Au cours d'une première réunion tenue dans la matinée, la commission procède à l'audition de M. Daniel Jouanneau, ambassadeur de France à Islamabad, sur la situation au Pakistan.
Nous avons le plaisir de vous accueillir une nouvelle fois devant notre commission à quelques mois d'intervalle. Vous étiez en effet venu le 18 février dernier nous parler de la situation au Pakistan où notre commission s'était rendue en septembre 2009. Cet intérêt marqué de notre commission témoigne du rôle clé que joue ce pays dans une région extrêmement fragile. La déstabilisation de ce pays aurait des conséquences régionale et internationale considérables. Il est donc de notre intérêt de participer à cette consolidation, en particulier en matière de développement, qui est l'une des clés essentielles de la stabilité et de la démocratisation. Cet intérêt manifeste des Etats occidentaux doit néanmoins correspondre à des engagements concrets et à des résultats vérifiables des autorités pakistanaises.
Nous serions donc heureux de recueillir vos analyses sur les tendances qui agitent aujourd'hui la société pakistanaise. Quel est l'impact de la révision constitutionnelle sur l'équilibre des pouvoirs alors que, fait inédit, le Président Zardari conserve un levier d'influence considérable avec la direction du parti ? Quel est le poids du Premier ministre ? Quelle est la stratégie de l'opposition et, notamment, de son leader dans les mois à venir ? Quelle est l'évolution de la situation militaire dans les offensives que mène l'armée pakistanaise contre les mouvances talibanes ? Le double jeu qu'on prête au Pakistan en Afghanistan perdure-t-il ?
Le Premier ministre indien a fait des ouvertures importantes pour la reprise du dialogue entre les deux pays. Que peut-on en attendre ? Une solution ou, tout au moins, un apaisement au Cachemire est-il possible ? De quelle marge de manoeuvre le gouvernement pakistanais dispose-t-il sur cette question, notamment vis-à-vis de l'armée et de l'opinion publique ?
Sur le plan des relations avec l'Union européenne, le sommet qui vient de s'achever a mis en place un plan d'engagements sur cinq ans. Ce plan porte sur la sécurité régionale, la lutte antiterroriste, le commerce et le développement. Pourtant, en matière d'échanges commerciaux, le Pakistan n'a pas obtenu le régime douanier préférentiel GSP+ auquel il aspirait. Pourriez-vous nous éclairer sur la politique de l'Union européenne à laquelle nous participons ?
Enfin, s'agissant de nos relations bilatérales, les entretiens que nous avions eus à Islamabad ont montré que les autorités pakistanaises attendaient beaucoup de la France, notamment pour soutenir leurs demandes auprès de l'Union européenne, mais aussi en matière d'armement et de nucléaire. Ces dossiers semblent aujourd'hui au point mort.
S'agissant de l'évolution récente du Pakistan, le rétablissement, il y a deux ans, de la démocratie ne signifie pas qu'elle soit stabilisée. La réforme constitutionnelle, qui a totalement occupé le débat pendant les deux dernières années, n'a pas vraiment bouleversé la situation et n'a rien changé aux rapports entre civils et militaires. Elle n'a pas renforcé le pouvoir des civils. L'armée demeure très présente et très vigilante, elle a toujours la main sur la politique étrangère, comme en témoigne, par exemple, la réunion de cadrage interministérielle qui a précédé le dialogue stratégique avec les Etats-Unis, et qui a été présidée par le général Kayani, non par le ministre des affaires étrangères. L'objectif affiché de la réforme constitutionnelle était de ramener l'équilibre institutionnel là où il était avant les coups d'Etat, avec un premier ministre fort et un président exerçant une autorité morale. Dans les faits, elle n'a pas renforcé de manière significative le rôle du Premier ministre, sauf en matière nucléaire : le Premier ministre est désormais l'autorité politique qui décide en dernière instance de la doctrine et de l'emploi de l'arme. M. Zardari cumule la présidence de la République et la présidence du parti majoritaire, le PPP, ce qui est sans précédent au Pakistan. Il continue à intervenir fortement dans la politique intérieure, à travers les réunions du « core group » du PPP, qu'il préside. La réforme constitutionnelle avait pour ambition de faire du Pakistan un pays vraiment fédéral, ce que demandent les quatre provinces, qui ont toutes une forte identité. Cet objectif n'a pas vraiment été atteint : la réforme transfère des compétences, mais pas les moyens humains et budgétaires nécessaires.
