En second lieu, Al Qaïda semble avoir été défait. Certes, des cellules dormantes sont encore présentes ici ou là et conservent une capacité offensive. Mais, globalement, les interlocuteurs rencontrés considèrent qu'Al Qaïda a perdu la partie en Iraq. Quand on emprunte la route qui va de l'aéroport de Bagdad à l'hôtel Racheed, qui était terriblement dangereuse et que les forces américaines ont eu beaucoup de mal à sécuriser, on traverse une ville en état de siège, mais sans assiégeants. Toute la structure urbaine témoigne de ce combat : les murs, les ralentisseurs, les check points. Des membres du Groupement d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) assurent en permanence la sécurité de l'ambassade et l'ambassadeur ne peut se déplacer qu'en convoi. La mission a passé la nuit à Bagdad sous la surveillance permanente de ces mêmes membres du GIGN dont M. Jean François-Poncet, rapporteur, a souligné les très grandes qualités de courage, de courtoisie et de professionnalisme. Mais il a précisé que la mission n'avait jamais été menacée, qu'elle n'avait jamais entendu un coup de feu, ni une explosion.
Cette situation s'explique d'abord par les renforts (« surge »). Les forces américaines en Iraq sont passées de 110 000 à 150 000 personnes, ce qui leur a permis d'occuper le terrain et de ne pas laisser les rebelles reprendre possession des lieux après une intervention. Le second élément est le retournement, moyennant finance, des tribus sunnites en faveur des Etats-Unis : 90 000 combattants sunnites rémunérés trois cents dollars par jour ont ainsi été enrôlés dans les « conseils de réveil » ou « sahwa ». Pourquoi ces tribus sunnites se sont-elles retournées contre Al Qaïda ? Sans doute à cause des exactions et des attentats aveugles qui ont fini par devenir insupportables. Les conseils de réveil ont joué un grand rôle dans l'élimination d'Al Qaida et dans la pacification du territoire.
La stabilisation démocratique est une deuxième évolution positive. L'Iraq a connu cinq élections authentiques depuis 2005. Les élections législatives doivent se tenir en décembre prochain. Le régime est parlementaire, avec une assemblée unique. Cette assemblée est vivante. Elle est le théâtre des affrontements entre les uns et les autres, qui auparavant avaient lieu dans la rue. Cela résulte en particulier de la scission des mouvements représentant les Chiites entre le Conseil supérieur de l'Islam de el Hakim, le parti Da'wa, qui est celui du Premier ministre el Maliki, et, enfin, le mouvement sadriste, qui avait sa propre milice, bien connue sous le nom d'« armée du Mahdi ». Cette scission permet des combinaisons parlementaires entre les Chiites et les Sunnites qui ouvrent considérablement le jeu politique au-delà des divisions ethniques ou communautaires.
Enfin, il y a une stabilisation nationale. Une des grandes questions que l'on se posait était de savoir si le pays n'allait pas éclater en trois : un Kurdistan au nord, un Etat chiite au sud et un Etat sunnite au milieu. Il est possible, aujourd'hui, de répondre à cette question par la négative. Cela est dû à un homme, le Premier ministre Nouri el Maliki, que la mission n'a pu rencontrer à Bagdad car il était au sommet de Doha.
M. el Maliki s'est peu à peu imposé comme un homme d'Etat. Son intervention à deux reprises contre ses coreligionnaires chiites lui a conféré cette stature : une première fois à Bassora, dans le Sud, en réprimant une tentative séparatiste, et une deuxième fois dans une banlieue peuplée de Bagdad, Sadr city, en éliminant l'armée du Mahdi. Cette intervention d'un leader chiite contre d'autres Chiites lui a donné une sorte de consécration nationale, même si la stature qu'il a acquise, conjuguée à son goût du pouvoir, fait qu'il a beaucoup d'adversaires. Il a défendu les intérêts de l'Iraq et contribué à l'éveil d'une conscience nationale. En définitive, on peut dresser un bilan globalement positif de son action.
La question majeure est de savoir ce qui se passera après le départ des Américains. Les 150 000 hommes des forces américaines devraient se retirer complètement des villes d'ici à la fin du mois de juin 2009 et complètement du pays à la fin du mois de novembre 2011. Aucune base ne serait laissée en Iraq. L'ambassadeur de Grande-Bretagne, rencontré par la mission, a confirmé ce schéma mais n'a pas écarté l'hypothèse qu'il soit modifié à la demande du gouvernement iraquien, qui pourrait, le moment venu, demander aux forces américaines de rester plus longtemps.
Quelles sont les incertitudes ? Elles sont au nombre de quatre : politiques, sécuritaires, sur le problème kurde et sur les questions économiques et de développement.
