Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, à l’Assemblée nationale ou au Sénat, le débat sur le budget de l’outre-mer ne rassemble généralement que les parlementaires ultramarins. Je salue donc les collègues de métropole présents ce soir, qui témoignent de leur intérêt pour nos territoires.
La situation outre-mer ne peut en aucun cas être réduite à celle de la métropole, alors que, trop souvent, la tendance est d’assimiler dans l’analyse et les mesures à prendre les outre- mer à la situation nationale.
L’exemple de la Réunion montre que, dans tous les domaines, les problèmes se posent de façon spécifique.
Nous avons aujourd’hui la conviction que nous nous situons à la fin d’une période et que nous devons en tirer toutes les leçons.
Ce qui pèse sur toute la situation à la Réunion, c’est le phénomène de la transition démographique, commune, d’ailleurs, aux continents d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud. Notre île comptait 245 000 habitants lors du vote de la loi du 19 mars 1946. Ils sont 850 000 aujourd’hui, et demain, dans environ quinze ans, ils seront un million. Comment faire face à ce défi, alors que les déséquilibres de la société réunionnaise et les incertitudes ne cessent de croître ?
Le secteur agricole, dominé longtemps par la filière canne-sucre, dont l’avenir est pour le moins incertain, ne représente plus que près de 8 % du PIB.
Le secteur secondaire, dans lequel le BTP joue un rôle moteur, est confronté à une crise sans précédent. Ce secteur atteint 12 % du PIB, notamment grâce aux performances des industries agroalimentaires.
Le secteur des services, marchands et non marchands, représente 80 % du PIB. Son dynamisme est bâti autour de la solvabilité d’un secteur public et parapublic alimenté par un système décidé par les gouvernements successifs au nom du coût de la vie. Ce système de surrémunération de 53 % d’un congé payé en France tous les trois ans et d’une retraite abondée de 35 % dure depuis 1947.
Autour de ce secteur, dynamique du fait de la croissance démographique, s’est construit, depuis un demi-siècle, un réseau de services avec des rémunérations supérieures de 30 % à 40 % et, parfois, 70 % par rapport à la France. En revanche, Il a fallu un demi-siècle de luttes pour parvenir à l’égalité sociale et à l’alignement du SMIC sur celui de la France dans le secteur privé.
Enfin, les échanges avec l’extérieur illustrent ces déséquilibres : le taux de couverture des importations par les exportations a chuté à 6 %, et 60 % de nos relations commerciales ont lieu avec l’Europe, éloignée de 10 000 kilomètres, et à l’écart du dynamisme de notre environnement géoéconomique.
La traduction sociale de ce mal-développement, c’est qu’un tiers de la population relève de minima sociaux, alors que 52 % vivent au-dessous du seuil de pauvreté national et que 70 000 foyers sont au RMI. Il y a 120 000 illettrés ; 27 000 ménages sont en attente d’un logement. Quant au niveau de chômage, il oscille autour des 30%, tandis que 120 000 chômeurs sont en recherche active d’emploi et que 150 000 personnes sont inscrites à Pôle emploi, sur une population active estimée à 330 000 personnes. Pour la jeunesse, l’avenir est obscurci, car 60 % des jeunes de moins de vingt-cinq ans sont frappés par le chômage.
La situation de la Réunion est manifestement, à la lumière de ces chiffres officiels, la plus grave de tous les outre-mer. Mais elle n’est pas la seule.
Il y a deux ans, les événements de Guadeloupe avaient surpris les autorités à Paris, lorsque les problèmes récurrents de l’outre-mer, le chômage et le coût de la vie, avaient explosé dans les rues. Le mouvement s’était alors étendu à la Martinique, en Guyane et à la Réunion, conduisant l’Etat à décider de mesures exceptionnelles.
Nous devons mesurer la signification de la crise persistante à Mayotte sans négliger la situation dans les îles du Pacifique. Il est raisonnable de penser que des explosions sociales dans l’un ou l’autre des départements ou collectivités d’outre-mer peuvent surgir de nouveau à n’importe quel moment.
