Monsieur le président, monsieur le ministre, madame le ministre, mes premiers mots seront pour exprimer un regret.
Oui, je regrette que le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale ne fasse pas l’objet d’un véritable débat au Parlement suivi d’un vote. Les conclusions de ce texte, déjà avalisées par le Président de la République, auraient dû subir l’analyse et l’étude minutieuses des commissions parlementaires.
Nous avons à la place une simple opération de communication destinée à mettre en lumière les décisions prises par le chef de l’État.
C’est cette méthode, peu respectueuse à l’égard des droits du Parlement et en conséquence méprisante à l’égard de l’opposition, qui nous avait conduits, ma collègue députée Patricia Adam et moi-même, à démissionner de la commission du Livre Blanc.
Ce n’était pas tant le travail intellectuel de la commission que nous mettions en cause que le fait de trouver régulièrement exposés dans la presse des engagements qui venaient conditionner les travaux en cours : la réforme des services de renseignement, la création d’une base navale à Abu Dhabi, l’envoi de renforts en Afghanistan, la réinsertion dans le commandement intégré de l’OTAN, la poursuite du rattachement de la gendarmerie au ministère de l’intérieur, la réduction d’un tiers de la composante nucléaire aéroportée, la préparation des réductions des implantations territoriales des unités militaires sans concertation avec les élus, la réduction du format des armées...
Bref, cette commission est devenue, malgré la qualité de ses membres et la bonne tenue de ses travaux, le registre notarial des annonces et des décisions du Président de la République.
Pis encore, dans le même temps, l’exercice de révision générale des politiques publiques, la RGPP, était mis en œuvre, sans transparence, avec comme finalité principale la réduction drastique des fonctions « soutien et logistique interarmées », la réduction du format et l’externalisation pour réaliser des économies.
Entre l’enclume de l’Élysée et le marteau de la RGPP, les belles envolées intellectuelles issues des débats du Livre blanc furent asservies, comprimées, conditionnées. Conscients de la nécessité impérieuse d’une véritable réforme de notre dispositif de défense, nous ne voulions pas cautionner cette entreprise peu soucieuse du respect des droits du Parlement.
Toujours convaincu de la nécessité d’un grand débat national et européen sur les questions de défense, de sécurité, de politique étrangère, je n’ai cessé de réclamer qu’une discussion suivie d’un vote ait lieu au Parlement sur le Livre blanc et sur ses conclusions. Cela aurait servi, en outre, à faire émerger de la discussion, de l’échange et du vote, un consensus le plus large possible, qui eût été source de légitimité pour les nouvelles modalités de notre défense.
Une série de courtes interventions comme ce soir encadrées par la parole ministérielle n’est pas un véritable débat parlementaire : il s’agit plutôt d’un rituel destiné à se donner bonne conscience et à permettre ensuite au pouvoir exécutif de « communiquer », en faisant croire à l’opinion publique que le Parlement a délibéré.
Or, ici et maintenant, point de délibération et point de vote ! Nous voilà devenus, monsieur le président, une Haute Chambre d’enregistrement !
Il est d’ailleurs étonnant que, cet après-midi, les divers groupes de l'Assemblée nationale aient chacun bénéficié d’une heure pour intervenir, alors que, ce soir, au Sénat, nous sommes limités à un quart d’heure ! J’ajoute que, si nous sommes très flattés de la présence de plusieurs membres du Gouvernement – quatre au début du débat, deux maintenant –, c’est le Premier ministre qui nous était promis, comme à l'Assemblée nationale… Je m’étonne encore, monsieur le président, de cette différence de traitement entre les deux assemblées.
J’insiste : un nouveau Livre blanc était nécessaire. Il l’était parce que le contexte stratégique s’est transformé depuis 1994 et parce que, ces dernières années, la crise financière qui guettait la défense menaçait l’ensemble du dispositif de sécurité. Il était nécessaire aussi parce que la France se devait de prendre le virage vers une véritable Europe de la défense.
Nécessaire, ce nouveau Livre blanc était devenu même obligatoire, parce que, après les formidables bouleversements intervenus avec la professionnalisation des armées, il était urgent de recréer, peut-être même de refonder, les bases du lien armée- Nation, de reconsidérer le statut des militaires en avançant vers de nouveaux droits mieux adaptés à leur nouvelle situation de professionnels au service de la Nation.
Or, dès le départ, cet exercice avait manqué sa cible, puisque la rédaction du Livre blanc aurait dû être couplée avec un exercice de même nature au niveau européen. La présidence française de l’Union européenne aurait été l’occasion rêvée. À la place, nous avons eu un travail franco-français !