Evolution majeure et imprévue, l'importance énorme prise par la Cour suprême qui cumule les compétences qu'ont chez nous le Conseil constitutionnel, la Cour de Cassation et le Conseil d'État. Elle a décidé d'être le porte-parole du peuple pakistanais, opprimé par une classe politique corrompue et qui veut mettre fin à la culture d'impunité. Elle utilise son pouvoir d'auto-saisine pour traiter avec beaucoup d'efficacité l'ensemble des dossiers et des soupçons de corruption révélés par la presse. Cela a, par exemple, été le cas pour le contrat de fourniture de gaz naturel obtenu par Gaz de France-Suez : instrumentalisée par le concurrent évincé, la presse a dénoncé des irrégularités, la Cour suprême s'est immédiatement saisie du dossier, le contrat n'a pas pu être signé et revient vers le gouvernement pour nouvel examen. Autre exemple, la Haute cour de Lahore a décidé de plafonner le prix du sucre, jugé trop élevé pour la population pakistanaise. Le résultat de cette décision a été que les sucriers ont vendu une partie de leur production en Inde, où les cours sont bien supérieurs, et que le Pakistan est désormais importateur de sucre. Cette omniprésence de la Cour suprême tétanise l'administration et ses responsables.
Il y a au Pakistan un nouveau paysage institutionnel, dans lequel chacun cherche encore ses marques : Président, Premier ministre, Parlement, Cour suprême, armée. Les militaires conservent un rôle politique majeur, mais ne cherchent pas pour le moment à revenir au pouvoir. L'opinion publique a voulu le retour à la démocratie, et souhaite qu'il soit irréversible.
Autre évolution depuis deux ans, l'aggravation du terrorisme, qui prend de nouvelles formes. Il agit à travers des commandos très organisés et le champ des attentats s'est étendu à l'ensemble du territoire, en particulier au Pendjab. Les cibles choisies, dans les attentats récents, à Lahore ou à Islamabad, choquent l'opinion publique. Ce fut, par exemple, le cas de l'attentat sur le campus d'une université pour jeunes filles, pourtant à tendance très religieuse. Les symboles du pouvoir sont également attaqués, comme l'attentat contre l'état-major de l'armée de terre, avec prise d'otages, contre une mosquée militaire à Rawalpindi ou contre le siège de l'ISI.
Enfin, les minorités sont visées : attentats récurrents contre les chiites, notamment à Karachi, double attentat de Lahore contre les ahmadis.
Face à ce terrorisme, la réponse de l'armée et des services secrets reste toujours très sélective. Ils réagissent fortement aux attentats des taliban pakistanais qui ont pour cible les symboles de l'État, mais pas contre les taliban afghans réfugiés au Pakistan, avec lesquels ils gardent des liens étroits, en particulier le réseau Haqqani, dans la perspective, qu'ils souhaitent, de leur future participation au pouvoir à Kaboul. S'il n'y a pas d'intervention directe contre Al Qaïda, l'ISI fournit à la CIA des informations très précises sur leur localisation, permettant les interventions de drones américains. L'armée et l'ISI ne font rien non plus contre les mouvements qu'ils ont eux-mêmes créés pour déstabiliser le Cachemire indien. Le chef du Lashkar-e-Tayyeba/Jamat-ud-Dawa, mouvement instigateur des attentats de Bombay, est toujours en liberté et les camps d'entraînement des militants n'ont pas été démantelés.
Cependant, nous ne devons pas oublier que le Président Zardari et le gouvernement Gilani ont une politique nettement pro-occidentale, et leur engagement dans la guerre contre le terrorisme, avec les limites rappelées ci-dessus, ne peut pas être mis en doute. Par ailleurs, le Président Zardari et le Premier ministre Gilani s'intéressent à la France et souhaitent développer les échanges avec nous, dans la tradition de Zulfiqar Ali Bhutto et de Benazir Bhutto.
