Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’examen du présent projet de loi de programmation des finances publiques pour les années 2011 à 2014 est, pour des raisons un peu particulières, imbriqué dans le débat sur les prélèvements obligatoires et l’endettement.
Que l’on me permette de pointer d’emblée quelques aspects pour le moins discutables de ce texte.
Nous avions débattu, en novembre 2008, voilà donc presque deux ans jour pour jour, d’un projet de loi du même ordre et qui, pour l’essentiel, participait des mêmes objectifs de maîtrise de la dépense publique et de réduction des déficits. Le dispositif de ce texte n’a pas supporté l’épreuve du temps – et surtout de l’aggravation de la crise financière –, et on peut légitimement penser qu’il en ira de même pour celui qui nous est soumis aujourd’hui.
Si la précédente loi de programmation concernait la législature en cours, le présent texte porte sur les années 2011 à 2014. Or, un rendez-vous essentiel nous attend au printemps de 2012 : en fonction de certains éléments de la situation politique d’aujourd’hui et de demain, il pourrait entraîner une modification des rapports de force politiques dans notre pays et, de fait, conduire à la conception et à la mise en œuvre de choix politiques différents de ceux qui prévalent actuellement. En effet, ce projet de loi de programmation n’est que la déclinaison française des choix politiques imposés par la bureaucratie bruxelloise, au nom de la course à l’euro fort.
Je formulerai maintenant quelques observations générales.
Tout d’abord, l’endettement des personnes morales de droit public, à commencer par l’État, a augmenté de manière particulièrement spectaculaire, et ce depuis 2007. Au-delà de la crise économique et de ses symptômes financiers de l’été 2008, le glissement de la dette publique n’a pas cessé depuis plus de vingt-cinq ans et n’a fait que s’accélérer ces derniers temps. À la fin de 2003, l’encours de la dette publique atteignait 788 milliards d’euros ; il est monté à 921 milliards d’euros à la fin de 2007 et il s’élevait, fin septembre 2010, à 1 223 milliards d’euros.
On constate donc bel et bien une forme d’accélération de la formation de la dette publique, allant de pair avec une mutation interne, puisque la part des bons du Trésor sur formules, éléments de court terme de la dette, dans l’ensemble de l’encours, est passée, entre fin 2007 et septembre 2010, de 79 milliards à 206 milliards d’euros. Mes chers collègues, cette évolution montre à l’évidence que, devant des problèmes récurrents de trésorerie, l’État se trouve contraint de faire fonctionner la coûteuse « planche à billets » que constituent les bons du Trésor, pour faire face aux exigences du quotidien. Nous pouvons d’ores et déjà en remercier les heureux concepteurs du système européen de banques centrales, qui ont adossé celui-ci à la perte, pour les États souverains, du droit d’émettre la monnaie.
De plus, circonstance aggravante pour votre politique, la part de la dette publique de l’État détenue par des non-résidents a fortement progressé, passant de 58, 7 % de l’encours fin 2007 à 70, 6 % fin juin 2010. Le produit « dette publique française » est donc fort intéressant pour les marchés financiers, même s’il faut sans doute se méfier des apparences, puisque les non-résidents sont, assez souvent, des filiales étrangères d’établissements bancaires et financiers français et que la langue maternelle de leurs clients est souvent celle de Molière !
Mais cette progression de la dette publique n’est qu’un des éléments du sujet. La dette n’est même, d’une certaine façon, que le miroir des errements du passé ; elle apparaît comme la démonstration que les choix politiques et fiscaux mis en œuvre depuis quelques décennies ont mené l’État, les collectivités territoriales et même la sécurité sociale aux plus grandes difficultés.
Si l’on appréhende la dette publique comme la somme cumulée des déficits budgétaires successifs, il faut donc revenir à la source de ces derniers.
Dans les milieux courtisans de l’Élysée, de Matignon, dans les bureaux de Bercy, dans les salons du MEDEF et les cénacles patronaux, la cause est entendue : les déficits publics sont engendrés par les dépenses publiques, par des dépenses d’administration excessives, par un trop grand nombre de fonctionnaires…
Toutefois, ce discours est passablement dépassé et il a déjà servi plus d’une fois. Mes chers collègues, je ne vous assénerai pas moult citations, tirées de je ne sais combien de discours des années passées, mais cela fait tant de fois que l’on nous ressort l’antienne de la réduction des dépenses publiques que nous sommes obligés de poser la question suivante : depuis très longtemps on nous affirme que la réduction des dépenses publiques entraînera celle des déficits publics, mais ceux-ci, comme la dette, continuent de croître et embellir ; dans ces conditions, ne faut-il pas considérer que ces mesures mènent au résultat exactement inverse de celui qui était annoncé au départ ?
