Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, à l’issue de cet échange de questions-réponses, en vertu du nouveau système que vous avez choisi d’adopter, je voudrais vous fournir quelques éléments sur la préparation du très important Conseil européen qui nous attend.
Lors de ma précédente intervention devant votre assemblée, j’avais souligné que l’Europe entrait aujourd’hui dans une nouvelle phase de son histoire. Et quelle histoire ! Depuis quelques semaines, nous allons de crise en crise, dans une succession ininterrompue d’événements lourds de conséquences : crise financière en Grèce, séisme en Haïti, problèmes d’EADS sur le marché des avions ravitailleurs… Bref, l’Europe est entrée dans le monde réel, et il n’est pas facile.
Les chefs d’État ou de gouvernement se pencheront, au Conseil européen des 25 et 26 mars, sur deux dossiers majeurs : l’économie et l’emploi – avec, évidemment, la définition de cette fameuse stratégie dite « UE 2020 » –, et, après la conférence de Copenhague du mois de décembre dernier, le climat.
Sur la stratégie UE 2020, je soulignerai qu’aujourd’hui une seule question compte aux yeux des chefs d’État ou de gouvernement européens : comment sortir au plus vite de cette crise qui frappe essentiellement les pays occidentaux d’Europe bien plus que toutes les autres régions du monde, où l’on assiste à un redémarrage très fort.
Les statistiques, vous les connaissez, sont certes moins défavorables pour la France : l’économie française a mieux résisté en 2009 que d’autres grandes économies ; elle retrouvera en 2010 un taux de croissance positif qui devrait s’établir autour de 1, 4 %. Soit dit en passant, cela n’a pas nécessairement d’effets électoraux immédiats ; telle est néanmoins la situation !
Cela étant, il faut comparer ce chiffre de croissance, qui reste modeste, avec ceux que l’on constate dans le reste du monde : la croissance de la Chine est de 10 %, celle de l’Inde de 7 %, celle du Brésil de 5 %. La réalité de la mondialisation est malheureusement bien présente : les autres pays ne nous attendent pas et nous devons mettre en place les éléments nécessaires pour gagner les points de croissance supplémentaires qui nous permettront de sortir de cette zone de dépression qu’est l’Europe aujourd’hui en matière de création d’emplois.
Cette fois-ci, je le dis solennellement – mais vous le savez tous, et sur toutes les travées : c’est vrai, l’Europe n’a pas droit à l’échec.
Je voudrais donc, de ce point de vue, insister sur la radicale nouveauté de la méthode adoptée par le Conseil européen et en détailler les éléments. Car, ne l’oublions pas, cet organe n’existait pas dans les institutions et traités précédents, et c’est sous l’impulsion de son président, Herman Van Rompuy, qu’il est devenu ce qu’il est aujourd’hui : le véritable gouvernement économique de l’Europe.
Désormais, premier élément, le Conseil européen travaille « du haut vers le bas » : il s’approprie les méthodes politiques visant à fixer les objectifs avant d’irriguer les services chargés de « fabriquer » des politiques communes. C’est là un changement très important par rapport à la période précédente, où des documents bureaucratiques du type « key issues paper », comme on dit, toujours dans le même sabir bruxellois, remontaient du bas vers le haut, si bien que des décideurs soi-disant politiques avaient finalement entre les mains des papiers déjà tout « ficelés ». Maintenant, ce sont les chefs d’État qui s’emparent politiquement du sujet, à charge pour eux de mettre en place des objectifs, mais aussi des méthodes.
Concrètement, le Conseil des affaires générales, au sein duquel je représente la France, joue dans ce processus un rôle très spécifique qui lui est assigné par le traité de Lisbonne : il est l’instance qui « assure la cohérence des travaux des différentes formations du Conseil. Il prépare les réunions du Conseil européen et en assure le suivi en liaison avec le président du Conseil européen et la Commission ». D’ailleurs, la rencontre désormais mensuelle entre le président du Conseil Van Rompuy et le Conseil des affaires générales a eu lieu hier soir.
Deuxième élément de méthode, il ne s’agit pas pour les Conseils européens à venir de faire systématiquement le point complet de tous les thèmes et de répéter chaque année la même chose. Il est au contraire plus efficace d’accepter de consacrer les premières années à faire avancer certains thèmes bien précis de la stratégie globale, en mettant à plat les objectifs de l’Europe et en décrivant son schéma d’action, quitte à passer ensuite à d’autres thèmes. En application de cette méthode, le Conseil européen de cet automne devrait, pour la première fois, être consacré à un thème spécifique, celui de la recherche et de l’innovation.