Résultat des erreurs économiques et des mauvais choix stratégiques effectués depuis l'indépendance, aussi bien par les régimes militaires que par les gouvernements civils, l'économie ne décolle pas. Contrairement à l'Inde, il n'y a eu au Pakistan ni réforme agraire, ni réforme fiscale. Moins de 2 millions de personnes sur 180 millions d'habitants payent l'impôt. Les recettes fiscales ne représentent que 9 % du PIB contre 20 % en moyenne pour les pays émergents. Avec un taux de croissance de 4 % en 2010, le Pakistan est en retrait des autres pays de la région qui connaissent une croissance de l'ordre de 8 %.
La reprise annoncée du dialogue avec l'Inde, sur tous les sujets, y compris le Cachemire, est un point positif. Deux journaux très influents, le Jang, au Pakistan, et le Times of India, ont décidé de joindre leurs forces pour tenter de mettre fin aux tensions entre les deux pays et se consacrer à la réconciliation. Des propositions de compromis raisonnable existent désormais sur le Cachemire. L'idée de réunification des deux parties du Cachemire est abandonnée, chaque pays conserverait la partie du Cachemire qu'il a incorporée en 1947. Le principe d'un référendum serait abandonné lui aussi, car il pourrait conduire à une indépendance qu'aucun des deux pays ne souhaite. Avec un large statut d'autonomie, les deux parties du Cachemire verraient leurs frontières ouvertes aux biens et aux personnes. Dans un second temps, les deux armées se retireraient et un mécanisme de contrôle et de suivi serait instauré.
Dans leur relation récente avec la France, les Pakistanais ont éprouvé des déceptions. Le Pakistan aurait souhaité que la France lui fournisse des centrales nucléaires, nous n'y sommes pas disposés. L'armée de l'air aurait voulu équiper en avionique française l'avion JF17 qu'elle va développer avec la Chine. Nous n'y sommes pas favorables. Troisième déception, notre décision de ne pas soutenir à Bruxelles la demande pakistanaise de meilleur accès pour les exportations textiles, à travers une inclusion dans le système SPG+.
De son côté, la France regrette que les autorités pakistanaise n'aient toujours pas répondu à notre projet d'accord de coopération en matière de lutte contre le terrorisme, dont le principe avait été acquis lors de la visite à Paris du Président Zardari, le 15 mai 2009.
Ces attentes réciproques non satisfaites ne doivent pas masquer l'existence d'autres grands projets, comme ceux portant sur le traitement des eaux à Lahore et à Faisalabad (financement réserve pays émergents) ou sur la construction d'usines hydro-électriques (financement AFD, pour des montants très substantiels : 100 millions d'euros pour le traitement d'eaux, près de 400 millions en portefeuille pour l'énergie.
La coopération universitaire est un domaine que nous aurions intérêt à développer fortement, ce serait un très bon investissement, répondant à une demande des étudiants et à une stratégie du gouvernement pakistanais. Mais nous manquons de moyens.
Pour conclure, parce que le Pakistan est un élément essentiel d'une région stratégique, dont l'avenir concerne directement notre sécurité, nous n'avons pas d'autre option que celle de nous engager aux côtés du gouvernement et de l'armée pour les aider à réussir leur combat contre le terrorisme, et à participer au développement économique d'un pays dont le potentiel est sous-exploité. A l'égard du Pakistan, nous devons faire preuve de solidarité, de patience, mais aussi de vigilance et d'exigence.
Je souhaiterais recueillir votre opinion sur la plausibilité de l'hypothèse du recours de l'Arabie Saoudite à la technologie et au savoir-faire pakistanais, en matière de nucléaire militaire, si l'Iran, comme il est de plus en plus probable, disposait de l'arme atomique.
