Intervention de Philippe Marini

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 5 juillet 2011 : 1ère réunion
Directive du conseil concernant une assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Philippe MariniPhilippe Marini, rapporteur :

Le 16 mars dernier, la Commission européenne a présenté une proposition de directive concernant une assiette commune et consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS). Nous avions évoqué cette proposition lors de nos déplacements du printemps, notamment à La Haye et à Bruxelles. A l'excellente initiative de notre collègue Pierre Bernard-Reymond, la commission des affaires européennes du Sénat a adopté, le 7 juin dernier, une proposition de résolution portant sur cette proposition de directive. Il faut se féliciter de l'occasion qui est donnée au Parlement français, notamment au Sénat, de s'exprimer sur cette question, alors même que plus de la moitié des Parlements nationaux se sont déjà exprimés sur la proposition de la Commission européenne, que cela soit pour la soutenir ou pour la critiquer.

Saisie au fond, votre commission examine la proposition de résolution rédigée par la commission des affaires européennes. Elle peut l'amender et le texte qu'elle adoptera deviendra la résolution du Sénat sous un délai de trois jours à moins qu'un débat en séance publique ne soit demandé.

L'idée d'une assiette commune pour l'impôt sur les sociétés n'est pas nouvelle. Il s'agit même d'un vieux serpent de mer de la Commission européenne qui, semble-t-il, a été évoqué pour la première fois en 1962. Elle revient sur le devant de la scène, poussée tout à la fois par la Commission européenne et par le Conseil européen.

Toutefois, ces deux institutions ne poursuivent pas exactement les mêmes objectifs. Le Conseil européen, dans le cadre du « Pacte pour l'euro Plus », a invité les Etats membres à une « coordination pragmatique des politiques fiscales », élément nécessaire à une « coordination renforcée des politiques économiques dans la zone euro ». Il s'agit de lutter contre une concurrence fiscale déloyale qui peut se révéler coûteuse pour les ressources budgétaires des Etats, notamment dans un contexte de crise de la dette. La Commission européenne, quant à elle, vise à renforcer le marché intérieur, alors même que le paysage fiscal européen apparaît aujourd'hui fragmenté. Une telle fragmentation empêcherait les entreprises de profiter pleinement de la liberté d'établissement. En effet, les investissements réalisés dans d'autres pays de l'Union européenne (UE) impliquent de supporter des coûts de mise en conformité aux règles fiscales des autres Etats membres, des coûts inhérents aux phénomènes de double imposition, ainsi que des coûts résultant de l'impossibilité de compenser les bénéfices réalisés dans un Etat avec les pertes subies dans un autre.

Après plusieurs échecs, la Commission européenne a créé un groupe de travail ACCIS qui s'est réuni entre 2004 et 2008, aboutissant à l'élaboration de la proposition de directive qui nous est transmise.

Il convient tout d'abord de préciser que l'ACCIS est une assiette optionnelle. En effet, les entreprises ont le choix d'opter pour ACCIS. Deux catégories d'entreprises coexisteraient alors, selon qu'elles optent pour ce régime ou non. Il s'agirait par conséquent d'un vingt-huitième régime d'impôt sur les sociétés (IS), existant en parallèle de ceux des vingt-sept Etats membres. A ce titre, la Commission européenne estime qu'une ACCIS obligatoire n'aurait pas été conforme au principe de subsidiarité, argument que nous sommes en droit de contredire. En outre, cette nouvelle assiette est commune : les entreprises calculent l'assiette imposable à l'IS de l'ensemble de leurs établissements ou filiales dans l'UE sur la base de règles communes. Néanmoins, la définition de cette assiette est sujette à débat, notamment en ce qui concerne les règles d'amortissement qui nous paraissent simplistes. Par ailleurs, l'assiette est consolidée. Cela implique que soit faite la somme arithmétique de l'ensemble des pertes et profits réalisés au sein de l'UE afin d'établir le résultat fiscal imposable. Cet aspect du dispositif est sans doute le plus important dans la mesure où la consolidation permet d'éliminer la « double imposition économique » et de contourner les problèmes liés aux prix de transfert : les transactions intragroupes ne sont pas prises en compte dans le calcul du résultat fiscal. Dans de telles conditions, peut-on croire que les groupes qui rapatrient leurs bénéfices dans les Etats à la fiscalité plus favorable opteront pour l'assiette consolidée ? Enfin, la proposition de directive prévoit que le bénéfice fiscal des groupes soumis à l'ACCIS ne serait déclaré qu'auprès de l'administration fiscale de l'Etat membre où est installée la société mère.