Quinze petites minutes ne me permettront pas d’analyser de manière exhaustive le Livre blanc. Je choisirai donc quelques points frappants de ce texte volumineux et foisonnant.
Parlons d’abord du nerf de la guerre.
Le dernier Livre blanc, « cuvée 1994 », était obsolète ; le modèle d’armée proposé, dit « modèle 2015 », était devenu une coquille vide de sens et son financement, inapproprié. D’ailleurs, le Président de la République le reconnaît dès la préface de son Livre blanc : « Le modèle d’armée 2015 [...] s’est révélé à la fois inadapté et inaccessible ».
J’avais averti en ce sens à plusieurs reprises le gouvernement précédent. À l’époque, Mme Michèle Alliot-Marie nous répondait, sous les applaudissements de la majorité UMP, que tout allait bien, que moyennant seulement quelques ajustements le modèle 2015 était viable et que les finances de la défense tenaient la route.
Comment est-il possible de découvrir subitement autant de trous dans l’armure et de s’apercevoir, en 2007, que, pour les besoins en équipements, il fallait financer un surcroît annuel de 6 milliards d’euros en moyenne pendant six ans, à verser à partir de 2009 ?
Je constate aujourd’hui que si, entre 2003 et 2008, les dépenses d’équipement n’ont pu être financées comme prévu, c’est parce qu’elles n’avaient pas été évaluées à leur juste niveau lors de la programmation initiale.
Ces sous-évaluations concernaient le lancement de programmes nouveaux, le maintien en condition opérationnelle des matériels et les coûts des programmes en cours.
Voilà l’héritage, qui est aussi votre bilan !
Or cette situation pèse et pèsera sur la politique de défense et de sécurité de la France.
Aujourd’hui, vous devez, monsieur le ministre, répondre aux sévères critiques portées contre votre politique de défense et de sécurité. Elles ne viennent d’ailleurs pas que des rangs de l’opposition.
La critique s’exprime dans les journaux, elle se murmure dans les casernes : j’ai ainsi pu lire récemment que votre politique conduit au « déclassement militaire » de la France.
Ne vous trompez pas, monsieur le ministre, mes propos ne sont pas empreints de mauvaise joie, schadenfreude disent les Allemands. Reconnaissez tout de même qu’il est savoureux de constater que, après que vous avez fait porter, vous et vos amis, des accusations injustifiées sur les socialistes et sur leur action en matière de défense, ce soit sur vous aujourd’hui que tombe une si grave interpellation !
Même si je ne les partage pas dans leur intégralité, certains rudes diagnostics posés sur votre politique de défense ne peuvent pas être éliminés de notre discussion d’un simple revers de main disciplinaire.
La tribune publiée par des généraux et des officiers supérieurs, parue dans le Figaro, doit être versée au débat. Ils écrivent : « Une réduction prévisible et sans imagination du format des armées, à peine compensée par d’hypothétiques innovations technologiques et organisationnelles : il y a comme une imposture à présenter ces résultats comme un progrès dans l’efficacité de l’instrument militaire. » Ce n’est pas rien !
D’ailleurs, cette expression publique de militaires pose aussi, en passant, des questions sur la possibilité pour ces fonctionnaires militaires d’exercer des droits élémentaires d’expression démocratique. Cet aspect, escamoté en 2005 lors de la dernière réforme du statut général des militaires, est toujours d’actualité, je tiens à le souligner.
Ne nous trompons pas d’exercice ; malgré l’effort, théorique, du Livre blanc pour mettre en cohérence les missions et les moyens de nos forces, nous savons bien que les arbitrages en cours de réalisation sur les équipements et sur les formats des armées sont conditionnés par deux exercices, pas forcément convergents : la prochaine loi de programmation militaire et les budgets afférents, d’une part, et la révision générale des politiques publiques, la RGPP, d’autre part.
Je peux vous affirmer dès maintenant que les objectifs physiques et financiers mentionnés dans le Livre blanc risquent d’apparaître comme autant de vœux pieux quand seront connus la carte militaire, la liste des restructurations et les montants des crédits militaires et, hélas ! comme une façon de faire avaler aux militaires et aux personnels civils de la défense une potion très amère.
Votre politique ressemble à un acte de foi : « Croyez-moi, demain nous ferons mieux avec moins ! »
Ainsi en va-t-il du mystère des économies engendrées par les restructurations qui seront, selon le Livre blanc, « intégralement réutilisées pour la défense ». Je pense surtout que des dépenses devront être envisagées.
Monsieur le ministre, vous avez souligné que la réforme de la défense représente un effort sur six ans qui devrait permettre de dégager 2 milliards d’euros par an au profit des forces opérationnelles et de l’équipement des armées. Comment ferez-vous ? J’ai encore en mémoire le coût faramineux de la sous-évaluation de la professionnalisation qui avait « plombé lourdement », si je puis me permettre cette expression, les budgets de la défense après 1997
Je crains que l’on ne répète à nouveau les graves erreurs d’évaluation commises lors de la professionnalisation.
