Je vais donc parler des questions de fond, du sens de l'art et de ses étranges rapports avec ses « regardeurs », auditeurs ou lecteurs et avec ses interprètes.
Les premiers, quand ils sont du peuple et pauvres, sont évoqués avec compassion, mais traités comme s'ils étaient de trop dans la société et presque priés de se faire oublier.
Les seconds, quand ils sont débutants, sans succès de grand commerce, quand ils sont intermittents, voient leur statut de précaire précarisé jusqu'à être supprimé et remplacé par du vide. Cela s'appelle un licenciement, même s'il y a une indemnité.
Georges Bataille disait : « Dans la mesure où l'homme admet la morale utilitaire, on peut dire que le ciel se referme sur lui. Il méconnaît la poésie, la gloire, le soleil à ses yeux n'est qu'une source de calories. » Avec cette philosophie, le budget de la culture a froid !
Je prendrai deux exemples liés à mes fonctions au sein des conseils d'administration du théâtre national de la Colline et de « Monum », autre nom du Centre des monuments nationaux. J'aime y travailler et y rencontrer des femmes et des hommes, artistes, fonctionnaires, syndicalistes ou personnalités, auprès desquels souvent « je me rallonge ».
Mercredi 29 novembre, au théâtre de la Colline, et vendredi 1er décembre, à l'hôtel de Sully où je me trouvais pour Monum, deux choses m'ont frappé cependant.
Parlons d'abord de la Colline. Les 5 % que la LOLF impose de réserver sur le budget 2007, donc de ne pas dépenser, le ministère, en accord avec Bercy, autorise la Colline, comme les autres établissements, à les prendre sur les fonds de roulement, avec un butoir équivalant à un tiers de ces fonds. C'est une commodité suicidaire, derrière son apparente générosité.
En effet, en 2009, si cette situation perdure, les fonds de roulement n'existeront plus. Qui, alors, sera le « tiers payant » ? Les collectivités locales ? Elles n'en peuvent plus, accablées qu'elles sont par les surcharges que leur impose l'État. Les spectateurs ? Quid des plus modestes ? Le privé ? Il refusera un mécénat pour tous.
Reste la « diminution des coûts artistiques », selon une expression employée lors de la réunion du conseil d'administration du théâtre, c'est-à-dire la mise en cause du coeur de métier.
Dans les institutions culturelles la seule variable d'ajustement serait l'art et les artistes, comme dans l'entreprise, le salarié.
Qui plus est, cette procédure généralisée constitue un hold-up de l'Etat sur les fonds de roulement des institutions culturelles. D'ailleurs, monsieur le ministre, n'avez-vous pas été interrogé à ce propos par les directeurs ou présidents de la Bibliothèque nationale de France, de la Cité des sciences et de l'industrie, de l'Opéra national de Paris, du musée d'Orsay, du musée du Louvre, du musée du quai Branly, de la Cité de la musique, du Centre Pompidou et de la Réunion des musées nationaux ?
J'en viens à Monum. Le conseil d'administration a adopté son budget et nous avons reçu une information sur le développement de Monum.
Sur ce dernier point, je voudrais évoquer ce qui s'est passé ici même, à deux heures quinze, dans la nuit du 27 au 28 novembre, quand est venu en discussion l'article 30 du projet de loi de finances pour 2007, qui vise à organiser les finances et la maîtrise d'ouvrage de Monum. Un amendement du rapporteur général tendait à supprimer cet article au motif que, au sein des services centraux et déconcentrés du ministère de la culture, trois structures exerceraient en pratique la maîtrise d'ouvrage et que les 70 millions d'euros supplémentaires pour Monum ne serviraient qu'aux monuments nationaux.
Le ministre délégué au budget répondit que, pour la maîtrise d'ouvrage, Monum deviendrait bientôt l'unique intervenant. S'agissant du financement, il déclara que, depuis 2002, 1, 8 milliard d'euros avaient été consacrés aux monuments historiques, ajoutant : « C'est beaucoup d'argent ! »
Si vous lisez le rapport de la mission d'information sur le patrimoine de la commission des affaires culturelles, vous verrez que, avec ce « beaucoup d'argent », en 2005, quatre-vingts chantiers ont été interrompus et cent soixante-dix autres, différés. En 2006, ce sont trois cents chantiers qui ont été interrompus, ce qui a entraîné la perte de 700 emplois, la diminution du nombre des apprentis ainsi que la mise en danger de nombre d'entreprises d'art et de leur savoir-faire.
