Monsieur le président, madame la ministre d’État, mes chers collègues, je suis, comme nombre de mes collègues, dont Alain Anziani, un peu désarçonnée – une fois n’est pas coutume – par la charge de M. le rapporteur : je ne sais pas si ce sont mes propos qui reprennent les siens, ou l’inverse ; en tout cas, son intervention m’a un peu coupé les ailes. Nos assistants auraient-ils, par hasard, travaillé ensemble ?
Ou alors, cela signifie que nos arguments sont fondés et parfaitement objectifs, en dépit des affirmations contraires du Gouvernement. Quoi qu’il en soit, il est difficile d’intervenir en dernier quand un tel consensus se dégage sur l’analyse d’un texte. S’agissant du vote, j’en suis malheureusement moins sûre…
J’essayerai donc de procéder à une brève synthèse de l’ensemble des interventions, en tendant d’apporter quelques éléments nouveaux.
L’argument qui est revenu comme un leitmotiv – effet du hasard ou de la répétition ? – est celui de l’incohérence en termes de calendrier, tant dans la programmation de la discussion du texte lors de cette séance tardive – c’est peut-être, comme les vendanges tardives, un cadeau du Père Noël, mais, sincèrement, j’ai du mal à y croire – que dans la précipitation à le mettre en œuvre. Il mériterait pourtant que l’on prenne le temps d’engager une réelle et large concertation.
Enfin, dans le contexte socioéconomique et financier actuel particulièrement défavorable, j’ai beaucoup de mal à comprendre l’obstination du Gouvernement quant à la date de prise d’effet de la réforme, date qui est totalement irréaliste ; je ne suis pas la seule à le dire.
Oui, une réforme générale de la postulation et de la représentation devant les cours d’appel est utile et nécessaire. Mais comment la concevoir en occultant les tribunaux de première instance, en oubliant de s’interroger sur les incohérences, sur le coût réel prévisible de la contestable et contestée réforme de la carte judiciaire, ainsi que sur les corrections indispensables à lui apporter, en dépit des affirmations du Gouvernement ?
Simplifier et moderniser la justice, en rendre l’accès à tous plus facile et moins onéreux sont de nobles objectifs auxquels nous ne pouvons que souscrire. Encore faut-il que les moyens proposés pour y parvenir soient réalistes et adaptés.
De fait, malgré l’excellent travail de M. le rapporteur et les avancées réalisées, force est de constater que les objectifs visés sont encore loin d’être atteints, d’autant que les amendements déposés, depuis, par le Gouvernement laissent augurer qu’un mauvais sort sera fait au texte de la commission. Mais attendons les débats et faisons confiance à la sagesse de nos collègues.
En matière de calendrier, outre la bousculade à laquelle nous ne résistons que tant bien que mal, et qui nous pousse à examiner de plus en plus vite des textes de plus en plus nombreux, seul le Gouvernement, envers et contre tous, persiste à croire, ou à faire semblant de croire, que la date d’effet de cette réforme peut toujours être fixée au 1er janvier 2011 sans désorganiser gravement la justice.
Provoquer des licenciements caractérisés d’économiques ou aliéner l’outil de travail de plus de 2 000 personnes, financer, mal, la réforme par la création d’une taxe qui sera acquittée par les justiciables, pas tous fortunés par les temps qui courent : tout cela est-il vraiment urgent et indispensable ?
D’autres solutions pouvaient, et auraient dû être examinées. L’étude d’impact en prévoyait ; les avoués eux-mêmes, quand ils ont enfin pu être reçus à la Chancellerie, en ont avancé : nenni, trop tard, il y a urgence à boucler ce texte...
Où est la simplification attendue ? Persistance de régimes différents en France ; 28 cours d’appel qui ont aujourd’hui 440 interlocuteurs avoués et qui auront demain 45 000 interlocuteurs avocats, sans y être réellement préparées, malgré vos affirmations quant au système de communication électronique. Ce système, qui avait été mis en place par les avoués, n’est que partiellement utilisé par les avocats et ne sera pas – c’est un leurre que de l’affirmer – fonctionnel au 1er janvier 2011.
