Intervention de Denis Badré

Réunion du 15 mars 2005 à 10h30
Services dans le marché intérieur — Discussion des conclusions du rapport d'une commission

Photo de Denis BadréDenis Badré, rapporteur pour avis de la délégation pour l'Union européenne :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, aujourd'hui, nous innovons. Pour la première fois, la délégation pour l'Union européenne intervient pour avis aux côtés d'une commission travaillant au fond.

Elle sera certainement appelée à le refaire puisque, lors de la réunion du Congrès à Versailles, voilà une quinzaine de jours, a été adopté le nouvel article 88-5 de la Constitution qui nous permet d'émettre un avis chaque fois qu'un problème de subsidiarité se posera.

La délégation a pour rôle aujourd'hui de montrer qu'elle apportera une valeur ajoutée à tous les débats dans lesquels elle sera appelée à intervenir de cette manière. Voilà une redoutable exigence et un honneur pour celui qui porte, en son nom et pour la première fois aujourd'hui, cette responsabilité.

J'en suis fier et quelque peu impressionné, mais je suis partiellement rassuré, m'exprimant après mon excellent collègue et ami Jean Bizet. Le rapport qu'il vient de nous présenter m'a semblé parfait sur une proposition de résolution qui me paraît globalement satisfaisante. Comme il l'a dit en conclusion, nous allons peut-être amender légèrement ce texte qui, globalement, va néanmoins dans le bon sens.

Dans ce débat, la délégation, ses membres y ont veillé, aura pour constante préoccupation le rôle de la France dans la construction européenne ; elle ne doit nullement intervenir avec le même regard et la même responsabilité au fond qu'exerce la commission des affaires économiques.

Votre délégation intervient sur cette affaire dans un contexte passionné, à la veille du référendum sur le traité institutionnel, et nous devons veiller à ce que les débats portant sur la proposition de directive, d'une part, et sur le traité institutionnel, d'autre part, soient clairement distingués.

Il faut travailler sur la directive en parlant de la directive et sur le traité institutionnel en parlant du traité institutionnel. Veillons bien à ne pas faire de confusion !

Votre délégation intervient également sur un sujet qui déchaîne beaucoup de passions et suscite de nombreuses interrogations.

Il nous appartient aujourd'hui, en application de l'article 88-4 de la Constitution, de soumettre au Gouvernement notre lecture de la proposition présentée par le commissaire Bolkestein dans le cadre des travaux de la précédente Commission et, le cas échéant, les arguments qui lui permettront d'adopter des positions plus fortes et plus claires lorsqu'il sera appelé à traiter de cette question lors du Conseil européen.

Il nous appartient également d'éclairer autant que possible le débat en apaisant les inquiétudes de nos concitoyens lorsque celles-ci ne sont pas fondées et en les prenant en compte lorsqu'elles le sont, afin de les présenter au Gouvernement, assorties de nos commentaires.

Il nous faut en effet rappeler sans cesse, à temps et à contretemps, et c'est aussi le rôle de la délégation, que l'Europe n'est pas une abstraction bruxelloise. L'Europe, c'est d'abord nous.

L'Europe, c'est bien sûr la Commission qui détient le pouvoir d'initiative, et l'exercera de plus en plus, comme cela a été confirmé et réaffirmé par la Constitution.

L'Europe, c'est aussi le Conseil européen, le Parlement européen, mais aussi et d'abord l'ensemble des Européens, qui s'expriment de façon normale à travers leurs parlements nationaux. Tel est aujourd'hui le cas sur ce sujet sensible.

A cet égard, notre délégation me semble avoir parfaitement joué son rôle de « vigie » en se saisissant de cette affaire dès l'été dernier et en confiant à un groupe de travail le soin d'approfondir cette question. En effet, avant d'être confirmé dans mon rôle de rapporteur pour avis de la délégation pour l'Union européenne, j'étais l'animateur d'un groupe de travail pluriel qui réunissait, à mes côtés, Marie-Thérèse Hermange, Serge Lagauche et Robert Bret. Pour ma part, j'ai trouvé cette formule originale très intéressante. J'ai personnellement beaucoup apprécié cette expérience, qui consiste à procéder à Bruxelles à des auditions et qui est beaucoup plus enrichissante dans la mesure où elle permet d'échanger des points de vue complémentaires.

Ainsi préparé, notre rapport en est ressorti plus solide dans son contenu. J'en rends publiquement hommage à mes trois collègues. Je voudrais leur dire que, si je suis rapporteur de cette délégation, je le fais en complicité avec eux - la notion de rapporteur pluriel n'existe pas ! - et sous leur contrôle, chacun étant libre de conserver son point de vue personnel ou celui de son groupe politique. Toutefois, nous nous sommes rejoints sur un certain nombre de points centraux.