Á cette crise structurelle, qui caractérise le mal- développement des sociétés des départements et collectivités d’outre-mer, se combinent aujourd’hui les conséquences de la crise mondiale qui aggravent les problèmes dans tous les domaines. La crise financière qui touche l’Europe et affecte la France a des conséquences budgétaires, sociales et économiques amplifiées et inévitables dans tout l’outre-mer.
Au-delà des seuls crédits du ministère, qui ne représentent que 16 % de l’ensemble des crédits affectés à l’outre-mer, tous ministères confondus, la contribution des ultramarins est importante dans la politique nationale des finances publiques.
Ainsi, la politique de rigueur affecte directement les populations. Par exemple, dans le domaine sanitaire, l’augmentation du prix des mutuelles ou le déremboursement de nombreux médicaments frappent durement les populations les plus défavorisées.
De plus, le gel des crédits ou concours alloués aux collectivités, l’indexation des prestations sociales sur le niveau national de l’inflation ou le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux ont des conséquences aggravées outre- mer, car ces mesures ne tiennent pas compte d’un niveau d’inflation supérieur à la moyenne nationale et des retards accumulés dans tous les domaines, retards sans cesse aggravés par la progression démographique.
Enfin, la politique de remise en cause de dispositifs fiscaux et des coups de rabots dans la défiscalisation conduite depuis deux ans, sans mesures de compensation ou de substitution, permet à l’État d’économiser des centaines de millions d’euros, mais déstabilise le fonctionnement des économies ultramarines.
Prenons l’exemple de la filière photovoltaïque, qui était en plein essor à la Réunion et qui contribuait à l’objectif stratégique de l’autonomie énergétique. Elle a été totalement déstructurée par la suppression des dispositifs fiscaux et financiers qui la concernaient. Cela a déjà provoqué la perte de 1 500 emplois et montre, à l’évidence, que le Gouvernement n’hésite pas à sacrifier toute une politique de développement durable sur l’autel des économies budgétaires.
C’est également le cas dans le secteur du BTP, déjà éprouvé ces dernières années par les coups de rabot de la défiscalisation et la suppression de grands chantiers – 8 000 emplois directs perdus dans le BTP entre 2008 et 2011 – et qui est maintenant confronté à la suppression du dispositif Scellier applicable aux départements d’outre-mer.
De même, la suppression brutale de l’abattement de 30 % de l’impôt sur les sociétés est un coup porté contre les PME, dans un contexte de crise et de chômage aggravé.
Toutes ces mesures, à l’évidence dictées non par le souci de justice fiscale mais par le souci d’économies budgétaires, ne peuvent être, à nos yeux, décidées sans étude d’impact et sans compensation. Or, ce sont des décisions brutales qui sont prises !
Dans ces conditions, faut-il s’étonner du faible impact du catalogue des mesures du Conseil interministériel de l’outre-mer, le CIOM, laborieusement mises en œuvre et qui s’avèrent totalement inopérantes face à toutes les mesures de régression sociale et économique ?
Au-delà des dispositions budgétaires qui font l’objet de notre débat, et qui sont d’ailleurs déjà dépassées par le nouveau plan de rigueur annoncé par le Premier ministre et les hypothèses pessimistes de croissance en 2012, c’est bien toute la politique engagée par les gouvernements successifs durant plusieurs décennies qui est aujourd’hui en cause et qui ne peut être fondamentalement modifiée par telle ou telle disposition prise nationalement, corrigée ou adaptée par tel ou tel amendement.
C’est pourquoi, à l’occasion de ce projet de budget totalement impuissant pour faire face à la gravité de notre situation et contre lequel je voterai, je voudrais lancer un cri d’alarme aux autorités de la République.
Il est urgent que la représentation nationale s’informe sur le niveau de la crise dans l’ensemble des outre-mer. Dans cet objectif, et à la lumière des travaux déjà réalisés dans le cadre des états généraux de l’outre-mer et surtout du rapport de la mission d’information sénatoriale présidée par notre collègue Serge Larcher, je proposerai que la représentation nationale soit saisie afin d’appréhender la situation nouvelle créée par l’accélération de la crise et de faire les préconisations qui s’imposent avant qu’il ne soit trop tard. Le moment des décisions courageuses est venu !
