En effet, les évolutions de ces vingt dernières années ont rendu incontournable la mise en place d’un régime juridique national en phase avec les conventions internationales. Alors que les États ont pendant longtemps assuré un contrôle du domaine spatial, les bouleversements technologiques en matière numérique – qui ont permis le développement des nouvelles technologies de communication –, dans un contexte de libéralisation de nos économies, ont conduit à une exploitation commerciale de l’espace de plus en plus importante. Madame la ministre, vous venez d’ailleurs de rappeler les effets des derniers lancements de satellites.
Cette transformation, qui s’est matérialisée par l’apparition de nombreux opérateurs privés sur fond d’intensification de la concurrence, exigeait la mise en place d’un cadre juridique clair et contraignant, faisant peser des contraintes de sécurité et de sûreté sur les opérateurs – régime d’autorisations, obligations d’assurance ou de garantie financière, sanctions pénales en cas d’infraction, voire destruction de l’objet satellisé – et permettant également d’identifier les responsabilités en cas d’accident.
Parce qu’il répond à ce souci, ce projet de loi pourrait globalement nous satisfaire. Il n’en reste pas moins que plusieurs des interrogations que j’avais formulées en première lecture demeurent, qui font que je continue à émettre certaines réserves. Je suis persuadé, madame la ministre, monsieur le rapporteur, que vous les lèverez.
En première lecture en effet, le Sénat a assoupli le régime de délivrance des autorisations prévu à l’article 4 du projet de loi. Il a ainsi permis que l’autorité administrative puisse délivrer des licences, après vérification non seulement « des garanties morales, financières et professionnelles du demandeur » mais aussi « de la conformité des systèmes et procédures [...] avec la réglementation technique édictée ». En introduisant cette nouvelle forme de certification technique, il a aussi permis que soient attribuées des licences valant autorisation.
Nous n’étions guère favorables à ce type d’assouplissement : dans sa rédaction initiale, le projet de loi nous satisfaisait mieux. Il reprenait d’ailleurs fidèlement les recommandations contenues dans le rapport du Conseil d’État, qui, il faut le souligner, avait mis en évidence l’urgence à légiférer dans le domaine spatial, mais ne préconisait pas d’inscrire dans la loi que de telles licences peuvent valoir autorisation ! C’est le régime d’autorisations qui, au final, s’en trouve banalisé.
Je tiens à préciser que je ne suis absolument pas défavorable à la mise en place d’un système de licences permettant de simplifier les procédures administratives en amont. Toutefois, je reste perplexe sur le fait que ces licences puissent « valoir autorisation pour certaines opérations », selon la rédaction adoptée en première lecture sur l’initiative du rapporteur.
Les opérations de lancement, de changement d’orbite ou certaines opérations de manipulation d’objet ne doivent-elles pas systématiquement faire l’objet d’une autorisation spécifique, tant sont importants les risques qu’elles peuvent comporter ?
Je ne suis donc pas favorable à une telle banalisation du régime d’autorisations via la mise en place d’un système de licences. En effet, cela revient à faire confiance à des opérateurs « bien connus » auxquels serait ainsi accordée « une forme d’autorisation permanente ».
Pourquoi voulez-vous que ce secteur demeure ad vitam aeternam à l’abri des OPA et des changements de main entre divers ou de nouveaux opérateurs moins bien connus que ceux qui y opèrent actuellement ? Le cadre législatif et juridique que nous posons aujourd’hui doit pleinement tenir compte de ces éventualités.
Rapporteur du projet de loi à l'Assemblée nationale, Pierre Lasbordes, avançait l’explication suivante : « l’ensemble des opérateurs concernés s’est inquiété des modifications et des risques de rigidité ou de retard que les dispositions introduites en matière d’autorisation pouvaient introduire dans la pratique actuelle, dans un domaine concurrentiel où l’appréciation des délais est fondamentale ».
Voilà qui n’est pas pour me rassurer ! Les opérateurs, quels qu’ils soient, demanderont toujours plus de simplification et de suppression des réglementations qu’ils considèrent comme autant d’entraves. Est-il pour autant nécessaire d’être si libéral dans un domaine où la sécurité est souvent en jeu du fait de la nature même des opérations spatiales ?
