Intervention de Pierre Lellouche

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 9 février 2011 : 2ème réunion
Audition de M. Pierre Lellouche secrétaire d'etat chargé du commerce extérieur

Pierre Lellouche, secrétaire d'État :

Ailleurs non plus. Pourquoi ? Parce que chacun a bien compris que le rapport de forces ne se mesure plus en nombre d'ogives nucléaires mais bien en parts de marché. Voyez les réserves de change accumulées par les Chinois grâce à leur projection à l'export, 2 700 milliards de dollars à mettre en rapport avec le déficit de la balance courante américaine de près de 500 milliards : ces réserves leur donnent une puissance très importante. Qu'est-ce, pour eux, que de refinancer pour 15 milliards de dollars la dette de la Grèce ? Trois fois rien ! Et c'est ainsi qu'ils acquièrent un pouvoir redoutable au sein de la zone euro.

L'indépendance nationale tient donc bien à l'équilibre des comptes publics, à l'excédent de la balance commerciale, à la capacité à projeter ses technologies, à la présence dans les pays clé de demain.

Or, si l'on se compare à nos voisins allemands, avec lesquels nous formons le couple qui entend assurer le pilotage de l'Europe, que constate-t-on ? Que l'écart de nos balances commerciales représente 10 points de notre PIB ! 154 milliards d'excédents pour eux, 51,4 milliards de déficit pour nous. Cela est lourd, à terme, de conséquences politiques. D'autant que hors énergie, nous souffrons d'un déficit structurel de quelque 20 milliards. La faute à l'euro ? Ceux qui nous chantent cela sur tous les tons feraient bien de s'aviser que, jusqu'à preuve du contraire, les Allemands exportent en euros. La comparaison dessille : nous sommes tout simplement moins présents qu'eux sur les marchés émergents.

Qu'il n'y ait pas de malentendu, je ne me range pas aux côtés des prophètes du déclin. Avec 40 milliards de mieux au Brésil ou 24 milliards en Inde, nous ne faisons pas mal. Mais en Inde, par exemple, quand l'Allemagne fait 7,5 % de parts de marché, nous n'en faisons que 1,3 %. Nous sommes avec eux, sur l'ensemble du monde, dans un rapport de 1 à 4. Même rapport pour le nombre d'entreprises, force de projection à l'export : près de 400 000 en Allemagne, parmi lesquelles beaucoup de grosses PME, 91 000 en France, pour la plupart des entreprises de moins de 20 salariés - et dont le nombre décroit : de 1 % en 2010 ; de 16 % sur les dix dernières années.

Le vrai sujet est là, dans le tissu industriel français. Certains secteurs se portent bien, comme l'aéronautique, comme le luxe, que nous avons su transformer en industrie et mener au sommet en trente ans, comme la pharmacie. Je pense également à l'agroalimentaire, qui repart, et peut tirer parti d'un énorme potentiel de croissance. Mais les machines-outils, mais les biens industriels souffrent d'un énorme retard. L'automobile, aussi, même si le déficit se réduit - de 5 à 3 milliards entre 2009 et 2010.

Nous sommes bons là où existe un label France, une force de recherche, une filière industrielle. Voilà qui nous renvoie aux politiques industrielles - conditions de recapitalisation des entreprises, coût du travail - sur lesquelles, hélas, le consensus n'existe pas chez nous, à la différence de l'Allemagne. Nous avons certes entrepris, depuis trois ans, de réformer ce que l'on appelle le back office, avec la refonte du crédit impôt recherche, la suppression de la taxe professionnelle, la réforme progressive des 35 heures. Mais l'Allemagne l'a fait il y a dix ans, sous M. Schröder, chancelier socialiste. Résultat, quand nos exportations, malgré une croissance de 13 %, ne représentent que 0,2 % de la croissance de notre PIB de 1,5 % en 2010, celles de l'Allemagne comptent pour 1,1 % dans sa croissance intérieure de 3,6 %.