En effet, ce n’est pas la première fois que l’on essaie de contraindre les dépenses publiques. Dois-je rappeler ici les termes de la loi de 1994, qui visait les mêmes objectifs que celle dont nous allons débattre et qui est devenue sans objet à la suite de l’adoption de la loi de finances rectificative de l’été 1995, constatant le creusement des déficits ? N’a-t-on pas, en 1993, réformé la dotation globale de fonctionnement pour geler les concours de l’État aux collectivités locales et créer ainsi les conditions d’une baisse de cette source de financement essentielle ? N’avez-vous pas procédé, depuis 2007 et durant la législature précédente, à des suppressions massives d’emplois publics, mettant ainsi en œuvre un véritable plan social inavoué, dont les effets sur la qualité du service rendu semblent plus évidents que les effets sur la situation des comptes ?
Vous souhaitez, au travers de ce projet de loi de programmation des finances publiques, aller encore plus loin en encadrant plus sévèrement les crédits affectés aux différentes missions budgétaires. Mais la question récurrente demeure, et nous vous la posons de nouveau : monsieur le ministre, pourquoi ces mesures, qui n’ont pas évité durant vingt-cinq ans le dérapage des finances publiques, seraient-elles, demain, plus efficaces qu’elles ne l’ont été jusqu’à présent ?
Pourquoi devrions-nous croire le Gouvernement sur parole, alors que rien n’a jamais prouvé le bien-fondé des réductions de la dépense publique ?
À la vérité, il faut replacer la situation de la dette de l’État dans le contexte plus général de l’endettement des autres agents économiques.
En France, l’endettement public est une réalité, mais le niveau d’endettement atteint s’avère in fine moins important que celui de bien d’autres pays, notamment de nos pays voisins.
Ainsi, notre dette est plus faible que celle de la Belgique ; elle est d’un niveau assez comparable à celle de l’Allemagne ; elle est inférieure à celle du Royaume-Uni et très sensiblement plus faible que celle de l’Italie. Par ailleurs, elle est également inférieure à la dette publique des États-Unis, ainsi qu’à celle du Japon.
Mais, surtout, l’endettement des entreprises et des ménages demeure relativement plus faible qu’ailleurs, singulièrement dans des pays comme le Royaume-Uni et les États-Unis. Dans ces pays, l’endettement des ménages constitue, d’une certaine manière, le moteur de l’activité économique, mais aussi, comme nous l’avons vu avec la crise des subprimes, parfois la source des désordres de l’économie.
Ce décalage entre l’endettement public et l’endettement privé est peut-être, à la vérité, l’un des premiers éléments à prendre en compte.
En fait, cela fait une bonne vingtaine d’années que la situation des entreprises a connu, de manière générale, une profonde évolution, leurs besoins de financement étant sans cesse réduits au motif que des mesures fiscales et sociales diverses et variées les ont conduit à renforcer leur trésorerie.
Mais ne me faites pas dire que toutes les entreprises de notre pays sont logées à la même enseigne ! Il y a un monde entre les 146 milliards d’euros de trésorerie disponible des groupes du CAC 40 et les difficultés de crédit de nos artisans et de nos très petites entreprises, ainsi que l’a révélé l’aggravation de la crise financière de l’été 2008. Ces difficultés se sont matérialisées, si l’on peut dire, par le nombre élevé de faillites et de procédures collectives que nous avons pu observer durant l’année 2009.
Toutefois, se dégage bel et bien une tendance générale, celle du désendettement des entreprises dans un contexte d’aggravation du déficit de l’État.
Le lien entre l’amélioration de la trésorerie des entreprises et la détérioration continue des comptes publics est clairement établi.
Depuis 1985, nous avons progressivement diminué le taux de l’impôt sur les sociétés, qui est passé de 50 % à 33, 33 % ; la taxe professionnelle a été encadrée, réformée, allégée, avant d’être supprimée ; et nous avons eu droit, singulièrement depuis 1993, à une succession ininterrompue de mesures visant à alléger les cotisations sociales des entreprises.
Or toutes ces politiques ont un coût, en termes non seulement de moins-values fiscales que l’État a dû supporter, mais également de recettes de compensation qu’il a fallu mobiliser pour les collectivités locales comme pour la sécurité sociale, et leurs effets n’ont pas été particulièrement évidents.
