreau, les médias et de nombreux politiques ont affirmé qu'il était totalement impossible de sanctionner un magistrat en raison de son activité juridictionnelle. C'est totalement faux.

Le CSM, dans sa décision disciplinaire du 8 février 1981, a rappelé que les motifs et le dispositif des décisions de justice ne peuvent être critiqués que par l'exercice des voies de recours. Cela a d'ailleurs permis au CSM, dans d'autres décisions, de retenir la responsabilité disciplinaire des magistrats, à raison de négligences chroniques dans le suivi des affaires qui leur étaient confiées.

Certes, le CSM reconnaît également que « ce principe trouve sa limite lorsqu'il résulte de la chose définitivement jugée qu'un juge a, de façon grossière et systématique, outrepassé sa compétence, ou méconnu le cadre de sa saisine, de sorte qu'il n'a accompli, malgré les apparences, qu'un acte étranger à toute activité juridictionnelle ».

Nous nous devons également de rappeler que, à l'instar de nombreux magistrats, nous sommes favorables à un dispositif d'examen des réclamations des justiciables et à une refonte du système d'évaluation des magistrats.

Toute nouvelle sanction disciplinaire doit donc être analysée à la lumière de cette réalité.

Ainsi, la proposition de création d'une nouvelle sanction disciplinaire, l'exclusion des fonctions de juge unique, prévue à l'article 5, suscite d'importantes réserves.

La collégialité constitue une garantie pour le justiciable, elle doit être renforcée et consolidée.

Dès lors, toute tentative revenant à faire de la collégialité une sanction disciplinaire va aggraver le mouvement de dévalorisation de cette pratique juridictionnelle, déjà fragilisée par l'introduction des juges de proximité en tant qu'assesseurs.

L'article 5 A, lequel a été adopté par l'Assemblée nationale, établit une nouvelle définition de la faute disciplinaire, qui paraît inutile au regard de la jurisprudence déjà établie en matière disciplinaire.

Au-delà, cette nouvelle définition de la sanction disciplinaire conduit, en l'état, à appréhender l'acte juridictionnel par le droit disciplinaire. Cela risque, comme le relève le Conseil d'État dans l'avis qu'il a rendu le 19 octobre 2006, de porter atteinte à la séparation des pouvoirs et de créer une confusion avec le rôle des juridictions d'appel et de cassation, qui résulterait d'une procédure disciplinaire exercée sur un tel fondement.

Nous demandons que le Gouvernement précise les garanties procédurales indispensables issues de ce nouveau dispositif. Ainsi, les actes ayant été validés par les voies de recours doivent être explicitement exclus de poursuites disciplinaires.

L'exercice des voies de recours constitue le moyen naturel pour contester une décision juridictionnelle.

Il ne peut y avoir un accroissement de la responsabilité des magistrats sans augmentation substantielle des garanties d'indépendance de la justice, et donc sans renforcement du contrôle démocratique de l'institution judiciaire.

Si l'on modifie le régime disciplinaire, il convient de prévoir un délai de prescription des fautes disciplinaires ainsi qu'un délai s'imposant à l'autorité de poursuite pour exercer une action disciplinaire à l'issue de l'enquête.

Le principe de sécurité juridique, comme celui d'indépendance des magistrats, impose d'empêcher que l'absence de prescription disciplinaire ne permette de tenir ces derniers, pendant un temps indéfini, sous la menace d'une procédure et d'une sanction éventuelle.

Dans un même mouvement, toute action récursoire qui peut être exercée en cas de faute lourde à l'encontre du magistrat par le fait duquel l'État s'est trouvé contraint de réparer un dommage causé aux usagers du service public doit être conditionnée à un avis préalable du CSM, ainsi qu'à un plafonnement des sommes recouvrées, et ce conformément à la charte européenne sur le statut des juges.

Le dernier élément de réforme sur lequel je veux m'arrêter un instant concerne l'obligation de mobilité statutaire de deux ans pour les magistrats souhaitant accéder aux emplois hors hiérarchie, introduite par l'Assemblée nationale.

Les dispositions de l'article 8 bis soulèvent une série de difficultés.

La première difficulté, et non des moindres, réside dans le fait que cette obligation porte atteinte à l'indépendance de la magistrature et au principe de la séparation des pouvoirs.

En effet, comme le fait remarquer le Syndicat de la magistrature, cette obligation de mobilité dans le cadre d'un détachement « aboutit à créer un filtre supplémentaire pour l'accession aux plus hautes fonctions de la magistrature ».