Il faut expliquer le sens du vote intervenu à deux heures quinze du matin : en un instant, les lois fondatrices de 1913 et 1914 sur les monuments historiques ont été abandonnées !
Une ordonnance avait été prise le 23 septembre 2005, un projet de loi de ratification déposé le 9 décembre 2005. Nous sommes le 8 décembre 2006 : le projet de loi n'a toujours pas été examiné et la question a été réglée sans vrai débat.
Que craignait le Gouvernement ?
Je sais ce qui le gênait : le rapport de MM. Richert et Nachbar, qui vous a conduit à commencer de corriger le tir, critique, dans ses pages 39 à 43, la nouvelle trajectoire. Je citerai trois phrases du rapport :
« La nouvelle recette affectée à Monum ne garantit ni sa durabilité, ni la stabilité de son montant, ni la stabilité du montant global des crédits des monuments historiques. »
« Le ministère privilégie les monuments d'Etat. »
« Les crédits d'intervention transitant par les DRAC pour les monuments n'appartenant pas à l'Etat baissent de 18, 5 % entre 2006 et 2007 ».
Lorsque je lis ces lignes, je pense intensément à l'aventure désastreuse de l'archéologie préventive, dont le ministère prévoit le financement par des collectivités locales qui n'en peuvent plus et un privé qui veut tout... pour faire le moins possible.
Ces deux expériences montrent les limites et les détours du projet de budget pour 2007. Et je précise que le Premier ministre, en 2006, a alloué aux monuments historiques, au régime sec depuis 2002, 100 millions d'euros provenant de la privatisation des autoroutes. Cette somme n'ayant pu être, bien sûr, inscrite dans le budget de 2006, elle majore d'autant les crédits pour 2007, lesquels comptabilisent également 140 millions de fonds de concours qui, en toute orthodoxie budgétaire, ne devraient pas figurer dans les bases. C'est ainsi que les crédits des monuments historiques pour 2007 connaissent une progression outrancièrement gonflée.
Avec cette tromperie, et d'autres, le budget du ministère de la culture pour 2007 ne croît pas de 7, 8 % à périmètre constant comme on nous le dit, mais seulement de 2, 7 %. Le taux d'inflation étant de 2 %, ce budget, en réalité, stagne.
Cette stagnation a des conséquences sur les crédits de l'architecture, par exemple, qui diminuent de 23 %, sur ceux d'acquisition et d'enrichissement des collections publiques, qui diminuent de 19 %, ou sur ceux des actions spécifiques pour les publics et politiques, qui diminuent de 20 %. Les crédits du spectacle vivant, quant à eux, n'évoluent pas.
Non, le budget de la culture pour 2007 n'est pas au niveau des besoins. Il ne se présente pas avec la limpidité que la LOLF annonçait.
Si une bifurcation n'est pas prise, ce budget fragilisera l'autorité du ministère de la culture et amoindrira l'efficacité de son administration, qui connaît déjà un réel désenchantement.
Pis encore, ce budget porte comme les prémices d'une remise en cause de l'existence même du ministère, et l'on sait bien que certains y pensent, tel Nicolas Sarkozy. Nous dirigeons-nous vers un ministère dont la mission se limiterait, à terme, au contrôle et à la sécurité culturels ?
Certes, il y a des réalisations et des projets d'envergure, comme le musée du quai Branly ou le projet de grande salle de concert à la Villette.
Nous savons toutefois que le premier doit son existence à la volonté présidentielle - mais pourquoi pas ? - et que le second est une conquête qui résulte de la haute conviction d'un homme, Pierre Boulez, et des équipes de la Cité de la musique qui, des années durant, ne baissèrent jamais l'archet.
L'État a perdu tout élan. Alors que tout réclame une responsabilité publique et sociale dans le domaine de la culture, une responsabilité qui vaille aussi bien pour le secteur public que pour le secteur privé, l'Etat encourage le secteur privé, privatise des domaines publics et laisse ce qui reste du secteur public à ses difficultés.
L'État abandonne aussi la banlieue. J'ai dit les plaintes qui émanaient des grands équipements nationaux. En banlieue, où les efforts locaux sont substantiels et visent à soutenir de multiples projets, petits, moyens ou grands, on ne se plaint pas : on porte plainte !
