L’autre argument économique repose sur une meilleure « jointure » des départements et des régions, le conseiller territorial étant censé corriger l’ensemble des problèmes posés par les différents niveaux de compétence.
Très sincèrement, pour tous ceux qui connaissent la vie locale, cet argument ne tient pas. S’il existe un problème de compétences entre les régions et les départements, clarifions la situation ! Ce n’est pas un conseiller territorial siégeant dans un conseil d’administration de collège ou de lycée qui aura autorité pour se substituer aux exécutifs régionaux ou départementaux ou à leurs services et régler les problèmes qui lui seront présentés. J’aurais tendance à penser que cet argument relève plus de la plaisanterie et de l’humour qui sied sur ces travées que du véritable raisonnement politique et, plus encore, administratif.
Quel autre argument pourrait justifier aujourd’hui pareil remue-ménage ? Car c’est bien ce à quoi on assiste ! On nous accuse en effet de vouloir, par l’abrogation du conseiller territorial, mettre à bas la réforme de la décennie, qui aurait bouleversé l’avenir de nos collectivités – à nos yeux, c’est vrai, mais dans le mauvais sens.
J’ai du mal à me laisser convaincre par l’argument démocratique. En quoi le conseiller territorial rendra-t-il les choses plus claires pour nos concitoyens, qui devront élire une seule personne, qui représentera deux collectivités ? Sur quel bilan se prononceront-ils ? Celui de la majorité régionale ou départementale ? Pour quel programme exprimeront-ils leurs préférences ? Celui du candidat à la présidence du conseil général ou du candidat à la présidence du conseil régional ? Quelle sera la proximité démocratique et citoyenne du conseiller territorial par rapport à l’ensemble de nos élus ?
Que les élus de certains départements – je ne prendrai pas d’exemple polémique, car celui des Hauts-de-Seine vous ferez aussitôt réagir, chers collègues – puissent avoir un rôle très différent selon qu’ils appartiennent ou non au monde rural, nous pouvons l’entendre.
Toutefois, lorsque l’on connaît la réalité de nos territoires et que l’on sait combien les maires des petites communes et leurs habitants ont besoin de la proximité d’un conseiller général, on mesure la conséquence immédiate de l’extension de la circonscription territoriale qui nous est proposée. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles nombre de maires de petites communes ont voté, à l’occasion de notre dernier rendez-vous électoral, pour ceux qui proposaient la suppression du conseiller territorial : ils avaient bien compris qu’on les privait, après la disparition de différents services, comme les DDE, les directions départementales de l’équipement, ou les DDAF, les directions départementales de l’agriculture et de la forêt, des élus les plus proches d’eux et les plus susceptibles de les soutenir.
J’ai également du mal à entendre l’argument démocratique quand je l’examine du point de vue de la parité, chère à Mme Nicole Borvo Cohen-Seat, qui s’est clairement exprimée sur ce point. On le sait bien, grâce à la proportionnelle et aux conseils régionaux, la parité a progressé. La seule solution que vous ayez trouvée pour essayer de la défendre, dans un nouveau système qui reposera sur un scrutin majoritaire uninominal, c’est de modifier la loi sur le financement des partis politiques, dont on sait parfaitement qu’elle n’exerce pas aujourd’hui une influence décisive sur le choix et l’élection des femmes par les partis politiques.
Je n’aurai pas la cruauté de donner les chiffres correspondant aux pénalités payées par certains partis – plus à droite qu’à gauche, d'ailleurs –, qui préfèrent voir leurs dotations diminuer plutôt que d’investir des femmes. Toutefois, cela ne fait aucun doute, la mise en place de ce dispositif se traduira par un nouveau recul de la représentation des femmes dans nos collectivités. Alors qu’elle est de 16 % à peine dans nos conseils généraux, on peut imaginer qu’elle ne sera guère supérieure dans les nouvelles assemblées qui seront mises en place par ce biais.
L’argument démocratique de la proximité n’étant guère recevable, quelle dernière raison pourrait justifier aujourd’hui que nous consacrions nos débats à la question du conseiller territorial ? Son seul mérite ne serait-il pas justement de nous faire comprendre qu’il n’est pas la bonne solution ? Alors qu’il a bénéficié d’un effort quasi désespéré du Gouvernement pour passer les étapes de deux censures du Conseil constitutionnel et de trois délibérations dans chacune de nos assemblées, il n’a pas réussi à convaincre.
Aujourd’hui, nous devons entrer dans une nouvelle phase. Pour y parvenir, il faut mettre un terme à ces débordements, à ces situations totalement ubuesques auxquelles nous avons été condamnés.
La Fontaine écrivait : « Je suis oiseau : voyez mes ailes. […] Je suis souris, vivent les rats ! » Vous avez inventé avec le conseiller territorial une sorte d’animal hybride, que le fabuliste aurait eu plaisir à croquer et que, pour notre part, me semble-t-il, nous aurons plaisir à abroger.
Naturellement, la commission vous propose d’aller jusqu’au terme de la réflexion qui a été conduite. Celle-ci, je crois, se trouve partagée sur de nombreuses travées, même si tous nos collègues ne peuvent pas toujours s’exprimer aussi explicitement que je viens de le faire... Il convient donc d’abroger ces dispositions pour engager ensuite une véritable réflexion sur l’avenir de nos territoires dans le cadre des États généraux des élus locaux. À ce titre, je vous proposerai d’adopter simplement un article unique, dont la rédaction est issue d’un amendement que j’ai déposé.
J’espère enfin, dans le prolongement du débat que nous venons de mener sur le texte précédent, que le Gouvernement, respectant le Sénat, aura le souci de mener la discussion jusqu’à son terme en l’inscrivant à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. Chacun doit en effet savoir qui respecte ses engagements et qui ne veut pas tenir compte de la volonté exprimée par les grands électeurs et sans doute, bientôt, par une majorité de Français.