Le garde des sceaux est seul maître des décisions de détachement, desquelles le CSM est totalement absent ; il se contente d'exercer un contrôle externe de la légalité consistant à vérifier que le candidat a bien les quatre ans de service effectif dans la magistrature exigés par le statut pour accéder à un poste en détachement.

Cette disposition renforce, en matière de carrière des magistrats du siège comme du parquet, les pouvoirs du Gouvernement, puisqu'il empiétera, de fait, sur les compétences du Conseil supérieur de la magistrature, qui ne maîtrisera plus l'accès à ces postes, cet accès étant limité aux candidats ayant pu effectuer la mobilité statutaire, elle-même fonction des choix du garde des sceaux.

L'autre danger de cette obligation nouvelle, c'est qu'elle porte atteinte au principe d'inamovibilité des magistrats du siège. Elle pourrait aboutir à contraindre le magistrat du siège à abandonner ses fonctions juridictionnelles afin de pouvoir accéder à un poste hors hiérarchie.

Cette disposition porte également atteinte au principe, consacré par le Conseil constitutionnel, du droit à l'égalité dans le déroulement des carrières.

Enfin, l'obligation de mobilité statutaire implique des insuffisances en termes d'exigence d'impartialité objective, telle que définie par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.

Si, pendant deux ans, un magistrat intègre une administration ou une entreprise de son ressort et rejoint ensuite sa juridiction d'origine en étant en situation de juger une affaire mettant en cause l'administration ou l'entreprise dans laquelle il aura exercé son obligation de mobilité, les dispositions actuelles ne garantissent aucunement son impartialité.

Ces insuffisances se révéleront d'autant plus importantes que l'on se trouvera face à une juridiction relativement petite ou à des affaires assez sensibles.

Plutôt que de mettre en oeuvre ce dispositif, il aurait pu être envisagé de prévoir un droit au détachement pour tous les magistrats qui le souhaitent et à n'importe quel moment de leur carrière.

Avant d'en venir à l'analyse du projet de loi, supposé renforcer l'équilibre de la procédure pénale, je tiens à faire une remarque qui me paraît essentielle.

Il est en effet trop facile de profiter d'une affaire comme celle d'Outreau pour clamer le renforcement de l'équilibre de la procédure pénale, alors que le Gouvernement a multiplié des lois qui n'ont eu d'autre objet que de renforcer le déséquilibre de notre code pénal.

Qu'il s'agisse des lois dites Perben I et Perben II, de la loi pour la sécurité intérieure, de la loi sur la prévention de la récidive, ou encore du projet de loi relatif à la prévention de la délinquance, vous n'avez eu de cesse de forcer tout notre système pénal à n'agir que sur une seule chambre.

Vous avez contribué au déséquilibre de la justice, en renforçant la répression au détriment de la prévention, l'enfermement au détriment de la liberté, les peines de longue durée au détriment des peines alternatives, le sécuritaire au détriment de la garantie des libertés, la dépendance du parquet au détriment de son indépendance, l'exception au détriment de la règle.

Les dysfonctionnements de la justice peuvent être dus aux défaillances individuelles de magistrats. Certes, cela arrive ! Mais ces dysfonctionnements sont, avant tout, dus aux lois qui sont proposées puis votées. Les juges ne font en général qu'appliquer la loi, et rien que la loi.

Ces préliminaires posés, revenons-en au texte.

Il comporte des avancées qu'il convient de reconnaître.

Il en est ainsi, notamment, du renforcement du caractère contradictoire des expertises et de la clôture de l'instruction, du développement d'un débat sur les charges tout au long de l'instruction, de la publicité de principe des débats, concernant le placement en détention.

Toutefois, le texte que vous nous proposez n'est pas à la hauteur des enjeux.

Vous ne mettez pas fin aux ambiguïtés que vous avez vous-même renforcées ; vous vous refusez à rompre avec les évolutions les plus récentes, qui portent atteinte à la mise en oeuvre effective de la présomption d'innocence. La justice à deux vitesses, que l'affaire Outreau n'a fait que souligner, est loin de disparaître avec un tel texte !

C'est notamment le cas avec l'hétérogénéité du régime de la garde à vue, qui affaiblit l'exercice effectif des droits de la défense à ce stade de la procédure.

Nous réaffirmons ici, solennellement, comme l'avait d'ailleurs déjà énoncé Alvaro Gil-Robles, commissaire européen aux droits de l'homme, dans son rapport publié en février 2006, notre attachement à l'indispensable présence de l'avocat, dès la première heure de la garde à vue, et avec un accès au dossier.