La décision du Président Bel de créer, au sein du Sénat, une délégation à l’outre-mer, décision que je salue, offre la possibilité d’impulser cette initiative.
Cette prise de conscience et de responsabilité s’impose d’autant plus que les rendez-vous qui nous sont posés dans l’immédiat sont décisifs pour notre avenir proche et ne peuvent être réglés qu’à la lumière d’une vision claire de notre développement.
C’est, en premier lieu, la convergence en 2014 de plusieurs échéances cruciales que nous devons préparer dès maintenant : le renouvellement du règlement sucrier, du nouveau régime de l’octroi de mer, des nouveaux programmes opérationnels européens 2014-2020 et du futur contrat de projet avec l’État, dans un contexte de contraintes budgétaires aggravées.
Mais 2014, c’est aussi l’horizon de la réforme des collectivités territoriales. Ce nouvel acte de décentralisation est attendu par tous les acteurs. La loi portant réforme territoriale est contestée en métropole et elle est totalement inadaptée aux régions d’outre-mer. Le Sénat a eu la sagesse d’abroger le dispositif créant le conseiller territorial.
La réouverture de ce dossier offre l’opportunité à la Réunion de préciser ses attentes, comme l’ont fait les autres régions d’outre-mer. C’est un rendez-vous crucial qui pose le problème de la gouvernance du développement durable et qui peut ouvrir, enfin, une nouvelle page des relations entre l’État et les régions et départements d’outre-mer.
Un autre enjeu décisif est l’impact des accords de partenariat économique, les APE, négociés entre l’Union européenne et les pays ACP, sur l’environnement géo-économique des régions d’outre-mer.
Nous devons également mesurer l’ampleur du défi majeur du logement, proclamé grande priorité nationale, et, en tout cas, urgence sociale outre-mer. À la Réunion, par exemple, 180 000 logements sont à construire d’ici à 2030, c’est-à-dire en dix-huit ans, ce qui représente 10 000 logements par an. Or nous parvenons péniblement à la construction de 2 000 logements sociaux par an. Sur ce plan, nous ne pouvons admettre que la défiscalisation du logement social soit un prétexte pour se satisfaire de la stagnation de la ligne budgétaire unique.
Les crédits de la LBU, inscrits au budget de l’outre-mer, sont largement insuffisants au regard des besoins et ne peuvent donc être sanctuarisés à leur niveau actuel.
Nous devons enfin, d’ici au 31 décembre de cette année, créer les conditions favorables au maintien, dans les départements d’outre-mer, de la prime salariale négociée entre les organisations syndicales et patronales lors des événements de 2009. Le Gouvernement doit prendre ses responsabilités et prolonger les exonérations de charges sur le bonus salarial au-delà de l’échéance fixée à l’article 3 de la LODEOM.
L’actualité récente de la Réunion a montré que la sous-estimation d’une situation et des décisions prises tardivement pouvaient provoquer des conséquences irréversibles. J’ai notamment à l’esprit les incendies du Maïdo, les 3 000 hectares brulés et la perte irrémédiable d’une part de notre biodiversité. Si les enseignements des incendies des hauts de l’ouest, survenus un an plus tôt, avaient été tirés, si les mesures de prévention avaient été prises et si, dès les premières heures des incendies du Maïdo, le Gouvernement avait mobilisé les moyens à la hauteur de la situation, les dégâts auraient pu être limités.
Faut-il aussi évoquer la sécheresse persistante et l’assèchement de la rivière Langevin, qui s’accompagne d’une perte de diversité de la faune et de la flore ?
Le feu couve aujourd’hui dans l’ensemble de l’outre-mer, engendré par la situation économique et sociale, avec ses inégalités massives et croissantes. Le Gouvernement a-t-il conscience de la gravité de la situation et saura-t-il agir avant qu’il ne soit trop tard ?
Prendre en compte l’urgence économique, sociale et culturelle, et ouvrir de nouvelles perspectives de développement en ayant le courage d’opérer les changements fondamentaux nécessaires : c’est le défi que nous avons à relever.