Alors, que faire ? Le Premier ministre reviendra, demain, sur les conditions générales de notre politique industrielle. Pour moi, je retiens trois priorités, correspondant à trois métiers. Le premier - le seul d'un ministre du commerce extérieur, au demeurant, pour les Américains et les Allemands - c'est la négociation dans les enceintes internationales, comme l'OMC. Pour nous, la donne est complexe, puisque la compétence de négociation a été transférée, au sein de l'Union européenne, à Bruxelles, et qu'il s'agit d'une compétence exclusive de la Commission. Le gouvernement français n'a donc qu'un pouvoir d'influence. Ce qu'il faut obtenir, à l'international, ce sont des normes de réciprocité - nous avons travaillé plus d'un an à obtenir l'inscription de ce seul terme dans les textes européens. Réciprocité en matière environnementale, sociale, mais aussi financière : voyez Bâle III. Si nous sommes les seuls à l'appliquer, cela va être difficile... Mais réciprocité, aussi, dans l'accès aux marchés publics. Alors que la Chine construit des autoroutes en Pologne avec de l'argent européen, elle oppose toutes sortes d'obstacles à l'entrée de tiers sur son marché - lesquels, tous pays confondus, ne représentent par exemple que 1 à 3 % du marché chinois dans le secteur financier ! Quand nos centrales nucléaires auront besoin de nouveaux générateurs, ce qui représente plusieurs dizaines de milliards d'euros, EDF, ainsi que la réglementation européenne l'y oblige, doit lancer un appel d'offres. Je veux bien que tout le monde puisse concourir, mais à condition que, nous aussi, nous puissions concourir en Chine. Or, la Chine n'a pas signé l'accord de l'OMC sur la réciprocité des marchés publics. Elle s'est contentée de faire des offres jugées insuffisantes par les Européens.

L'autre problème est celui de la « différenciation », soit le moment à partir duquel un pays émergent cesse d'être considéré comme un pays du tiers-monde. Est-il raisonnable de considérer encore la première puissance exportatrice du monde comme un pays sous-développé, et par conséquent éligible aux dons du peuple français, qui, dans le même temps, emprunte pour payer ce qu'il importe de ce même pays ? Je vous parle en homme raisonnable, et j'estime qu'il faudra infléchir certaines cultures administratives... L'AFD oppose que des engagements ont été pris... J'espère faire évoluer les choses, avec votre aide... Le problème n'est pas propre à la Chine. Voyez le Vietnam, pays en voie de développement, certes, mais compétiteur redoutable à l'export, dans le textile par exemple. Comment doser notre aide ? C'est là une vraie question, qui engage la santé de notre commerce extérieur. Je suis partisan, quant à moi, de la conditionnalité : on aide, d'accord, à condition que l'on puisse aider aussi nos entreprises.

Deuxième chantier à ranger parmi les priorités, celui des grands contrats. Nous avons, l'an dernier obtenu de bons résultats. Nous pouvons compter sur de nombreux atouts : l'armement, mais aussi l'expertise en matière d'énergie, de transports, terrestres et aériens, les industries de service, comme la distribution d'énergie, la gestion des eaux, la construction de grands centres urbains, qui sera la marque du XXIe siècle. L'agroalimentaire, aussi, qui ne fait pas encore partie des grands chantiers, mais deviendra vite stratégique alors que l'Europe va vers le milliard d'hommes.

