C'est un peu étrange ! La procédure a ses mystères, tout comme l'ordre du jour du Sénat.
Quoi qu'il en soit, vous l'avez constaté, depuis 2002, le Parlement est convoqué, tous les sept ou huit mois, aux fins de créer de nouveaux délits, d'alourdir les peines, de rogner la présomption d'innocence, d'inventer des mesures de sûreté de plus en plus sévères, longues et automatiques, de rendre les procédures plus expéditives, d'accorder toujours plus de prérogatives aux procureurs, de gommer les spécificités de la justice des mineurs, mais aussi de mettre en place une justice d'exception pour les crimes et délits à caractère sexuel ; au total, le viol est aujourd'hui autant sanctionné, sinon plus, que le meurtre.
Toutes ces lois sont votées sur fond de discours sécuritaire aussi répétitif que sommaire et de dénonciation du « laxisme » des juges, dont le dernier épisode, opposant le ministre de l'intérieur au tribunal pour enfants de Bobigny, a suscité l'intervention du Premier président de la Cour de cassation auprès du Président de la République.
Ceux qui, dans cette assemblée, osaient protester et s'inquiéter des risques pour les libertés publiques se voyaient immédiatement accusés, par M. Sarkozy, quand il avait encore un peu de temps à consacrer au Sénat, puis, quand ce ne fut plus le cas, par M. Estrosi et par vous, monsieur le garde des sceaux, d'être complices des voleurs, des assassins et des violeurs et de mépriser les victimes. Comme tels, ils étaient dénoncés à la vindicte publique.
Tout récemment, la discussion, dans une ambiance de meeting électoral, du projet de loi relatif à la prévention de la délinquance nous en a fourni un bel exemple.
La corruption du langage constitue le signe non équivoque de la dégradation de l'esprit public. Ainsi, le droit à la « sûreté » de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qui signifie protection contre l'arbitraire d'État, est devenu droit à la « sécurité », soit parfois son contraire.
Progressivement, à l'objet traditionnel de la justice - discriminer l'innocent du coupable et personnaliser les peines - s'en substitue un autre, certes noble mais d'une tout autre nature : répondre aux attentes des victimes, faciliter leur processus de deuil et leur reconstruction.
À cela s'ajoute un autre glissement, la représentation des victimes par des associations spécialisées, dont l'affaire d'Outreau montre qu'elle n'est pas sans risque.
Ainsi, dans son rapport, la commission d'enquête parlementaire « regrette qu'au cours du procès de Saint-Omer certaines des attitudes de ces associations aient plus relevé du militantisme que du souci de l'intérêt des enfants concernés par l'affaire. Elle regrette de même qu'un procès au cours duquel se décide le sort de justiciables puisse devenir la tribune d'une campagne de communication d'ordre général ».
Comme le reconnaît l'un des avocats de ces associations, le but est d'« essayer de faire passer un certain nombre de messages, auprès du public présent aux audiences, auprès des magistrats, et auprès de la presse. [...] Car il ne faut pas nier que l'écho médiatique que nous pouvons rencontrer est important. [...] Ce que nous venons faire, dans le débat contradictoire, c'est essentiellement cela : faire passer des messages dans le seul objectif d'obtenir une amélioration des systèmes de protection des enfants. »
De bons esprits vont plus loin encore : M. Sarkozy propose d'instaurer « un juge pour les victimes, chargé de veiller à la pleine et entière exécution de la condamnation » et de faire participer leurs associations aux décisions de libération conditionnelle.
Lorsqu'il était député, M. Estrosi déposa, quant à lui, un amendement « obligeant le procureur de la République à recueillir l'avis de la victime ou de son représentant avant de décider un classement sans suite en matière d'infractions sexuelles ». Mes chers collègues, à quand une demande de participation aux jurys ?
Des acteurs de plus en plus nombreux du théâtre judiciaire, qui agissent dans la coulisse durant la période d'instruction, puis sur la scène lors des audiences, s'adressent non plus seulement au tribunal, mais également aux médias, dont le rôle exact n'est pas simple à identifier.
Certes, par le climat qu'ils créent, ils exercent une « pression excessive » sur l'appareil judiciaire, selon une expression de la commission d'enquête parlementaire. Toutefois, ce phénomène n'est pas nouveau : que l'on songe au rôle de la presse dans l'affaire Dreyfus ou, plus près de nous, dans l'affaire Grégory. A contrario, l'absence de pression médiatique directe n'empêche pas ce qu'il faut bien appeler des « Outreau silencieux ».
Comme l'écrit André Vallini dans l'avant-propos du rapport de la commission d'enquête parlementaire : « Sur 60 000 personnes incarcérées aujourd'hui dans les prisons de France, 20 000 sont en détention provisoire et, sur ces 20 000, 2 000 seront sans doute reconnues innocentes. Autant d'affaires d'Outreau dont on ne parlera probablement jamais. »
Si l'exploitation médiatique de la peur, des crimes, des catastrophes et du malheur ne constitue pas une nouveauté, il n'en est pas de même de l'ampleur du phénomène et de son impact sur l'image que nos concitoyens se font de la justice.