Je n'ai pas d'informations particulières. L'Arabie Saoudite a eu tendance jusqu'ici à faire au Pakistan de la politique intérieure, en soutenant Nawaz Sharif, qui a vécu longtemps en exil à Djedda, contre les Bhutto et le président Zardari. Cette attitude est en train de changer. Les autorités saoudiennes sont inquiètes de la dégradation de la situation économique du Pakistan et plus disposées qu'il y deux ans à l'aider dans le cadre du groupe des Amis. L'Arabie saoudite, à travers son réseau de fondations, finance les madrasas.
La perspective d'un accord indo-pakistanais au Cachemire fait-il l'objet d'une approche d'union nationale ? Au-delà des relations purement commerciales, quelle est l'approche de l'Union européenne au Pakistan et, en particulier, du Royaume-Uni ?
Plutôt que d'un conflit entre l'Inde et le Pakistan, il faut parler d'une série de conflits. Le premier porte sur l'eau puisque presque tous les affluents de l'Indus trouvent leur source au Cachemire, et deux d'entre eux au Tibet. Il existe un traité sur l'Indus qui a jusqu'ici très bien fonctionné. Le Pakistan prétend que l'Inde « lui vole son eau » en construisant des barrages et en prélevant des volumes pour son agriculture supérieurs à ce que le traité a prévu. La presse pakistanaise a développé sur ce thème une campagne hystérique, à laquelle le gouvernement ne fait rien pour s'opposer, ce qui lui permet de dissimuler son incapacité à arbitrer la très délicate question de la répartition des ressources aquifères entre les provinces pakistanaises. Comme le font remarquer les Indiens, s'il n'y pas assez d'eau au Pakistan, c'est à cause du changement climatique, dont ils ne sont pas responsables, et d'une mauvaise gestion de l'Indus par les autorités fédérales et provinciales pakistanaises.
Le second conflit porte sur les frontières. Les différends sur le glacier Siachen, au Nord, et sur la frontière maritime à l'embouchure de l'Indus (sir Creek) sont négociables.
La question du Cachemire est une véritable cause nationale. Toute proportion gardée, c'est l'Alsace-Lorraine des Pakistanais. L'opinion publique considère qu'en 1947 le Cachemire aurait dû être totalement rattaché au Pakistan du fait de la confession musulmane de sa population. Le non-règlement de la question du Cachemire justifie, depuis que le Pakistan existe, le poids de son armée. Mais les esprits évoluent et de plus en plus de Pakistanais se rendent compte du caractère illusoire d'une réunification. L'idée progresse d'une large autonomie de chacune des régions au sein de son Etat, avec une large ouverture des frontières et la libre circulation des biens et des personnes.
L'Union européenne est considérée comme un marché mais pas comme un acteur politique. Alors que l'Union européenne est le deuxième bailleur de fonds au Pakistan, son aide n'a aucune visibilité, dans un pays où pourtant l'accès aux medias est facile. Certains des programmes de l'UE laissent beaucoup à désirer, par exemple le programme d'assistance européenne en matière de lutte contre le terrorisme (CCBLE : civilian capacity building for law enforcement), confié par EUNIDA à la coopération allemande. Le montant envisagé est de 12 à 15 millions d'euros. Décidé en janvier 2009, il n'a donné lieu jusqu'ici qu'à des missions d'experts très consommatrices de crédits, sans aucun résultat visible sur le terrain. Le programme est très mal conçu depuis l'origine, c'est un programme imposé aux autorités pakistanaises, qui n'ont pas osé le refuser, plus qu'un programme vraiment demandé.
L'aide bilatérale française, avec beaucoup moins de moyens, développe des programmes très appréciés, en particulier celui conçu par le Service de protection des hautes personnalités (SPHP) pour créer une unité de police spécialisée. Les stages organisés à Islamabad, ces derniers mois, par des formateurs français, nous encouragent à continuer l'expérience avec un programme préparé par le GIGN, qui devrait permettre la formation d'unités anti-terroristes dans chaque province.
L'action de l'Union européenne est appréciée par la société civile, les ONG, les associations de juristes et d'avocats, parce qu'elle est le seul partenaire qui soulève systématiquement la question des droits de l'homme dans son dialogue politique avec le Pakistan. La situation des droits de l'homme progresse depuis deux ans, mais il y a encore beaucoup à faire (peine de mort, loi contre le blasphème, discriminations contre les minorités). Il est très important que le Parlement européen maintienne la pression sur le Pakistan sur ce point.