Dois-je rappeler que, dans le contexte actuel de déréglementation, le Conseil d’État estime que, « du point de vue de l’État, il est indispensable de s’assurer la capacité de contrôler les opérations spatiales, alors même qu’elles ont vocation, de plus en plus, à être exercées par des acteurs privés, dans le cadre d’activités commerciales et sur un marché concurrentiel ». Je n’ai rien à ajouter à cette observation !
J’ai d’autant plus de raisons d’être inquiet face à ce qui ressemble à une véritable banalisation du régime d’autorisations que, dans le rapport que vous avez établi lors de l’examen du texte en première lecture, monsieur le rapporteur, vous affirmiez : « Par prudence, [la commission] propose d’indiquer dans la loi que ces licences vaudront autorisation pour certaines opérations mais elle compte que les décrets d’application rendent clairs et prévisibles pour les opérateurs ces cas où les licences vaudront effectivement autorisation. Il pourrait aussi être opportun de s’approcher le plus possible d’un dispositif simple dans lequel les licences vaudraient autorisation dans la quasi-totalité des cas. »
C’est bien là que le problème se pose ! Autant dire que ce qui apparaît dans le projet de loi comme une procédure limitée à certains cas pourrait, à en croire vos propos, monsieur le rapporteur, devenir une généralité. Pour cette raison, j’aimerais que nous soient apportées des précisions quant au contenu du décret mentionné initialement à l'article 28 du projet de loi et qui est désormais prévu à l'article 4.
De quoi parle-t-on lorsque l’on se réfère à « certaines opérations » ? Sans doute êtes-vous en mesure de me donner aujourd’hui ces précisions, madame la ministre, monsieur le rapporteur. L’amendement que j’ai déposé à l'article 4 porte précisément sur ce point : je suis prêt à le retirer si j’obtiens les garanties nécessaires.
Accorder ce type de régime préférentiel à des « opérateurs bien connus », selon l’expression du rapporteur, ou qui, selon la vôtre, madame la ministre, auraient « pignon sur rue » et qui seraient alors hors de soupçon, est une idée qui ne va pas de soi.
N’oublions pas que la réputation de la plupart de ces opérateurs est d’abord liée au fait qu’ils étaient en majorité publics et que, pour ces raisons mêmes – de nombreuses interventions en première lecture l’ont souligné –, le contrôle public s’exerçait « naturellement », si je puis dire, par l’État.
Le désengagement de l’État, la privatisation de la plupart des acteurs du secteur spatial, l’arrivée de nouveaux opérateurs privés nécessitent, à mon avis, des normes strictes capables de contraindre les comportements des opérateurs au regard des risques encourus lors des opérations spatiales. Soulignant le mouvement de libéralisation économique, le rapport d’étude intitulé « l’Évolution du droit de l’espace en France », réalisé en 2003 sous l’égide du ministère délégué à la recherche et aux nouvelles technologies, précisait : « [Les systèmes privés et commerciaux] doivent faire l’objet d’une autorisation préalable délivrée par les pouvoirs publics afin notamment de garantir le respect des engagements et responsabilités internationaux de la France [...], des textes relatifs à la défense et à la sécurité nationale (contrôles en amont de l’obturation, de la programmation, de la divulgation des données), des droits fondamentaux du citoyen (vie privée, droit à l’image, secret des affaires...). »
Toute économie civilisée est fondée sur le respect de normes, c'est-à-dire sur le fait qu’un minimum de contraintes pèse sur les comportements d’acteurs privés.
Préservons au moins un domaine aussi stratégique que celui de l’espace d’une libéralisation à tout crin, en ne levant pas toutes ces contraintes jugées comme autant d’obstacles pesant sur les opérateurs. Au regard des risques encourus, ce serait extrêmement dangereux !
Enfin, le risque est, au final, de tendre vers une application très large de cette disposition, à en croire la rédaction proposée par le rapporteur et selon laquelle toute licence accordée vaut autorisation.