Une fois consolidée, l'assiette doit être répartie entre les membres du groupe et imposée au taux applicable dans leur Etat d'établissement. En effet, l'harmonisation proposée par la Commission européenne ne concerne que l'assiette et aucunement les taux. Par suite, la proposition de directive établit une clef de répartition reposant sur trois facteurs, chacun affecté d'une pondération égale à un tiers : la main d'oeuvre, le chiffre d'affaires et les immobilisations.

Ces critères de répartition paraissent a priori favorables aux Etats industriels et défavorables aux Etats dont l'économie serait essentiellement tournée vers l'immatériel.

Le facteur « chiffre d'affaires » repose sur le principe de la « vente par destination ». A ce titre, le chiffre d'affaires est localisé dans l'Etat membre où le bien a été livré, à condition toutefois que le groupe concerné y détienne un établissement. Ainsi, si d'autres possibilités d'optimisation ne subsistaient pas, le principe de la « vente par destination » pourrait ouvrir des perspectives intéressantes en matière de re-territorialisation de l'assiette imposable résultant du commerce électronique. Les profits de Google ne s'échapperaient plus vers l'Irlande...

Quels impacts macroéconomiques pouvons-nous attendre de l'adoption de la directive ? L'étude d'impact réalisée par la Commission européenne tend à montrer que sa proposition aurait pour conséquence de « rendre » 3 milliards d'euros aux entreprises à raison de :

- 700 millions d'euros au titre de la diminution des coûts de mise en conformité ;

- 1 milliard d'euros du fait des économies réalisées lors d'investissements transfrontaliers ;

- 1,3 milliard d'euros du fait de la consolidation des bénéfices et des pertes.

Mais, on peut estimer que, dans le même temps, les Etats membres subiraient, collectivement, une perte de recettes fiscales d'au moins 1,3 milliard d'euros. La Commission européenne explique que ces recettes n'ont pas lieu d'être dans le marché intérieur car elles n'existeraient pas dans un contexte purement national. Elles résultent de situations de double imposition ou de surimposition.

La directive aurait toutefois pour effet de stimuler l'investissement transfrontalier mais aussi l'investissement direct étranger dans l'Union européenne. D'après la Commission européenne, son adoption pourrait se traduire par une hausse du PIB positive mais faible, de l'ordre de 0,02 % à 0,06 %. Néanmoins, ces chiffres doivent être pris avec la plus grande circonspection, les modèles de prévision utilisés n'étant pas assez fins pour appréhender tous les effets dynamiques qu'entraînerait la mise en oeuvre de l'ACCIS.

En ce qui concerne la France, les premières simulations laissent penser qu'elle serait gagnante tant d'un point de vue économique que de celui des finances publiques. L'ACCIS pourrait stimuler notre compétitivité fiscale en nous permettant d'afficher un taux plus faible que le taux nominal de 33,1/3 %, étant précisé que nous pourrions disposer de deux taux, l'un pour l'ACCIS, l'autre pour notre assiette nationale. Compte tenu de l'ensemble des critères de localisation extra-fiscaux que nous pouvons faire valoir, la France pourrait pleinement bénéficier d'une hausse de l'investissement.

Par ailleurs, la clef de répartition de l'assiette imposable devrait conduire à une augmentation de nos rentrées fiscales. Par exemple, le facteur « chiffre d'affaires » nous est favorable compte tenu de la forte consommation française, du principe de la « vente par destination » et de notre démographie.

Malheureusement, il ne s'agit pour l'instant que de supputations non chiffrées mais le Gouvernement nous a indiqué que la direction générale du Trésor s'était attachée à réaliser des simulations.

Au-delà de ces aspects séduisants, nous devons relever que plusieurs questions restent en suspens. Ainsi, force est de constater que de nombreuses imprécisions demeurent dans le texte présenté par la Commission européenne, en particulier s'agissant des concepts comptables. Or l'imprécision en matière fiscale conduit inexorablement à l'optimisation et à la perte de recettes budgétaires.