Mais il est un autre mystère, celui de la réduction de 54 000 postes au ministère de la défense, dont 46 500 concernent les armées et 7 500 le personnel civil et militaire des directions du ministère, notamment la DGA et le secrétariat général pour l’administration. Est-on certain que cette diminution majeure du format ne touchera pas les capacités opérationnelles ? À l’issue de l’exercice, aura-t-on une force ramassée, plus musclée et plus efficace et un recrutement de qualité sera-t-il maintenu ?
On nous parle de « mutualisation », « d’externalisation ». Quels sont les résultats des études d’impact, des évaluations et des prévisions réalisées en la matière ? Je suis convaincu qu’ils peuvent intéresser grandement les commissaires de la commission des affaires étrangères et de la défense.
J’approuve l’importance donnée, enfin, à la capacité d’avoir une vraie autonomie d’appréciation et de décision ; la fonction « connaissance et anticipation », qui existait déjà de facto, est ainsi revalorisée, et c’est une bonne chose.
Je serai particulièrement vigilant pour que l’annonce d’un effort massif d’investissement sur le renseignement soit suivie d’effet.
Évoquons, maintenant, l’analyse de la situation internationale.
Un effort considérable a été réalisé lors de ses travaux par la commission du Livre blanc. Les échanges furent riches et animés. Or, à la sortie, que trouve-t-on ? On trouve une Weltanschauung définie seulement à partir des craintes et des angoisses de l’Occident. Ainsi, la sécurité internationale semble devoir être conçue à partir de la seule supériorité des armes, de l’efficacité, ou par des systèmes de protection et de l’unité du camp occidental. À la place de la politique de bloc contre bloc, dont on sortait à peine en 1994, on trouve l’ébauche d’un affrontement entre blocs de civilisation.
Une sorte de pessimisme global apparaît face aux dynamiques qui modèlent l’ordre international ; toutes les évolutions mondiales sont perçues en tant que risques et menaces.
Aucune nouvelle perspective ne signale la possibilité de maîtriser les dangers par des politiques actives de prévention, de désarmement négocié ou par de nouvelles formes de régulation multilatérale résultant de solidarités, de coopérations et de concessions réciproques.
Les menaces incertaines, diffuses, sont présentées de manière confuse. Comment mieux armer la France comme l’Europe pour qu’elles se défendent mieux, si toutes les menaces, tous les risques se valent ? On peut citer les terrorismes et les pandémies grippales, la prolifération nucléaire et la guerre informatique, la criminalité et la privatisation de la violence...
Bref, après une présentation fascinante de l’état du monde, on ne voit pas se dégager nettement les outils conceptuels d’aide à la décision, ni les priorités opérationnelles.
Sur le plan de la politique internationale comme sur celui des menaces à la sécurité dite « nationale », on voit primer un discours sécuritaire, à la fois anxiogène et lourd de sous-entendus.
On pourrait alors expliquer qu’il est nécessaire de résoudre les conflits – je pense, notamment, à l’affrontement entre Israéliens et Palestiniens, à la guerre en Irak –, qui nourrissent toute une gamme de conséquences violentes, et en arriver à la conclusion que, même si la solution aux problèmes, aux menaces et aux risques évoqués n’est pas toujours militaire, loin de là, il faut être prêt à assumer le prix militaire de notre insertion active et réactive dans le monde tel qu’il est. Pas la peine de faire du catastrophisme !
L’analyse stratégique du Livre blanc tend à énoncer les priorités militaires pour notre défense et donne la primauté à la mission de projection, en annonçant d’ailleurs un recentrage des dispositifs de défense sur un axe qui va de l’Atlantique à l’océan Indien. Les arguments avancés par le Livre blanc ont de la consistance.
Toutefois, sans le dire clairement, cette orientation fait le deuil de l’affirmation de la vocation mondiale de notre défense.
Certes, elle a le mérite de prendre en compte les limites de la puissance militaire française et de considérer la nécessaire défense de nos intérêts stratégiques dans le cadre d’une concentration de nos efforts en évitant les éparpillements de nos forces.
Mais pourquoi les orientations et l’axe défini de l’Atlantique à l’océan Indien semblent-ils être étrangement parallèles aux positions définies, il y a quelques années déjà, par l’administration Bush ?
Il est vrai que tout l’exercice a été orienté, dès le départ, par le parti pris de la réintégration complète au sein des structures militaires de l’OTAN placées sous commandement américain.