Le troisième élément porte sur le fond. La Commission, comme je l’ai indiqué au fil des questions, a rendu publique le 3 mars dernier une communication sur la stratégie UE 2020, qui a été examinée hier à Bruxelles. Je retiens de cette communication quatre points importants.
Premier point, il n’y a pas de divergence de fond, en Europe, sur le contenu de la future stratégie. Tout le monde sait, et plus personne ne le conteste, que la stratégie de Lisbonne a été un échec : il s’agit de ne pas recommencer les mêmes erreurs.
Deuxième point, sur la suggestion du président du Conseil européen, la Commission a proposé dans sa communication d’assigner à la stratégie cinq très grands objectifs, que je rappelle. En matière de taux d’emploi, l’objectif serait fixé à 75 % en 2020 pour les 20-64 ans ; en matière d’investissements pour la recherche et développement, à 3 % du PIB européen ; les objectifs climatiques et environnementaux – qui étaient ceux de l’Union européenne à Copenhague, je ne vais pas y revenir ! – consisteraient dans une réduction de 20 % des émissions de C02 par rapport au niveau de 1990 et une diminution de 20 % de la consommation d’énergie ; le taux d’accès à l’enseignement supérieur serait de 40 % en 2020 ; enfin, le nombre d’Européens vivant en dessous des seuils nationaux de pauvreté devrait être réduit de 25 %.
Je l’ai indiqué tout à l’heure, il n’y a pas consensus entre les États sur l’ensemble de ces objectifs, notamment sur le dernier. Ils ont cependant le mérite d’assigner un cadre précis et mesurable à la future stratégie européenne pour la croissance et l’emploi ; j’ajoute également que, sur le fond, ils conviennent à la France. Je ne vous cacherai pas qu’il reste encore beaucoup de travail à accomplir pour parvenir à les rendre pleinement opérationnels, et, je veux être très franc avec vous, ce ne sera pas nécessairement très simple.
Première difficulté, ces objectifs, comme l’a rappelé la Commission, ont vocation à être déclinés pays par pays et adaptés à la réalité économique et sociale de chaque État membre en même temps qu’à sa position de départ. Or, surtout depuis l’élargissement, les situations sont très variées. Devraient donc se tenir dans les mois à venir d’importantes discussions avec la Commission et entre les États pour parvenir à s’accorder sur la méthode de répartition de ces objectifs au niveau national, et pour s’assurer que la somme des vingt-sept objectifs nationaux permet bien d’atteindre la cible européenne.
Deuxième facteur de complexité, plusieurs objectifs sont susceptibles de poser des difficultés à des États fédéraux qui, ne disposant pas de l’ensemble des leviers pour s’assurer de leur suivi et de leur réalisation, devront les décliner au niveau régional, dans le cadre d’un dialogue avec leurs collectivités territoriales.
Troisième difficulté, certains des objectifs proposés par la Commission font référence à des moyens – ainsi, les investissements en recherche et développement mesurent une dépense, qu’elle soit publique ou privée – tandis que d’autres entendent mesurer des impacts. Je ne prendrai pour exemple de cette dernière catégorie que le taux de pauvreté : comment le définit-on ? quelle part de la population pauvre s’agit-il éventuellement de tolérer ou de limiter ? Il sera donc nécessaire, dans les débats à venir, d’homogénéiser à la fois la mesure mais aussi les modalités d’utilisation et d’interprétation de ces objectifs.
La dernière difficulté provient de ce que, à ce stade, la Commission n’a pas proposé d’objectif relatif à la mesure de la compétitivité « externe » de l’Union, c’est-à-dire par rapport à ses principaux concurrents industrialisés ou par rapport aux grands pays émergents, alors que nous Français considérons – et ce, je le crois, sur toutes les travées – que c’est un objectif fondamental, comme je l’indiquais encore hier au Conseil.
Compte tenu du travail qui reste à accomplir, vous aurez compris, mesdames, messieurs les sénateurs, que les chefs d’État ou de gouvernement devraient n’avoir à la fin de la semaine qu’un premier échange sur ces cinq grands objectifs.
Permettez-moi d’insister, à ce propos, sur le fait qu’il faudra absolument éviter, dans les mois qui viennent, que la stratégie UE 2020 ne s’enlise dans des débats trop technocratiques, au risque de perdre toute lisibilité aux yeux de nos concitoyens. C’est pour moi, je le dis franchement, l’un des risques majeurs qui nous guettent.
Nous devons impérativement adopter une approche simple, pragmatique et lisible, et conserver une ligne claire, avec des mots, des idées et des concepts compréhensibles par tous nos concitoyens, si nous ne voulons pas perdre tout le monde. Je ne suis pas certain, pour ne donner qu’un seul exemple, que les termes de « croissance durable, intelligente et inclusive »…