Je ne dis pas que cet auteur a inventé Internet, mais je lui adresse, à travers les siècles, une sorte de clin d’œil, car il nous a alertés sur le fait que les mondes de la fiction et de la réalité pouvaient être confondus.
Car c’est un peu comme cela qu’Internet se présente aujourd'hui : un univers qui brouille les pistes, un univers dans lequel fiction et réalité se confondent, dans lequel une vérité peut être un mensonge et réciproquement, dans lequel les frontières entre vie publique et vie privée sont parfois très poreuses.
Notre débat d’aujourd'hui est salutaire, car il touche au cœur d’un principe démocratique et républicain : la distinction claire entre ce qui doit relever de la sphère privée et ce qui doit relever de la sphère publique.
En tant qu’homme, en tant que citoyen, j’ai le droit de préserver ma vie privée, mais j’ai également celui de franchir la frontière pour exposer au public un certain nombre considérations. J’ai le droit d’énoncer des jugements, tout comme j’ai celui de le retenir et aussi celui d’effacer ce que j’ai pu dire ou faire auparavant. C’est cela le respect de la vie privée dans le monde public.
Aujourd'hui, Internet est partout dans la sphère publique. C’est un monde, un univers en soi. Mais, nous le voyons bien, deux écueils se présentent à nous. Internet fragilise la frontière entre vie publique et vie privée en la rendant perméable et, par là même, il peut pénétrer peu à peu dans notre sphère privée sans notre assentiment.
Selon les idéologues, voire les libertaires d’Internet, la Toile serait un espace de liberté totale. Il faut tout de même être méfiant : Internet est aussi un outil de surveillance et il peut déployer une emprise sur notre vie privée. Même si c’est un outil fabuleux, nous ne devons pas céder à ses sirènes sans précautions.
Internet instaure un monde flou, dont les frontières ne sont pas toujours bien définies. C’est également un univers plat, sans hiérarchisation des valeurs, parce que tout se ressemble et que tout est placé au même niveau.
D’ailleurs, si vous allez sur Internet, vous voyez que la sphère publique et la sphère privée jouent en permanence l’une avec l’autre. Et quand on joue sur la Toile, on peut aussi se faire prendre par elle !
C'est pourquoi je voudrais saluer le rapport d’information de nos collègues Yves Détraigne et Anne-Marie Escoffier, qui ont raison de s’interroger sur la protection de la vie privée dans l’univers numérique. C’est également une des raisons pour lesquelles la proposition de loi dont notre collègue Christian Cointat est le rapporteur est bienvenue, comme l’est le rapport pour avis déposé par notre collègue Catherine Morin-Desailly au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication.
En effet, l’internaute a droit à l’information, à la communication et à l’expression. Mais il est également un citoyen, et il a droit à une vie privée et à la protection de celle-ci.
Qui contrôle ce qui se dit ou s’écrit sur Internet ? Est-ce une autorité morale ? Sait-on qui parle ? Aujourd'hui, c’est l’anonymat le plus total ! Si vous allez sur des sites collaboratifs, vous ne savez pas qui régule et qui modère les propos des uns et des autres. Il n’y a donc ni repères ni sources.
Nous devons être méfiants vis-à-vis de cette culture-là, qui ne permet pas de vérifier les sources et qui livre à la curiosité des références pas toujours vérifiables. D’une certaine manière, Internet utilisé sans précautions, c’est une culture qui est amputée.
Lorsqu’on évoque la liberté de chacun, lorsqu’on évoque la vie privée et la culture, on évoque la mémoire. Nos collègues ont donc raison d’insister sur ce point.
Qui dit « mémoire » dit « droit à l’oubli ». En effet, tout ce qui s’écrit sur Internet, tout ce qui s’affiche en mots, en images ou en sons doit pouvoir être oublié. L’oubli peut être voulu soit par les auteurs eux-mêmes, soit par des personnes ne souhaitant pas voir leur vie exposée, d’autant que certains éléments peuvent avoir été falsifiés. Or Internet n’oublie rien ! Je dirai même qu’Internet fait de sa mémoire, de notre mémoire, son miel quotidien.