On peut prévoir l’encombrement des cours d’appel, des irrecevabilités injustes pour les citoyens, liées à des problèmes de fonctionnement informatique, car la mise en œuvre de la réforme aura été précipitée.
Mais, nous dites-vous, la justice sera plus simple avec un seul intervenant dans les cours. Mais seuls les avocats du ressort pourront accéder aux cours ! Quid des TGI ? Il aurait fallu prendre le temps de s’intéresser à la postulation devant l’ensemble des juridictions.
Quel avenir cette réforme annonce-t-elle pour les petits cabinets d’avocats, éloignés géographiquement des cours d’appel, et que la suppression de ces professionnels de la procédure d’appel, après la disparition des tribunaux d’instances proches de chez eux, va totalement désorganiser ?
Faux, me direz-vous ! Ils n’auront pas besoin de se déplacer pour signifier leurs conclusions ou pour prendre connaissance des délibérés ; le système informatique leur permettra de faire ces actes à distance. Peut-être, mais c’est ignorer – et je ne veux pas croire, madame la ministre d’État, que vous méconnaissez à ce point le monde judiciaire – que les logiciels utilisés par les avocats sont incompatibles avec ceux dont se servent les avoués, d’où une obligation de se former, d’investir, ce qui représente une perte de temps et d’argent. Voilà la réalité !
Comme les petits cabinets d’avocats ne pourront assumer ces charges, ils devront donc, avant toute affaire, préciser au client potentiel que, si appel il y a, ils ne pourront le suivre et qu’il faudra s’adresser à un confrère, un plus gros cabinet, structuré, dans lequel le volume des affaires traitées permet de disposer de compétences spécialisées, un cabinet « à l’anglo-saxonne », qui ne sera pas installé dans une petite ou moyenne ville, et dont les tarifs pratiqués ne seront accessibles qu’aux plus fortunés des Français.
Géographiquement, matériellement, financièrement, la justice s’éloigne de tous…
Outre le fait que les professionnels ont l’impression d’être écrasés par de multiples réformes, passées et à venir, toutes plus destructrices les unes que les autres – je pense à la réforme de la carte judiciaire –, c’est le mépris avec lequel sont traitées leurs difficultés sur le terrain qui les indigne le plus.
Par ailleurs, la justice ne sera pas moins chère pour le justiciable, pour qui le coût d’un appel sera non pas diminué, mais au mieux identique : coût moyen d’un avoué, 981 euros ; coût moyen d’un avocat, 1014 euros. Elle ne sera pas plus rapide non plus, puisque les délais de traitement des dossiers vont augmenter du fait de l’inflation prévisible du taux d’appel et de la désorganisation annoncée par les professionnels. En tout cas, elle sera moins accessible.
Revenons un instant sur le financement de la réforme, car il faudra bien la financer. Je ne suis pas une grande spécialiste des finances, je les maîtrise moins bien que les statistiques, mais tout de même, je m’interroge.
On crée une taxe de 330 euros par dossier, pendant huit ans ; on compte 100 000 dossiers par an aujourd’hui, plus 15 % d’inflation des appels, selon l’étude d’impact, et moins 17 % de dossiers d’aide juridictionnelle – si l’on en reste à 100 000 appelants par an ; nous n’en sommes plus à 2 000 près dans ce genre de calcul –, soit, au total, entre 250 millions d’euros et 260 millions d’euros sur huit ans, pour un coût annoncé de 350 millions d’euros, sans compter les frais financiers – il faudra verser les sommes aux avoués et à leurs salariés avant huit ans –, les pertes de recettes diverses ou les charges non prises en compte aujourd’hui : indemnités accessoires pour les salariés, prise en charge sociale de personnes pendant des périodes de chômage et exonérations diverses, TVA et impôts sur le revenu non collectés… Bref, on est très loin du compte !