De même, l'adoption de l'ACCIS nous conduirait à forger, à vingt-sept, une doctrine et une jurisprudence fiscales propres. Cela serait d'autant plus nécessaire que la directive prévoit un système de guichet unique géré par les administrations fiscales nationales. Or tout point de divergence entre elles sera à nouveau source de difficultés pour les entreprises ou une opportunité d'échapper à l'impôt !

Enfin, je relève que la directive n'élimine pas, loin de là, toute possibilité de concurrence fiscale. En premier lieu, chaque pays resterait libre de fixer ses propres taux et même de fixer un taux pour l'ACCIS et un pour son assiette fiscale nationale. Au total, il pourrait donc exister jusqu'à 54 taux normaux dans l'UE, voire plus si l'on compte les taux dérogatoires, par exemple pour les PME. En second lieu, les réductions et les crédits d'impôt, qui portent sur l'impôt dû et non sur l'assiette, seraient compatibles avec la directive. Le crédit d'impôt recherche (CIR) sous sa forme actuelle pourrait tout à fait être maintenu dans le cadre de l'ACCIS.

Toutes ces raisons me conduisent à suggérer une approche plus mesurée que celle de la Commission européenne. A ce jour, près d'un tiers des Parlements nationaux ont fait valoir leur opposition à la proposition de la Commission, soit par hostilité de principe à l'idée d'une harmonisation en matière fiscale (Royaume-Uni, Irlande, notamment), soit en raison des risques de déplacement de matière fiscale préjudiciables à leurs recettes. Nous savons, au vu des récents débats sur la territorialisation de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), combien il est difficile de territorialiser une assiette dont le mode de calcul repose sur des facteurs qui ne sont pas localisés.

La coexistence de deux assiettes et d'au moins deux taux dans chaque Etat ne serait pas réellement une simplification administrative. L'assiette consolidée est au surplus illusoire car les entreprises qui exploitent le mieux aujourd'hui la combinaison des législations nationales n'opteront jamais pour l'ACCIS.

Par conséquent, serait-il réaliste - et même opportun - de réaliser une assiette consolidée au niveau de l'Union européenne ? Il me semble également que le Gouvernement français n'a pas intérêt à s'isoler de ses partenaires en défendant un projet - certes qui nous est favorable - au risque de faire échouer toute discussion sur ces sujets.

Ne faudrait-il mieux pas tenter de se mettre d'accord sur une règle commune pour le calcul de l'assiette d'IS ? En un mot, de disposer d'une assiette unique et obligatoire d'IS dans l'UE. Le « Pacte pour l'euro Plus » que je citais au début de ma présentation fait référence à une « assiette commune » et non pas à « une assiette commune et consolidée ».

Il me semble que la Commission a cherché à relativiser l'hostilité de principe des Etats les plus anglo-saxons par l'intérêt que trouveraient certaines très grandes entreprises à cette proposition. Il ne faut pas s'y tromper, l'approche de la Commission n'est pas seulement technique mais bien politique.

Pour ma part, j'estime qu'il faut disposer d'un seul et même thermomètre pour comparer les taux d'IS de telle sorte que la concurrence se poursuive de manière disciplinée dans le cadre d'un système qui soit le plus neutre possible.

L'assiette commune et obligatoire procurerait d'ores et déjà des gains substantiels pour les entreprises en éliminant une partie des coûts de mise en conformité.

En revanche, l'adoption d'une assiette commune ne règlerait pas la question des prix de transfert intra-européen, ni celle de l'imposition des bénéfices résultant du commerce électronique. Sur ces deux voies, l'Union européenne devrait pouvoir progresser sans pour autant recourir à une assiette consolidée d'IS.

S'agissant des prix de transfert, je note que l'absence de coopération entre administrations fiscales conduit à la fois à des abus et à des doubles impositions. Il serait souhaitable que la Commission sensibilise plus encore les Etats à ce sujet et s'engage dans la voie ou, à tout le moins, encourage une coordination administrative plus approfondie pour que les optimisations liées à une insuffisante maîtrise des prix de transfert perdent un peu de terrain.

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