De telles traces indélébiles, qui peuvent nous poursuivre à des fins inavouées, mercantiles, sont comme une mémoire manipulée, un « abus de mémoire », pour reprendre la formule du philosophe Paul Ricœur.
Qui manipule la mémoire penche vers l’idéologie totalitaire et s’éloigne des principes démocratiques, lesquels placent le respect de la personne au-dessus de tout.
Si nous voulons construire une République numérique respectueuse de l’homme, les principes républicains qui valent dans le monde réel doivent également s’appliquer dans le monde numérique.
Comme cela a été souligné – Mme Catherine Morin-Desailly le rappelait tout à l’heure –, nous avons à de nombreuses reprises, par exemple lors de l’examen du projet de loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet, c'est-à-dire ce qui est devenu la HADOPI, fait valoir que le droit d’auteur du monde réel devait également s’appliquer dans le monde numérique.
Or, pour trouver un équilibre entre sphère publique et sphère privée dans le monde numérique et pour construire une société numérique du respect, c’est la régulation et seulement elle qui nous permettra de placer le curseur au bon endroit, entre les avantages d’Internet et le respect du droit à la vie privée.
La proposition de loi qui nous est présentée aujourd'hui vise à instituer des mesures très utiles. Comme elles ont déjà été évoquées, je me bornerai à en rappeler quelques-unes.
Je mentionnerai bien sûr la formation des enseignants et des jeunes, tout en sachant que les enseignants les plus jeunes sont également nés avec Internet. La formation de l’esprit critique, essentiellement dispensée dans l’éducation littéraire, et l’apprentissage de l’utilisation des technologies de l’information doivent être au cœur de notre enseignement afin que les jeunes et les enseignants eux-mêmes soient bien au fait des chances qu’offre Internet, mais également des risques qu’il induit.
Comme l’a rappelé notre collègue Catherine Morin-Desailly, la commission de la culture souhaite impliquer l’éducation nationale par le biais de l’éducation civique et du brevet informatique et Internet pour sensibiliser les plus jeunes, comme le prévoit l’article 1er de la proposition de loi.
Dans le même temps, il est indispensable de renforcer la CNIL, en permettant notamment à cette autorité indépendante d’effectuer des visites inopinées, après avis du juge des libertés et de la détention, ainsi que cela figure dans le texte.
Il est également important de renforcer le rôle des correspondants « informatique et libertés », de clarifier le droit à l’oubli et de consolider le droit de retrait.
Bref, vous l’aurez compris, au nom du groupe UMP, je souscris à de telles avancées judicieuses, précieuses et utiles.
Au-delà du débat salutaire que la proposition de loi nous permet d’avoir aujourd'hui, je voudrais conclure sur une ouverture et un appel. D’abord, une ouverture à revisiter la République à l’ère numérique : nous l’avons fait avec le droit d’auteur ; il faut le faire avec le droit à la vie privée. Ensuite, un appel à la vigilance de nos démocraties, qui doivent s’organiser et réguler le monde d’Internet pour préserver nos valeurs les plus fondamentales.
Aujourd'hui, il y a deux attitudes face à Internet. Pour certains, la Toile serait l’alpha et l’oméga de la civilisation de demain. Toutefois, il est clair que la liberté qu’elle offre, et qui paraît au premier abord fantastique, peut être surveillée et pervertie. C’est pourquoi nous devons concentrer notre attention sur un point : Internet est un bel outil, mais il doit être au service des hommes, en leur garantissant des droits et des devoirs et en respectant les règles de la vie en société.
L’auteur grec que j’ai évoqué en introduction a inspiré à Goethe l’Apprenti Sorcier, poème dans lequel le personnage éponyme dit au sorcier : « Oh, maître, quel malheur ! Les esprits que j’ai réveillés ne veulent plus m’écouter. » Cette vieille histoire, qui date de la Grèce antique et qui a été rappelée par Goethe, illustre ce qui est aujourd'hui au cœur de nos responsabilités.
Si nous voulons que l’homme soit respectable dans l’univers numérique, il faudra, pour assurer son destin, qu’il reste également maître d’Internet, et donc qu’il puisse le réguler !