Quel écho le conflit israélo-palestinien a-t-il au Pakistan ? Dans quelle mesure la France peut-elle contribuer à l'amélioration des capacités de l'armée pakistanaise sans remettre en cause sa relation avec l'Inde ? Pouvez-vous nous donner des informations sur les offensives menées au Sud-Waziristan ainsi que sur la situation dans la vallée de Swat ?
Le conflit israélo-palestinien occupe une place centrale dans le débat public au Pakistan et dans les préoccupations de l'opinion. Le non-règlement du conflit justifiera toujours un terrorisme résiduel, même quand les troupes de l'OTAN auront quitté le Pakistan, même si la question du Cachemire est réglée un terrorisme résiduel au Pakistan. Notre position équilibrée sur Israël et l'État palestinien est très appréciée au Pakistan. L'opinion publique, qui pourtant ne se faisait pas trop d'illusions sur le changement de politique américaine au moment de l'élection de Barack Obama, est très déçue par sa politique au Proche-Orient et son incapacité à obtenir du gouvernement israélien les concessions nécessaires.
Dans nos relations avec l'Inde, il existe une ligne rouge. Autant le Gouvernement indien trouve utile l'aide militaire apportée au Pakistan pour lutter contre le terrorisme, autant les programmes contribuant au renforcement des capacités conventionnelles l'inquiètent. Notre pays a ouvert une facilité de crédit de 450 millions d'euros pour l'achat d'équipements destinés à l'armée de terre et à l'armée de l'air pour les stricts besoins de la lutte contre le terrorisme. Il n'est pas sûr que la négociation aboutisse, car les conditions financières de notre offre commerciale posent problème aux responsables pakistanais, habitués à recevoir gratuitement des matériels américains ou à disposer de prêts à long terme chinois. De plus, les délais de fabrication leur paraissent trop longs par rapport au caractère immédiat des besoins.
L'offensive menée dans le Sud-Waziristan, sur un terrain extrêmement montagneux, nécessite l'utilisation d'hélicoptères. Le contrat passé avec la France pour la fourniture de 10 hélicoptères Fennec est actuellement remis en cause par les pilotes de l'armée pakistanaise qui les considèrent insuffisamment adaptés aux conditions du pays. L'armée a essuyé de lourdes pertes dans ses offensives contre les taliban, plus que les troupes de la coalition en Afghanistan, sans pour autant pacifier de manière irréversible les régions frontières. De ce fait, il y a toujours 1,5 million de personnes déplacées qui ne peuvent pas rentrer chez elles parce que la situation n'est pas redevenue sûre. La séquence vertueuse espérée (départ de la population, offensive et pacification, retour des déplacés, crédits pour le développement, reconstruction et aide internationale) ne s'est pas réalisée. La persistance de poches taliban empêche l'armée de se retirer. La police, corrompue et mal équipée, n'est pas en mesure de prendre le relais.
Quel est l'état d'esprit de l'opinion publique, de l'armée et des dirigeants pakistanais face à la perspective d'un retrait des troupes de l'OTAN ?
Dans sa très grande majorité, l'opinion publique est très hostile à la présence de l'OTAN en Afghanistan. Elle considère que la coalition occupe illégalement un pays musulman. Elle est anti-américaine, mais, sur ce sujet, elle est anti-occidentale. Au contraire, le Gouvernement est, sans ambiguïté, favorable à l'intervention de l'OTAN en Afghanistan. Il autorise le transit de 400 camions par jour du port de Karachi vers la frontière afghane pour ravitailler les troupes, ainsi que le survol du pays par les avions de la coalition. Le Gouvernement et l'armée redoutent un départ précipité de la coalition, qui entraînerait le chaos et la prise de pouvoir par des mouvements afghans pro indiens, ravivant ainsi la crainte obsidionale du Pakistan. Ils souhaitent un retrait ordonné, conjugué avec la mise en place d'un gouvernement amical vis-à-vis du Pakistan.