Il ne peut y avoir renforcement de l'équilibre de la procédure pénale, tel que vous le clamez, sans cette réforme. D'autant que, dans la majorité des procédures qui ne font pas l'objet d'une information judiciaire, la garde à vue constitue le principal acte d'instruction, les aveux obtenus dans ce cadre ouvrant la possibilité de recourir à des procédures simplifiées, sans audience, composition pénale ou comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, CRPC, telle qu'elle a été instituée par les lois Perben.

L'arrivée de l'enregistrement audiovisuel n'est pas suffisante pour atténuer le déséquilibre du régime actuel de la garde à vue, d'autant que le dispositif proposé le limite aux affaires criminelles, à l'exclusion des affaires de terrorisme ou de criminalité organisée.

Cela est totalement paradoxal et va davantage accentuer le caractère dérogatoire de la procédure suivie, alors que les spécificités de la garde à vue en ces matières - rallongement des délais de garde à vue, report de l'intervention de l'avocat et de l'avis aux proches - justifient plus encore le recours à l'enregistrement audiovisuel.

L'insuffisance du dispositif se révèle également à travers le fait qu'il reviendra au parquet, autorité de poursuite, de décider la dispense de l'enregistrement lorsque le nombre des personnes gardées à vue rend impossible l'enregistrement de toutes les auditions.

Outre que ce type de mesure met en évidence le caractère démagogique de la majeure partie de vos réformes, qui consistent à annoncer de nouvelles mesures entraînant d'importantes dépenses, sans que soient prévus les moyens afférents, il témoigne également d'une certaine vision des services publics.

Cela porte également atteinte au principe d'égalité des citoyens et aux droits de la défense.

Enfin, à propos des enregistrements, je souligne que ceux-ci sont moins nécessaires dans le cabinet du juge d'instruction que dans le cadre des gardes à vue, notamment à cause de la présence du greffier et de l'avocat au cours des interrogatoires du juge d'instruction.

Une autre insuffisance de ce texte est la création des pôles de l'instruction.

Ces pôles peuvent, en effet, constituer de réels dangers pour l'indépendance du magistrat instructeur, qui sera alors soumis à une hiérarchie au sein de ces structures.

Une vraie réforme de la justice doit nécessairement passer par le regroupement des juridictions d'instruction dans les plus importantes juridictions. Mais cela implique d'avoir le courage d'aborder la fameuse question de la carte judiciaire.

Au-delà de l'insuffisance, se niche un autre danger.

La création de pôles compétents en matière criminelle et en cas de cosaisine va aggraver l'illisibilité de l'architecture des juridictions d'instruction spécialisées et risque, en outre, de fragiliser les plus petites juridictions, notamment dans les régions dépossédées de tout contentieux.

Un risque supplémentaire est celui de désorganisation de la justice. Les juges des pôles auront une charge de travail accrue, avec les risques de dérive que cela comporte. Mais, parallèlement, là où les pôles n'existeront pas, les juges d'instruction se cantonneront à un contentieux mineur.

Il ne suffit pas, en effet, de clamer la collégialité ; il faut aussi lui donner les moyens d'être effective. Or, comme on l'a déjà dit, cette disposition ne pourra, au mieux, être mise en place que dans cinq ans, car elle nécessite la création de 240 postes de magistrats, si tant est qu'il soit possible de les créer !

En particulier, mettre en oeuvre la collégialité passe par l'indispensable renforcement des conditions de fonctionnement de la cosaisine pour la faire évoluer vers une véritable collégialité et la consignation des actes les plus graves et les plus importants tels que la saisine du juge des libertés et de la détention aux fins de placement en détention provisoire, les ordonnances de règlement.

J'en viens à la détention provisoire, qui a été au coeur des critiques et des remarques formulées après l'affaire d'Outreau.

Elle reste fondamentalement inchangée. Les avancées évoquées ne sont pas suffisantes, compte tenu du fait qu'aucune ne se rapproche du régime de la loi du 15 juin 2000.

Une autre insuffisance de ce texte réside dans le maintien de la notion de trouble à l'ordre public, notamment dans le cadre de la procédure de comparution immédiate.

Cette notion est trop floue, elle doit être abandonnée. De nombreux dispositifs de notre code pénal suffisent à maintenir la détention sans que soit maintenue cette notion.

Enfin, et c'est le dernier point que j'évoquerai, il y a un tabou à lever : la carte judiciaire.

En effet, aucune réforme de la justice ne peut intervenir sans que l'on ait le courage d'aborder cette épineuse question. Malheureusement, elle n'est pas d'actualité aujourd'hui. J'espère toutefois que, dans l'avenir, le prochain garde des sceaux aura le courage de mener, en priorité, cette grande réforme de la carte judiciaire, qui est indispensable à une justice moderne, digne de notre époque et de notre pays.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion