Intervention de Robert Badinter

Réunion du 21 décembre 2009 à 14h30
Représentation devant les cours d'appel — Question préalable

Photo de Robert BadinterRobert Badinter :

Sur le fond, c’est simple. La question préalable consiste à dire que ce n’est pas le moment de débattre. C’est tout ! Depuis des décennies, tout le monde s’accorde sur le fait qu’il est temps d’en finir, de créer une profession unique, laquelle sera la profession d’avocat. Le processus est en cours, il se réalise par étapes : après la suppression des avoués près le tribunal de grande instance viendra inévitablement le jour où disparaîtront les avoués près la cour d’appel.

Pour autant, était-ce le moment ? Je n’en suis pas du tout convaincu, pas plus, me semble-t-il, qu’aucun d’entre nous !

Vous aussi, madame la ministre d’État, vous accomplissez la mission qui vous est assignée. Ainsi invoquez-vous la nécessité de moderniser la justice. Cette perspective de modernisation a tant enthousiasmé mon vieil ami Jacques Attali qu’il a glissé, dans le cours de son rapport-fleuve, une proposition d’action immédiate s’agissant de la profession d’avoué près la cour d’appel.

Entre le dépôt du rapport Attali et la situation économique actuelle, on ne peut pas dire que nous soyons - hélas ! – dans la même condition. Et si bon nombre des sujets qu‘il avait évoqués ont été abandonnés, il aurait mieux valu, en ce qui concerne celui qui nous occupe, en différer également l’examen.

Je reprends l’un de vos arguments en faveur de la réforme que vous proposez, c’est un pas nécessaire vers la modernisation, qu’aurait d’ailleurs esquissé Mme Le Branchu. Je vais vous faire une confidence : on me l’avait déjà demandé ! Le Premier président Jean-Claude Magendie a raison : le cœur de la dématérialisation, c’est la numérisation.

À cet égard, dans l’état où sont les professions judiciaires, il est évident que les études d’avoués des grandes cours d’appel sont beaucoup mieux à même de répondre à la demande, par leurs pratiques, par la concentration des moyens numériques à leur disposition, que ne le sont la plupart des avocats.

À partir de là, finissons d’abord ce qui est essentiel, c’est-à-dire la dématérialisation et passons ensuite à la suppression des avoués près la cour.

Vous dites que les justiciables n’y comprennent rien. Ils ne sont pas sots ! Je ne pense pas que telle soit votre pensée. Quand on leur explique que, pour leur pourvoi en cassation, ils iront chez un avocat au conseil, ils le comprennent. Je ne les ai jamais vus s’émouvoir du rappel de la règle vieille de deux siècles qui fait intervenir un avoué près la cour pour le travail procédural.

Quand vous argumentez sur la réduction du coût, je vous le dis très franchement, vous ne me convainquez pas. Je ne crois pas que la réforme que vous entreprenez sera, pour les années à venir, porteuse d’économies. Mesurez que tous les cabinets d’avocats ne seront pas à même de procéder demain matin à la numérisation !

Quant aux plus grands cabinets, ceux qui sont très organisés, ils ont des frais généraux considérables. On ne peut pas leur demander de perdre de l’argent avec cette activité. À cet égard, les honoraires échappant à toutes taxes de ces cabinets, qui seront, à mon avis, les seuls capables d’assumer ce complément d’activité, seront inévitablement – et légitimement – plus élevés que ceux qui sont aujourd’hui pratiqués par les avoués prés la cour d’appel. Ces derniers n’ont pas de clients personnels et sont organisés en fonction de leurs correspondants.

Quelles que soient les perspectives que vous êtes en droit d’en espérer sur le long terme, vous ne pouvez attendre de cette réforme ni une amélioration des services, ni une réduction des coûts.

Que va-t-il se passer ? Je laisse de côté la querelle juridique, brillamment évoquée par le doyen Gélard, pour en venir à la vérité humaine qu’il est toujours important de rappeler.

Il est toujours douloureux de quitter une profession qu’on a affectionnée. Que vont devenir ces personnes ? Que pourront faire les plus âgés, qui vont perdre leurs correspondants ?

Peut-être les meilleurs – j’entends en chiffre d’affaires – retrouveront-ils, au sein de très grands cabinets, une possibilité d’activité comme conseil. Mais ce n’est ni leur formation initiale, ni leur compétence souveraine.

De patrons d’une PME, ils vont donc devenir associés secondaires d’une grande firme : on reconnaîtra que, à leur âge, ce n’est pas une perspective souriante.

Et comment s’effectuera le reclassement professionnel des avoués âgés qui n’ont pas derrière eux un tel niveau d’études ? Quant aux plus jeunes, qui ont investi dix ou quinze ans dans cette voie, ils vont devoir se reconvertir. Ils le feront – le savoir juridique existe –, mais ce ne sera pas facile.

Au-delà de l’expropriation, traitée à l’article 17 du projet de loi en effet – je connais la jurisprudence : n’insistons pas –, la question qui se pose est, disons-le, celle des personnels.

Je sais bien que la Chancellerie a fait un effort –350 salariés, c’est très bien –, mais, tout de même, pour les avoir si bien connus en mon temps de basoche, je puis dire que ces personnels chaleureux, et même assez joyeux, avaient la formation exigée à l’époque, pas celle que recherchent les grands cabinets d’affaires d’aujourd'hui.

À un certain âge, après des décennies d’un travail itératif, avoir à se reconvertir, espérer trouver sur le marché tel qu’il est un nouvel emploi sera une très grande épreuve pour eux et, surtout, pour elles, car il s’agit essentiellement de femmes.

Réforme aujourd'hui indispensable ? Je ne le crois pas. Réforme envisageable à long terme ? J’en suis convaincu. Tel est bien le sens de cette motion tendant à opposer la question préalable : ce n’est pas le moment !

Je constate l’état actuel de nos finances publiques, imprévisible au moment de la parution du rapport Attali ; je connais les préoccupations de nos concitoyens et je m’interroge : va-t-on encore ajouter des chômeurs aux chômeurs, des mécontents aux mécontents ?

Et tout cela, pour quoi ? Pas pour la satisfaction du justiciable ! Pas pour la modernisation de la justice, laquelle passe, j’en suis convaincu, par la dématérialisation, d’ailleurs avec les cabinets ou les offices ministériels existants…

Non, c’est tout simplement le résultat d’un de ces singuliers mouvements presque autonomes qui, d’une idée jaillie au sein d’une commission puis approuvée par le Président de la République, enclenchent la machine.

Et voilà que nous nous retrouvons un jour à voter des lois dont, au fond de nous-mêmes, nous percevons bien qu’elles ne sont ni urgentes ni abouties ! D’où cette question préalable, madame le garde des sceaux, monsieur le président, mes chers collègues.

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