L'allégorie de la justice en femme altière, aux yeux bandés, tenant une balance dans la main, laisse la place à la mère compatissante. Certes, celle-ci est encore trop souvent une « mauvaise mère », comme disent les psychanalystes, mais une mère quand même, dont on attend qu'elle console les victimes, fût-ce au prix d'entorses à la présomption d'innocence, ce que résume par cette formule Mme Mondineu-Hederer, présidente de la cour d'assises de Paris, devant la commission d'enquête parlementaire : « il ne faudrait pas que la douleur des victimes couvre les cris de l'innocence »
Aujourd'hui, après des années de surdité à ces cris et de dénonciations intéressées du laxisme imaginaire des juges et des complicités criminelles des parlementaires de l'opposition, le Gouvernement et la Chancellerie découvrent que leur discours et leur politique peuvent également causer des dégâts et faire des victimes.
Encore s'agit-il des dégâts les plus spectaculaires et non des « Outreau silencieux » que j'évoquais tout à l'heure.
Encore est-ce plus au nom de la compassion due aux victimes, de la justice cette fois, que par souci de l'équité, du respect des procédures et de la modernisation de l'institution judiciaire.
Comment expliquer autrement cet étrange épisode de l'affaire d'Outreau, qui vit le procureur général de Paris tenir une conférence de presse, dans la salle d'audience de la cour d'assises, afin de présenter ses excuses à des acquittés qui ne l'étaient pas encore ? Les jurés en eurent connaissance par le journal télévisé de vingt heures, avant de revenir délibérer le lendemain matin. À l'évidence, exorciser le malheur est plus important que rendre la justice sereinement.
Particulièrement significatif aussi est le soin pris par M. Sarkozy de mêler toutes les victimes, comme si leur malheur avait la même origine : « Ce soir, il nous faut penser bien sûr aux innocents d'Outreau, mais aussi à Patrick Dils, aux disparues de l'Yonne, à la famille de Nelly Cremel, à ces parents d'enfants assassinés parce qu'on a laissé vivre à côté d'eux des monstres que ni la justice ni la psychiatrie ne savent traiter ».
Or là est justement le problème !
Le procès d'Outreau, au cours duquel près d'une soixantaine de magistrats a eu à se prononcer sur la solidité de l'accusation, montre qu'il n'est pas toujours facile de distinguer le « monstre » de l'innocent et que le risque d'erreur existe, même dans les affaires apparemment les plus simples. En l'espèce, les sévices abjects dont les enfants ont été victimes étaient bien réels.
Si, finalement, entre les décisions de la Cour d'appel de Saint-Omer et celle de Paris, treize acquittements ont été prononcés, quatre condamnations ont été infligées, allant de quatre ans à vingt ans de réclusion criminelle.
Séparer le bon grain de l'ivraie revient toujours à choisir entre innocenter un accusé au risque de libérer un « monstre », ou condamner un individu au risque d'écraser un innocent. Ce dilemme est soigneusement occulté, et les projets de loi que nous examinons aujourd'hui ne font pas exception à la règle.
Tant que le principe de sécurité maximale neutralisera dans les faits celui de la présomption d'innocence, on pourra améliorer tant qu'on le voudra la formation des magistrats ou la procédure, multiplier les regards sur l'activité du juge d'instruction, on n'évitera pas les désastres judiciaires et encore moins les « Outreau silencieux ».
Les propos qu'a tenus Mme Mondineu-Hederer devant la commission d'enquête parlementaire ont valeur générale : « Il nous faut concilier le principe prioritaire de la liberté et celui de la sécurité. En 2000, le climat général est à la prédominance de la liberté. Le vote de la loi Guigou sur la présomption d'innocence a illustré cette prédominance. Le principe de présomption d'innocence est inscrit dans l'article préliminaire du code de procédure pénale. Mais très vite, le climat change, l'accent est mis sur la sécurité. Les personnes en liberté mises en examen commettent d'autres faits et l'on montre du doigt le juge qui les a mis dehors. Et pourtant, dès que les nécessités de l'instruction ne l'exigent plus, rien ne devrait s'opposer à la remise en liberté. Et il faut accepter de prendre le risque de mettre des mis en examen, peut-être coupables, en liberté. »
Les sociétés démocratiques - c'est même à cela, entre autres, qu'on les reconnaît - qui se trouvent placées devant le dilemme d'avoir à choisir entre principe de présomption d'innocence et principe de présomption de dangerosité optent pour la première solution. Celles qui ne sont pas démocratiques, ou qui ne le sont plus, préfèrent la seconde option. Nous, nous hésitons, sapant ainsi les bases de toutes nos constructions juridiques.
L'obligation de se donner le temps de trancher justifierait à elle seule de remettre sur le métier toute réforme de la procédure pénale et même de la formation des magistrats, d'autant que ladite réforme n'est qu'une nouvelle contribution à l'instabilité juridique, sans portée significative.
Il est un signe qui ne trompe pas : parmi les quatre-vingts propositions de la commission d'enquête parlementaire d'Outreau, seule une vingtaine est reprise, dont sept partiellement, et ce sont, évidemment, les moins novatrices. Exit la rénovation du CSM, exit la séparation des fonctions de magistrat du parquet et de magistrat du siège, exit l'amélioration du droit de réponse dans le secteur audiovisuel, exit l'accès au dossier de l'avocat dès lors que la garde à vue est prolongée, exit le droit à la contre-expertise, etc.
En revanche, sur la pression du ministre de l'intérieur, l'enregistrement audiovisuel, prévu pour les gardes à vue, est étendu aux auditions du juge d'instruction, alors que la présence du greffier et de l'avocat du prévenu rend cette situation très différente de la garde à vue.