Je me limiterai à mentionner Aubervilliers, où je vis. Tous les fronts culturels y sont tenus, et tous, à l'origine, ont été créés sans aide de l'Etat. Voyons, par exemple, ce qu'il en est pour deux d'entre eux.
Le conservatoire national de région, le CNR, d'Aubervilliers-La Courneuve accueille 1 600 élèves, provenant notamment de milieux populaires. Cet établissement assure avec qualité, courage et succès les fonctions légales d'une telle structure. Il innove et se déploie dans les écoles.
L'Etat, qui a décidé de ne plus subventionner, en 2008, les conservatoires nationaux - oui, nationaux ! - ne finance que 13, 5 % du budget du CNR d'Aubervilliers-La Courneuve, qui s'élève à 3, 5 millions d'euros. Et, pour l'année 2007, l'Etat retire déjà 25 000 euros ! Ce conservatoire a cinquante ans...
Le Théâtre de la Commune, que Didier Bezace anime avec imagination et talent, est fortement engagé dans un partage artistique avec le public populaire. Quand les deux salles fonctionnent ensemble, c'est une véritable ruche.
Cette belle vitalité demande de nouveaux moyens pour poursuivre l'exploitation des spectacles, jouer régulièrement dans les deux salles, assurer des rencontres dans les quartiers avec des formations légères. L'État couvre 61, 54 % du fonctionnement du théâtre, la ville 18, 69 % et le conseil général 17, 78 %.
L'effort de l'Etat est réel, mais la marge artistique du théâtre est bloquée : il faut lui donner un élan significatif. Ce théâtre a quarante ans...
Réfléchissez-y bien : si l'on considère le revenu moyen par foyer fiscal en 2005, Aubervilliers est au 1 298e rang et La Courneuve au 1 299e des 1 300 communes que compte la région parisienne ! Il faut le vivre et le dire !
Le 24 janvier, lors d'une convention de l'UMP sur la culture, M. Sarkozy déclarait que le monde des artistes en avait assez des bonnes paroles et demandait des actes. Sans commentaire.
Encore qu'il y ait comme un grondement sourd des intermittents qui, mercredi dernier, a éclaté dans les rues de diverses villes de France, dont Paris, où 5 000 personnes ont manifesté avec une grande dignité face à la décomposition organisée de leur statut.
C'est que le débat du 12 octobre qui les concernait à l'Assemblée nationale a été dramatique pour eux ! Le président du groupe UMP a osé demander la vérification du quorum, ce qui n'était ni plus ni moins qu'une discrimination puisqu'il avait ignoré cette procédure une heure auparavant sur un autre sujet !
Et pour créer quoi ? Un quorum des artistes de demain ? La fonction artistique aurait-elle maintenant des frontières, devrait-elle être confinée à l'intérieur d'un mur ? Le MEDEF en a été rageusement le premier maçon ! Et vous voudriez aujourd'hui le cimenter par un amendement de dernière minute !
En conclusion, je voudrais évoquer la journée « La culture est-elle un enjeu politique ? », qui s'est déroulée le 1er décembre à la Cinémathèque française sur l'initiative d'ARTE, de France Culture et de Radio France. Je retiens les propos d'Antonio Tabucchi : « La culture, bien sûr, est un enjeu politique ; d'ailleurs, en Italie, la politique a mangé la culture ». Il égrena alors un étonnant chapelet des méfaits et forfaits constatés dans certaines affaires mêlant le médiatique et le politique, sous la houlette de Berlusconi.
En France, la situation semble différente, mais l'est-elle tellement ? Revenons aux deux pages de journaux que j'ai évoquées au début. La publicité de Vivendi, comme les cerveaux disponibles de TF1, c'est du berlusconisme ! Et laisser sans solidarité effective un homme de l'art, ses deux collaboratrices et vingt-cinq plasticiens de réputation internationale, c'est aussi du berlusconisme !
Puisque l'Italie fait réfléchir, laissons à Dario Fo le dernier mot : « Lorsqu'un enfant naît, ses parents s'empressent de le faire rire en lui faisant des grimaces. Pourquoi ? Parce qu'au moment où il rit cela signifie que l'intelligence est née, il a su distinguer le vrai du faux, le réel de l'imaginaire, la grimace de la menace, il a su voir au-delà du masque. Le rire libère l'homme de la peur. Alors, rions. »