C’est l’emploi qui a motivé, au fil des années et des débats budgétaires, toutes les mesures qui ont été prises. Mais, en cette fin de l’année 2010, la situation de l’emploi est-elle globalement meilleure qu’elle ne l’était à la fin de l’année 1985, à une époque où la flexibilité de l’emploi, le temps partiel, la précarité n’avaient pas encore commis les ravages que nous connaissons aujourd’hui ? Et dire qu’une bonne partie des sommes que l’État dépense chaque année vise, notamment, à maintenir et à développer ces formes d’emplois atypiques et précaires ! Voilà qui constitue tout de même la quintessence du gaspillage des fonds publics !
Pour ce qui concerne l’endettement des ménages, notons que, malgré les efforts accomplis par le secteur bancaire pour contraindre nos compatriotes à recourir massivement au crédit pour faire face aux dépenses du quotidien comme à leurs investissements, nous conservons à la fois un taux d’épargne élevé et un endettement des ménages relativement faible.
Nul doute qu’il faille y voir là l’un des aspects positifs de notre pacte social, qui ne se matérialise pas nécessairement dans l’usage et l’abus de l’endettement pour accéder à la propriété. En dépit des attaques dont notre pacte social est l’objet et qui datent au moins depuis l’époque où l’on a baissé les impôts et les cotisations dues par les entreprises, nous continuons d’avoir un système de sécurité sociale permettant d’éviter au plus grand nombre de nos concitoyens d’avoir à s’endetter pour leur santé, pour assurer leurs vieux jours ou encore pour faire face à certaines dépenses couvertes par les prestations familiales.
S’attaquer comme vous le faites depuis 2007 – et comme vous avez l’intention de le faire encore avec ce projet de loi de programmation des finances publiques – aux dépenses sociales est risqué au regard des effets qui pourraient en résulter sur les ménages. En effet, le risque est réel de voir certaines familles ne pas réussir à faire face à certaines situations, ce qui creusera, de fait, des inégalités en matière d’accès aux soins, à la culture, aux loisirs, et sera porteur de nouveaux dangers pour la société dans son ensemble.
La dépense publique a, incontestablement, des vertus redistributrices et correctrices des inégalités sociales. La réduire, c’est laisser les inégalités se développer de nouveau, avec tout ce que cela implique en termes de frustration et de colère sociales. Le fait est que ce projet de loi de programmation des finances publiques ne semble pas le moins du monde prévoir un mode de gestion différent des affaires publiques.
Ainsi, est programmée la poursuite de la mise en déclin des dépenses publiques, réduisant celles de l’État à un niveau inférieur à celui de 1985, alors même que le déficit a explosé et s’est largement cristallisé. De plus, le service de la dette va, sans doute, peser pendant quelques années sur le solde budgétaire global, rendant plus lointain le moment où le solde primaire sera de nouveau excédentaire.
S’agissant des dépenses fiscales, ce véritable gruyère législatif que des années de débat budgétaire contraint ont permis d’affiner, le moins que l’on puisse dire, c’est que nous nous trouvons encore bien loin d’une revue de détail plus précise et plus « critique » ! Surtout, on polarise le débat sur un nombre particulièrement réduit de niches et, par habitude, on fait abstraction des niches fiscales et sociales considérables dont bénéficient les entreprises.
On omet de parler des 34 milliards d’euros que l’on a dépensés en 2009 pour le régime des groupes dont ne bénéficient que les plus grandes entreprises à vocation internationale. Que d’argent utilisé pour aider ces groupes à externaliser leurs productions, à liquider des emplois en France et à réaliser des investissements à l’optimum de rentabilité qu’ils peuvent en espérer !
De la même manière, il faudra, un jour, tirer les conclusions de la diminution de la dernière tranche de l’impôt sur le revenu et du maintien des multiples dispositifs dérogatoires qui permettent d’échapper à la juste contribution des revenus du capital et du patrimoine, cet ensemble de « niches fiscales » étant sans doute le plus coûteux.
Après ce que je viens de dire, vous comprendrez, mes chers collègues, que, fort logiquement, nous ne voterons pas ce projet de loi de programmation des dépenses publiques. En effet, ce projet de loi ne revient pas sur les inégalités fiscales, imposant au plus grand nombre sacrifices et injustices, mais il programme, surtout, l’austérité sur la longue durée !