Intervention de Daniel Jouanneau

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 9 juin 2010 : 1ère réunion
Audition de M. Daniel Jouanneau ambassadeur de france au pakistan

Daniel Jouanneau, ambassadeur de France au Pakistan :

S'agissant de l'évolution récente du Pakistan, le rétablissement, il y a deux ans, de la démocratie ne signifie pas qu'elle soit stabilisée. La réforme constitutionnelle, qui a totalement occupé le débat pendant les deux dernières années, n'a pas vraiment bouleversé la situation et n'a rien changé aux rapports entre civils et militaires. Elle n'a pas renforcé le pouvoir des civils. L'armée demeure très présente et très vigilante, elle a toujours la main sur la politique étrangère, comme en témoigne, par exemple, la réunion de cadrage interministérielle qui a précédé le dialogue stratégique avec les Etats-Unis, et qui a été présidée par le général Kayani, non par le ministre des affaires étrangères. L'objectif affiché de la réforme constitutionnelle était de ramener l'équilibre institutionnel là où il était avant les coups d'Etat, avec un premier ministre fort et un président exerçant une autorité morale. Dans les faits, elle n'a pas renforcé de manière significative le rôle du Premier ministre, sauf en matière nucléaire : le Premier ministre est désormais l'autorité politique qui décide en dernière instance de la doctrine et de l'emploi de l'arme. M. Zardari cumule la présidence de la République et la présidence du parti majoritaire, le PPP, ce qui est sans précédent au Pakistan. Il continue à intervenir fortement dans la politique intérieure, à travers les réunions du « core group » du PPP, qu'il préside. La réforme constitutionnelle avait pour ambition de faire du Pakistan un pays vraiment fédéral, ce que demandent les quatre provinces, qui ont toutes une forte identité. Cet objectif n'a pas vraiment été atteint : la réforme transfère des compétences, mais pas les moyens humains et budgétaires nécessaires.

Evolution majeure et imprévue, l'importance énorme prise par la Cour suprême qui cumule les compétences qu'ont chez nous le Conseil constitutionnel, la Cour de Cassation et le Conseil d'État. Elle a décidé d'être le porte-parole du peuple pakistanais, opprimé par une classe politique corrompue et qui veut mettre fin à la culture d'impunité. Elle utilise son pouvoir d'auto-saisine pour traiter avec beaucoup d'efficacité l'ensemble des dossiers et des soupçons de corruption révélés par la presse. Cela a, par exemple, été le cas pour le contrat de fourniture de gaz naturel obtenu par Gaz de France-Suez : instrumentalisée par le concurrent évincé, la presse a dénoncé des irrégularités, la Cour suprême s'est immédiatement saisie du dossier, le contrat n'a pas pu être signé et revient vers le gouvernement pour nouvel examen. Autre exemple, la Haute cour de Lahore a décidé de plafonner le prix du sucre, jugé trop élevé pour la population pakistanaise. Le résultat de cette décision a été que les sucriers ont vendu une partie de leur production en Inde, où les cours sont bien supérieurs, et que le Pakistan est désormais importateur de sucre. Cette omniprésence de la Cour suprême tétanise l'administration et ses responsables.

Il y a au Pakistan un nouveau paysage institutionnel, dans lequel chacun cherche encore ses marques : Président, Premier ministre, Parlement, Cour suprême, armée. Les militaires conservent un rôle politique majeur, mais ne cherchent pas pour le moment à revenir au pouvoir. L'opinion publique a voulu le retour à la démocratie, et souhaite qu'il soit irréversible.

Autre évolution depuis deux ans, l'aggravation du terrorisme, qui prend de nouvelles formes. Il agit à travers des commandos très organisés et le champ des attentats s'est étendu à l'ensemble du territoire, en particulier au Pendjab. Les cibles choisies, dans les attentats récents, à Lahore ou à Islamabad, choquent l'opinion publique. Ce fut, par exemple, le cas de l'attentat sur le campus d'une université pour jeunes filles, pourtant à tendance très religieuse. Les symboles du pouvoir sont également attaqués, comme l'attentat contre l'état-major de l'armée de terre, avec prise d'otages, contre une mosquée militaire à Rawalpindi ou contre le siège de l'ISI.

Enfin, les minorités sont visées : attentats récurrents contre les chiites, notamment à Karachi, double attentat de Lahore contre les ahmadis.