Est-ce vraiment le moment de rajouter de telles charges à l’État, puisque la taxe est loin de couvrir les sommes nécessaires, ou au contribuable, car une fois la réforme lancée, on ne pourra plus l’arrêter et il faudra bien la financer ?
À l’évidence, le préjudice subi implique une indemnisation des avoués ; le principe en est reconnu. Mais de quelle indemnisation parle-t-on réellement aujourd'hui ? Le remboursement de la valeur de l’office acquis sous le contrôle de l’État ? Ce droit à remboursement est la conséquence directe de la décision par l’État de supprimer les offices d’avoués ; il est inévitable, puisqu’il s’agit de la créance que ceux-ci détiennent sur lui. Mais quid de l’indemnisation des préjudices subis, économiques et matériels, conséquence directe de la perte de leur outil de travail ? Il y avait ici une confusion, sans doute volontaire, opérée par la Chancellerie.
Le nouvel article 13 tel que réécrit par la commission, s’il améliore la situation en se référant aux dispositions législatives pertinentes, laisse malgré tout le juge de l’expropriation dans l’ignorance des bases à prendre en compte pour cette indemnisation. Il ne définit pas non plus les autres préjudices à évaluer et à indemniser.
Justice plus simple et moins chère ? Je n’ai pas encore l’impression de m’en approcher. Justice plus juste ? Pour les 1850 salariés des avoués ?... Hormis ceux qui ont des compétences juridiques spéciales, beaucoup sont des femmes, seules avec des enfants, des charges, peu de diplômes et d’expérience professionnelle. Même si un effort social important a été consenti par la Commission pour les plus jeunes d’entre eux, dans le contexte actuel de la révision générale des politiques publiques, ou RGPP, on peut douter qu’ils retrouvent un poste dans la fonction publique judiciaire, malgré la promesse d’ouverture de 380 postes leur étant spécialement dévolus.
Cette promesse brille d’ailleurs quelque peu par son imprécision et n’engage finalement que ceux qui y croient. Quid de la nature de ces contrats de travail ? Contrats à durée indéterminée ou contrats à durée déterminée ? Et, dans ce dernier cas, pour quelle durée ? Avec ou sans pérennisation ? Comment s’effectuera la sélection, étant rappelé le principe de l’égal accès à la fonction publique ? Quelle sera la localisation géographique des postes ouverts ?
Quant aux baisses de salaires, quelles seront les compensations réelles ? Certes, des compensations temporaires de salaires sont prévues en cas de nouvel emploi moins bien rémunéré, mais celles-ci sont plafonnées à hauteur du financement et dans le temps. Que valent-elles face à des emprunts ou à des charges liées au logement, par exemple ?
Que de questions en suspens pour un texte si bien préparé ! La seule certitude, ce sont les 1470 autres salariés, qui peuvent être assurés, cette fois, d’une promesse de chômage du fait de la spécificité de leur emploi. La loi place donc des personnes parmi les plus vulnérables dans une précarité difficilement compréhensible.
Démantèlement, désorganisation, inaccessibilité matérielle et financière d’une justice que le Président de la République, peut-être hanté par sa vie professionnelle antérieure ou future, rêve à l’anglo-saxonne, une justice à deux vitesses, aux ordres du pouvoir politique en place, organisée en gros cabinets multicompétents, mais parfois loin des préoccupations terre à terre de nos concitoyens, car le regard rivé sur de grosses affaires médiatiques ou financières, complexes et attirantes. Ce n’est pas cette justice que je veux pour mon pays.
Avec mon groupe, pour toutes ces raisons, et affirmant néanmoins la nécessité d’engager de réelles réformes de fond, accompagnées d’une véritable concertation avec les professionnels du monde judiciaire, je voterai contre ce texte mal abouti et en trompe-l’œil.