Madame la ministre, monsieur le rapporteur, vous l’aurez compris, je souhaite être rassuré sur ce point. Je demande en fait une explication de texte !
Ces observations m’amènent à souligner que les risques auxquels on s’expose sont d’autant plus réels que de nouveaux assouplissements ont été introduits par le rapporteur de l’Assemblée nationale au prétexte de « donner une véritable compétitivité juridique à nos entreprises spatiales ». Que faut-il entendre par « compétitivité juridique » ? Je connais la compétitivité économique, mais ce nouveau concept me laisse un peu pantois !
Contrairement à ce que cela sous-entend, la loi est aussi là pour protéger, y compris contre la concurrence acharnée et déloyale qui pourrait s’exercer au détriment de l’intérêt général. En d’autres termes, la loi n’est pas forcément l’ennemi de la compétitivité de nos entreprises.
Par ailleurs, nos opérateurs spatiaux manqueraient-ils à ce point de compétitivité ? Vous avez rappelé, madame la ministre, les derniers exploits de notre base nationale. Les contraintes administratives sont-elles pénalisantes au point de nuire à la compétitivité de nos industries spatiales ? Soyons sérieux ! Le risque de délocalisation dans ce secteur n’est pas confirmé, et la contrainte administrative n’est pas toujours synonyme de perte de compétitivité.
Le rapporteur de l’Assemblée nationale a donc introduit une modification à l’article 13 se traduisant in fine par le report sur l’État de la responsabilité de certains dommages causés par l’opérateur.
Une telle mesure mérite que l’on s’y arrête quelque peu.
La responsabilité de l’État pourrait-elle être engagée en cas de dommages créés par un opérateur qui ne se serait pas soumis à ses obligations, alors qu’une autorisation lui aurait été délivrée en amont ? N’est-ce pas là inciter les opérateurs à une certaine forme de laxisme, l’État se substituant finalement à l’opérateur ayant causé le dommage ?
Madame la ministre, vous étiez vous-même défavorable à cette disposition : « L’État n’a pas à être responsable d’un dommage causé par un satellite qu’un opérateur négligent aurait laissé en activité alors que l’autorité administrative lui avait réclamé de le désactiver, même si c’est un an après. ».
Il n’est pas dans mon intention de dénoncer une attitude que l’on pourrait juger quelque peu schizophrénique, mais je fais observer que si, dans certains cas, on insiste sur le professionnalisme des opérateurs – leur réputation, le fait qu’ils aient « pignon sur rue » –, dans d’autres, notamment l’arrivée de nouveaux opérateurs, on ne mesure pas les dégâts éventuels. La réalité est beaucoup plus complexe que ne le laisse supposer cette présentation simpliste. Elle est à la mesure des transformations qui s’opèrent sous nos yeux.
Au fond, la question qui sous-tend ce projet de loi n’est-t-elle pas la suivante : quel degré de souplesse accorder aux opérateurs privés, alors qu’il en existe de plus en plus, en raison du désengagement de l’État, qui sort du capital des principaux acteurs historiques et en perd par conséquent le contrôle ?
La perte d’influence et de contrôle de l’État sur les opérateurs historiques ne doit-elle pas se traduire par un renforcement du cadre législatif, plus apte à protéger l’intérêt général ?
Vous le constatez, j’ai encore quelques interrogations de fond. Il n’en demeure pas moins que je me félicite des quelques avancées obtenues à l’Assemblée nationale, d’autant plus que celles-ci ont été portées par notre collègue députée Chantal Berthelot.
En effet, la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale a adopté l’un de ses amendements dont l’objet était de permettre, comme le prévoyait le projet de loi initial, que le président du CNES détienne ses pouvoirs en matière de sécurité en vertu d’une délégation de plein droit et non d’une délégation optionnelle, afin que soit assurée la continuité de l’action de l’État. Nous avions nous-mêmes déposé un sous-amendement visant le même but en première lecture. Mais nous étions alors au mois de janvier : les esprits étaient sans doute un peu plus gelés et moins ouverts !