La première d'entre elles est l'incertitude politique. Le Premier ministre Maliki s'est imposé. Mais ses succès comme son autoritarisme ont suscité de fortes oppositions. La mission a discerné un mouvement que l'on pourrait qualifier de « tout sauf Maliki ». En décembre 2009, il y aura des élections générales. M. Maliki devra trouver une majorité pour le soutenir, alors même qu'il risque d'avoir à affronter une convergence de ses ennemis : les Kurdes, les Sunnites, les autres factions chiites.
La deuxième incertitude concerne les forces armées et de sécurité : 600 000 hommes sont répartis entre l'armée, la police nationale et les polices locales. Ces forces, qui n'ont jamais opéré sans le secours des forces américaines, seront-elles capables de maintenir l'ordre après le départ de ceux qui les ont formées ? Selon le général Raymond T. Odierno, 75 % des forces irakiennes sont considérées comme sûres, 20 % comme incertaines et 5 % ne sont pas fiables. Par ailleurs, les conseils de réveil sunnites sont désormais rattachés au gouvernement à majorité chiite. Cette situation perdurera-t-elle ? Il serait catastrophique qu'il n'en soit pas ainsi. Certains attentats récents ont révélé des failles dangereuses.
Troisième incertitude : l'attitude des Kurdes. C'est sans doute le problème le plus sérieux. Les Kurdes sont concentrés dans le nord du pays, qui est une région montagneuse. Ils ont joué un rôle considérable dans l'implantation du régime. Massoud Barzani est un leader charismatique. Il est le président incontesté du Gouvernement régional kurde (GRC), tandis que M. Jalal Talabani, fondateur de l'Union patriotique du Kurdistan, est Président de la République d'Iraq. Le Kurdistan couvre actuellement trois régions et dispose d'importantes ressources pétrolières. Il s'est doté d'une armée depuis 1991, qui ne dispose pas d'armes lourdes, mais qui, avec ses 300 000 hommes (les Peshmergas) assure une sécurité remarquable dans la région ; plusieurs fois les Peshmergas ont été appelés à Bagdad pour assurer la sécurité du Parlement et des hommes politiques, en particulier du Président de la République, car ce sont des hommes sur lesquels on peut compter.
Les dirigeants kurdes s'opposent à une modification de la Constitution qui, en renforçant le centralisme du pouvoir, leur ôterait une partie de leur autonomie. Ils ont des revendications territoriales, en particulier sur Kirkouk, qui conduiraient, si elles étaient acceptées, à doubler la superficie actuelle du Kurdistan, actuellement de l'ordre de 40 000 km², soit autant que la Suisse. Kirkouk, notamment, constitue un abcès de fixation. Cette ville de 700 000 habitants est actuellement peuplée, à parts égales, de Kurdes, d'Arabes chiites implantés par Saddam Hussein dans le cadre d'une politique forcée et brutale d'arabisation, et de Turcomènes. Enfin, le Kurdistan dispose d'un aéroport international à Erbil.
Les revendications des Kurdes se heurtent à un refus de Bagdad et provoquent une grande nervosité chez les Turcs. Les représentants kurdes rencontrés par la mission disent avoir renoncé à l'indépendance, mais pas à Kirkouk. Ils s'opposent à Bagdad et au Premier ministre Maliki. Ils réclament l'application de l'article 140 de la Constitution qui prévoit la « normalisation », c'est-à-dire le retour des Kurdes à Kirkouk, le recensement et un référendum.
Ces affirmations ont conduit la mission à se rendre en Turquie pour sonder la position des autorités de ce pays sur ce sujet. Il faut savoir que les Turcs ont noué d'excellentes relations d'affaires avec les Kurdes, depuis que Massoud Barzani a renoncé à soutenir le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Vingt millions de Kurdes vivent en Turquie, six en Iraq, six en Syrie, douze en Iran. Sans aboutir nécessairement à une sécession, le problème kurde fait peser une menace sur l'avenir du pays.
Enfin, se pose le problème de la reconstruction, jusqu'alors éludé par la prévalence des préoccupations sécuritaires. Il faudra soixante milliards de dollars pour remettre en état les infrastructures. La production de pétrole, actuellement à peine supérieure à deux millions de barils par jour, pourrait passer à six millions si l'outil pétrolier est rénové, ce qui suppose également des investissements considérables de plusieurs dizaines de milliards de dollars. Or la loi sur le pétrole n'est pas toujours votée. Restent la modernisation et l'équipement de l'armée, dépourvue d'aviation et qui dispose de peu d'armes lourdes. La cession ou la récupération d'équipements que laisseraient les forces américaines sur place, à leur départ, ne répond pas au problème puisque ces matériels sont très usagés. Il existe donc un énorme marché potentiel d'équipements militaires.
Tout cela n'annule pas les aspects positifs, mais il est prématuré de dire que l'Iraq « s'en est sorti ».