Cependant, la compétition devient d'une brutalité incroyable. De plus en plus souvent, et le dernier épisode en date est celui d'Abou Dhabi, nous nous trouvons en face de compétiteurs qui ont bénéficié de nos transferts de technologies et nous affrontent avec une filière politico-industrielle à toute épreuve, des prix cassés et un paquet financier imbattable. On sait comment certains concurrents arrivent avec le produit...et le chèque. Quand l'Europe construit vingt trains, la Chine en construit 150 ; quand nous livrons trois ou quatre centrales, elle en livre des dizaines. Il nous faut donc être très vigilants, ne pas nous endormir sur nos lauriers, préserver nos filières - je pense tout particulièrement au nucléaire -, porter une attention toute particulière au paquet financier, et c'est pourquoi nous travaillons de près avec Mme Lagarde sur les grands contrats stratégiques. Nos efforts de l'an passé ont été payants. Grâce à la mobilisation du chef de l'Etat et du gouvernement, nous avons marqué beaucoup de points, mais le combat est très rude. Il ne suffit pas d'avoir de grands groupes pour l'emporter...

Troisième priorité, enfin, notre tissu industriel, avec nos 90 000 PME. Comment les aider à mieux travailler à l'export ? Nous sommes riches, en régions, d'une véritable offre française, faite de talents et de créativité, mais organisée en structures qui manquent de surface pour répondre à la demande extérieure, très dynamique. Il faut aider cette offre à s'orienter au bon endroit, au bon moment. C'est là que le pays gaulois a du bon. Loin du jacobinisme que l'on impute à notre pays, il y a foison. Le tout est de faire en sorte que chacun ne joue pas dans son coin, que se constitue une « équipe de France » gagnante à l'image de notre équipe de handball ... C'est pourquoi j'ai voulu poursuivre l'édifice entamé par Christine Lagarde et Anne-Marie Idrac en demandant à Ubifrance de se fixer des objectifs qualitatifs - non seulement combien d'entreprises accompagnées, mais avec quel chiffre d'affaires à l'export, combien d'emplois... Nous signons des contrats d'objectifs avec les chambres de commerce. Nous invitons nos conseillers commerciaux à identifier la demande en amont, avec un état d'esprit offensif de vendeurs. La ligne d'avants existe. Il faut travailler l'arrière, en régions, là où se fait l'offre. Cela suppose en premier lieu de la connaître. Imaginez-vous qu'il n'existait pas, jusqu'il y a peu, de cartographie française de l'export, sinon à l'usage des douanes. Nous l'avons dessinée, afin de la mettre en réseau, pour mieux accompagner les entreprises capables d'exporter. La situation reste très hétérogène : tout dépend du dynamisme de la chambre de commerce, de la région, selon qu'elle est plus ou moins active, qu'elle dispose ou non d'un réseau à l'étranger. C'est pourquoi j'ai prévu une réunion avec les présidents de région, afin de tenter de bâtir des contrats d'objectifs. Il s'agit de faire en sorte que toutes les PME de talent puissent connaître d'un clic la situation économique de leur secteur, vers quel pays aller, le nom de leur correspondant en région... Le Nord-Pas-de-Calais est un modèle du genre : elle a su créer un hub. Je veux en construire plusieurs d'ici à l'été, pour fluidifier l'ensemble de la chaîne.

En Allemagne, aux Etats-Unis, les choses sont plus simples. Pas besoin de ministre, les chambres de commerce font naturellement le travail et l'on sait chasser en meute. Les grosses entreprises emmènent avec elles leurs sous-traitants, pour créer un cluster sur les marchés sur lesquelles elles s'implantent. Les nôtres ont moins ce réflexe. C'est pourquoi nous avons mis en place le « pacte PME », qui vise à améliorer le portage des petites PME par les grands groupes. Et j'annoncerai demain des mesures substantiellement incitatives au portage. C'est un levier essentiel, qui règle aussi le problème des jeunes du Volontariat International en Entreprise, les VIE, dont on sait que 80 % trouvent un emploi à leur retour en France, et qui rendent de grands services à nos petites entreprises. C'est un réseau exceptionnel, qui ne coûte rien à l'Etat, et qu'il faut savoir mettre à profit.

Voilà, mesdames et messieurs les sénateurs, la feuille de route de mon CDD d'une année... Une année qui sera marquée, vous le savez, par de grandes échéances, au premier rang desquelles le G 20.

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