Chargée de mission pour évaluer les besoins des personnes sourdes dans notre société, voilà quelques années, j’ai conduit un important travail qui m’a permis de découvrir l’ensemble des problématiques liées à ce handicap. Celui-ci touche 7 % de la population française, mais de façon extrêmement singulière et diverse : ce n’est pas du tout la même chose de naître sourd ou de le devenir à soixante-dix ans – ce qui nous attend tous. Le problème est particulièrement singulier lorsqu’il s’agit de la surdité profonde qui touche les enfants dès leur naissance.
Le dépistage néonatal de la surdité introduit par amendement dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale apparaît, tout d’abord, comme une mesure inefficace d’un point de vue sanitaire.
Chaque année, un enfant sur mille naît avec une déficience auditive. Cette déficience a des répercussions sur tous les aspects de sa vie : les liens au sein de sa famille, son éducation, sa scolarité, sa vie professionnelle et l’ensemble de sa vie sociale ultérieure.
Le dépistage précoce est, bien sûr, nécessaire pour permettre aux personnes sourdes de bénéficier des meilleures conditions de dépassement de ce handicap. L’article 34 bis tendrait, après les multiples initiatives infructueuses rappelées par mon collègue Jean-Pierre Godefroy, à imposer un dépistage de la surdité chez le tout nouveau-né. Les études ont montré qu’un tel dépistage était loin d’être totalement fiable. À quelques jours, le risque de faux positif est de 80 %.
Un résultat positif faisant état de la surdité du nouveau-né, a fortiori s’il se révèle aléatoire, est très violent pour les parents, surtout lorsque les mères ne passent pas beaucoup de temps à la maternité et qu’elles rentrent chez elles sans accompagnement. Plus grave, une anxiété significative et durable peut affecter la relation avec l’enfant. Il est établi que les parents qui apprennent la surdité de leur enfant cessent de lui parler, et donc d’introduire une communication avec lui, ce qui prive les familles de ce lien essentiel avec l’enfant qu’est la « pédagogie implicite de la mère ».
Par ailleurs, compte tenu des éléments de communication récurrents sur l’évolution des technologies, il y a fort à craindre qu’un tel dispositif aux résultats incertains aboutirait à la pose généralisée d’implants cochléaires très invasifs, très coûteux, très contraignants et ne correspondant pas nécessairement à toutes les situations.
Il s’agit, en effet, d’un dispositif électronique destiné à stimuler le nerf auditif des personnes atteintes de surdité sévère. Cet implant ne guérit pas, mais répercute un stimulus aux terminaisons nerveuses de la cochlée, stimulus qui doit être interprété par le sujet, soit en faisant appel à sa culture antérieure et à ses souvenirs sensoriels, soit en se soumettant à une éducation structurée particulièrement lourde.
J’ajoute que le coût de cet implant est d’environ 40 000 euros, auquel il convient d’ajouter des forfaits annuels de maintenance. D’ailleurs, l’arrêté du 2 mars 2009 recommande de couvrir l’implant, fort coûteux, par une assurance spécifique.
L’application de cette mesure, ensuite, ne se fera pas selon moi dans le respect des personnes. Le dépistage de la surdité doit être réalisé, pour les enfants âgés de six mois, en présence d’un psychologue, à la fois pour le bien-être de l’enfant et des parents. Des moyens supplémentaires doivent être accordés aux centres de PMI pour pouvoir procéder à cet examen et garantir l’information complète, objective et non orientée, ainsi que l’accompagnement des parents, y compris dans leur choix d’éducation, en lien avec les maisons départementales des personnes handicapées.
La surdité n’est ni un danger pour la société ni un risque pour autrui. Son dépistage doit être opéré dans l’intérêt des enfants et des parents, pour faciliter l’épanouissement et l’intégration sociale.
Chacun a le droit de vivre en étant lui-même. C’est à la société de se montrer accueillante et de compenser l’ensemble des déficiences, par exemple en généralisant l’usage du langage parlé complété, de la langue des signes et de l’éducation bilingue ou en créant des services utiles et accessibles à tous, et à tous les niveaux. Je pense, notamment, à la mise en œuvre d’un service public de la communication adaptée.
Pour finir, cette mesure troublante semble servir des intérêts privés. Que cache cette volonté de se précipiter sur tous les véhicules législatifs pour faire adopter une disposition déjà censurée par le Conseil constitutionnel ? À qui profiterait une décision aux résultats aléatoires si coûteuse pour la sécurité sociale et si traumatisante pour les personnes qui en bénéficieront dans la précipitation ?
Il est nécessaire de prendre le temps de la concertation avec les associations de sourds, avec les associations de parents, avec le Conseil national consultatif des personnes handicapées, le CNCPH, ainsi qu’avec les différentes autorités académiques et éthiques, et de ne pas se limiter aux encouragements des lobbies médical et industriel.
De nombreuses associations représentatives des parents et des sourds dénoncent l’absence de moyens pour une information neutre et pour un accompagnement parental adéquat, notamment dans l’éducation. Elles déplorent également une inégalité de moyens sur l’ensemble du territoire.
Il y a donc lieu de repousser cet article nouveau, qui constitue un cavalier. Gardons à l’esprit l’avis du Comité consultatif national d’éthique, qui a encore répété que « les évolutions technologiques portées par la louable ambition de favoriser l’intégration de l’enfant dans l’univers des entendants en développant ses capacités d’audition et d’oralisation s’accompagnent d’une interrogation éthique que notre société ne peut se permettre de négliger. Il serait notamment regrettable que les avancées accomplies en matière de dépistage précoce et d’audiophonologie contribuent […] à réactiver d’anciens préjugés sur la surdité longtemps perçue comme un handicap mental ».