Face à ce terrorisme, la réponse de l'armée et des services secrets reste toujours très sélective. Ils réagissent fortement aux attentats des taliban pakistanais qui ont pour cible les symboles de l'État, mais pas contre les taliban afghans réfugiés au Pakistan, avec lesquels ils gardent des liens étroits, en particulier le réseau Haqqani, dans la perspective, qu'ils souhaitent, de leur future participation au pouvoir à Kaboul. S'il n'y a pas d'intervention directe contre Al Qaïda, l'ISI fournit à la CIA des informations très précises sur leur localisation, permettant les interventions de drones américains. L'armée et l'ISI ne font rien non plus contre les mouvements qu'ils ont eux-mêmes créés pour déstabiliser le Cachemire indien. Le chef du Lashkar-e-Tayyeba/Jamat-ud-Dawa, mouvement instigateur des attentats de Bombay, est toujours en liberté et les camps d'entraînement des militants n'ont pas été démantelés.

Cependant, nous ne devons pas oublier que le Président Zardari et le gouvernement Gilani ont une politique nettement pro-occidentale, et leur engagement dans la guerre contre le terrorisme, avec les limites rappelées ci-dessus, ne peut pas être mis en doute. Par ailleurs, le Président Zardari et le Premier ministre Gilani s'intéressent à la France et souhaitent développer les échanges avec nous, dans la tradition de Zulfiqar Ali Bhutto et de Benazir Bhutto.

Résultat des erreurs économiques et des mauvais choix stratégiques effectués depuis l'indépendance, aussi bien par les régimes militaires que par les gouvernements civils, l'économie ne décolle pas. Contrairement à l'Inde, il n'y a eu au Pakistan ni réforme agraire, ni réforme fiscale. Moins de 2 millions de personnes sur 180 millions d'habitants payent l'impôt. Les recettes fiscales ne représentent que 9 % du PIB contre 20 % en moyenne pour les pays émergents. Avec un taux de croissance de 4 % en 2010, le Pakistan est en retrait des autres pays de la région qui connaissent une croissance de l'ordre de 8 %.

La reprise annoncée du dialogue avec l'Inde, sur tous les sujets, y compris le Cachemire, est un point positif. Deux journaux très influents, le Jang, au Pakistan, et le Times of India, ont décidé de joindre leurs forces pour tenter de mettre fin aux tensions entre les deux pays et se consacrer à la réconciliation. Des propositions de compromis raisonnable existent désormais sur le Cachemire. L'idée de réunification des deux parties du Cachemire est abandonnée, chaque pays conserverait la partie du Cachemire qu'il a incorporée en 1947. Le principe d'un référendum serait abandonné lui aussi, car il pourrait conduire à une indépendance qu'aucun des deux pays ne souhaite. Avec un large statut d'autonomie, les deux parties du Cachemire verraient leurs frontières ouvertes aux biens et aux personnes. Dans un second temps, les deux armées se retireraient et un mécanisme de contrôle et de suivi serait instauré.

Dans leur relation récente avec la France, les Pakistanais ont éprouvé des déceptions. Le Pakistan aurait souhaité que la France lui fournisse des centrales nucléaires, nous n'y sommes pas disposés. L'armée de l'air aurait voulu équiper en avionique française l'avion JF17 qu'elle va développer avec la Chine. Nous n'y sommes pas favorables. Troisième déception, notre décision de ne pas soutenir à Bruxelles la demande pakistanaise de meilleur accès pour les exportations textiles, à travers une inclusion dans le système SPG+.

De son côté, la France regrette que les autorités pakistanaise n'aient toujours pas répondu à notre projet d'accord de coopération en matière de lutte contre le terrorisme, dont le principe avait été acquis lors de la visite à Paris du Président Zardari, le 15 mai 2009.

Ces attentes réciproques non satisfaites ne doivent pas masquer l'existence d'autres grands projets, comme ceux portant sur le traitement des eaux à Lahore et à Faisalabad (financement réserve pays émergents) ou sur la construction d'usines hydro-électriques (financement AFD, pour des montants très substantiels : 100 millions d'euros pour le traitement d'eaux, près de 400 millions en portefeuille pour l'énergie.

La coopération universitaire est un domaine que nous aurions intérêt à développer fortement, ce serait un très bon investissement, répondant à une demande des étudiants et à une stratégie du gouvernement pakistanais. Mais nous manquons de moyens.

Pour conclure, parce que le Pakistan est un élément essentiel d'une région stratégique, dont l'avenir concerne directement notre sécurité, nous n'avons pas d'autre option que celle de nous engager aux côtés du gouvernement et de l'armée pour les aider à réussir leur combat contre le terrorisme, et à participer au développement économique d'un pays dont le potentiel est sous-exploité. A l'égard du Pakistan, nous devons faire preuve de solidarité, de patience, mais aussi de vigilance et d'exigence.

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