Quelle est la politique de soutien des États-Unis et quel jeu joue la Russie au Pakistan ?
L'aide américaine est considérable. En matière civile, elle porte sur 1,5 milliard de dollars par an, pendant cinq ans, pour l'ensemble des domaines de l'éducation, de la santé, de l'énergie etc... L'aide militaire prend la forme de vente de matériels mais aussi de cession gratuite d'équipements. L'aide des États-Unis est donc omniprésente et incontournable, mais elle crée une relation de dépendance mal vécue par les Pakistanais. Les États-Unis ont fait de gros efforts pour améliorer leur image. Mme Hillary Clinton s'est personnellement beaucoup investie dans cette stratégie. En ce qui concerne la Russie, elle est discrète, aide peu, l'ambassade a d'abord un rôle d'observation politique, la méfiance est mutuelle. Par contre, les pays d'Asie centrale sont actifs. Craignant, au premier chef, une contagion idéologique au travers de la présence d'étudiants islamistes radicaux pakistanais, ces pays mettent fin à l'ensemble des programmes universitaires.
Je constate la constitution d'un front pro islamiste entre l'Iran, la Turquie et le Pakistan. Lors d'un récent déplacement au Kazakhstan, j'ai pu relever les craintes des responsables politiques par rapport à une forte agitation du monde musulman.
Il existe au Pakistan une grande admiration pour la Turquie, grand pays musulman sunnite, dont les réussites sont soulignées. La Turquie a une politique étrangère très active et très dynamique vis-à-vis du Pakistan, dont elle est un partenaire de premier ordre. De très importantes délégations de chefs d'entreprise ont accompagné les visites récentes du Président Gül et du Premier ministre Erdogan à Islamabad. Cela étant, il n'y a pas à proprement parler d'axe politique entre la Turquie, l'Iran et le Pakistan.
Un pays comme le Pakistan, démographiquement très jeune et où l'islamisme radical se développe dans les couches populaires, peut-il devenir une république islamiste extrémiste ?
Au Pakistan, 50 % de la population a moins de 25 ans. Compte tenu de la faillite du système de l'éducation nationale, un enfant sur deux ne va pas à l'école. Cette faillite explique le développement du réseau des madrasas. Toutefois, un scénario à l'iranienne, avec l'institution d'une république théocratique, est peu probable. La société pakistanaise pratique un islam de tradition soufie, et elle est profondément allergique au wahhabisme des taliban. La révolution de Khomeiny avait beaucoup inquiété les Pakistanais. Personne, au Pakistan, ne souhaite un État à l'iranienne dirigé par des ayatollahs. Par contre, une évolution, avec une application de la charia dans des domaines tels que le droit familial, ou le droit foncier, est souhaitée, probable, et ne serait pas inquiétante. Il ne s'agit nullement d'appliquer la charia médiévale et barbare des taliban. L'armée s'opposerait à une prise de pouvoir par les extrémistes. La société pakistanaise aurait la capacité de secréter de puissants anticorps.
La société pakistanaise est toujours en quête de son identité. Le Pakistan est une nation en construction, inachevée et fragile. Certes, l'armée a permis l'éclosion d'un sentiment national et patriotique, mais un sondage récent auprès de jeunes de 18 à 25 ans a montré qu'ils se sentaient, en premier lieu, musulmans, ensuite pendjabis ou pachtounes ou sindhis, et, en dernier lieu seulement, pakistanais. L'appartenance à l'islam est revendiquée et affichée avec fierté. C'est la valeur de référence centrale.
J'ai été frappé par votre analyse très sévère de l'action de l'Union européenne au Pakistan et sur les gaspillages inadmissibles que vous avez soulignés. Quelle suite peut-on donner pour remédier à cet état de fait ?
Le Sénat pourrait inviter le Parlement européen à contrôler les programmes d'aide de la Commission européenne, et pas seulement à s'intéresser aux questions de droits de l'homme. La Commission devrait rendre compte de l'utilisation des crédits de l'Union européenne au Pakistan.