Nous avons donc déposé un rapport d'information, sur la base duquel la commission des affaires économiques a pu prolonger la réflexion, le plus loin et le plus vite possible. Notre rôle était donc en quelque sorte de préparer le travail de Jean Bizet, qui a ainsi pu présenter son excellent rapport en commission, puis devant notre assemblée.

Les travaux se sont bien déroulés, à cela près que les délais ont été très courts : quelques jours seulement se sont écoulés entre le début des travaux de la commission et aujourd'hui. Certes, nous avons travaillé non dans la précipitation, car, au Sénat, nous savons nous prémunir contre ce danger, mais rapidement.

Cela étant dit, nos avis convergent sur le fond du sujet.

Mon analyse repose sur trois points.

Le premier point de mon propos sera très bref puisque Jean Bizet l'a déjà largement présenté, et je ne répéterai pas maladroitement ce qu'il a très bien dit.

Je tiens simplement à réaffirmer que le fait de travailler sur la mise en place d'un marché unique des services relève d'une bonne intention du point de vue de la construction européenne. Tôt ou tard, il aurait fallu le faire. Cela est fait et c'est positif : il faut avancer dans cette voie, car c'est bon pour la construction européenne et pour la France, étant donné le rôle joué par celle-ci dans le domaine des services en Europe, à condition bien sûr que le texte soit bon.

J'en viens aux deux points suivants.

J'analyserai la proposition de directive Bolkestein de deux points de vue : la manière dont celle-ci a été présentée et son contenu européen, puisque je représente la délégation pour l'Union européenne.

Tout d'abord, en ce qui concerne la manière, ce texte survient à une période clef de la construction européenne, alors que nous voulons et devons construire l'Europe des Européens : 450 millions d'Européens doivent en effet entrer dans la démarche que nous proposons, afin de faire vivre les directives qui seront prises au niveau européen.

Ensuite, s'agissant du contenu de cette proposition de directive, je vais tenter de compléter l'exposé de Jean Bizet.

Il est essentiel qu'un texte aussi important et lourd de conséquences réponde à un double défi.

Le premier défi est l'élargissement de l'Union à vingt-cinq Etats membres, qui existe de fait depuis le 1er mai 2004 mais n'est pas encore complètement réussi et auquel il nous appartient de parvenir. N'oublions jamais qu'il doit s'agir de notre première préoccupation aujourd'hui.

Le deuxième défi à relever est la relance et la réussite du processus de Lisbonne.

A l'avenir, l'Europe existera. Or chacun de nos Etats et chaque Européen ne se reconnaîtront dans la démarche européenne que si nous parvenons à renforcer la compétitivité de l'Union européenne.

A cette fin, nous devons encourager toutes les mesures qui pourront servir une politique d'innovation scientifique, afin de hisser l'Union européenne au même niveau que ses grands concurrents développés dans le monde, notamment les Etats-Unis.

Par ailleurs, il nous faut mettre en oeuvre une politique d'aide au développement digne de ce nom, afin de pouvoir travailler avec nos concurrents dans le contexte complètement différent des pays en voie de développement.

Revenant sur le deuxième point, la manière dont cette proposition de directive Bokelstein a été présentée, je ferai trois observations générales, également valables pour toutes les directives futures. En effet, il faudra à l'avenir attirer systématiquement l'attention sur les trois points suivants.

Premièrement, on ne construit pas l'Europe « à reculons » ou en se défendant de la construire. L'Europe est notre avenir et l'avenir ne peut se construire qu'en le regardant en face.

Une directive qui ne concernerait que ceux dont la situation n'a pu être traitée ailleurs et de manière spécifique est désobligeante à l'égard de ceux-ci.

Les cas de quelques secteurs de services qui apparaissaient importants sont traités. Les autres secteurs, dont on ne sait pas quoi faire ou qui semblent moins importants, sont regroupés dans une nouvelle proposition directive. Cela n'est pas respectueux pour les Européens concernés.

Par ailleurs, cette façon de procéder est une sorte de pousse-au-crime, une façon de décourager les représentants de ces secteurs, traités avec un peu de mépris, de « monter dans la voiture-balai » et de les inciter à s'exonérer de la démarche européenne.

On ne construit pas l'Europe en proposant implicitement aux Européens de sortir de la démarche qu'on leur propose. Telle n'est pas l'Europe que nous voulons construire et, en tout cas, telle n'est pas celle pour laquelle je milite depuis ma naissance.

Ce qui est vrai pour la directive Bolkestein l'est pour toutes les autres démarches. Il faut proposer, sur des sujets aussi importants, des démarches positives, en étudiant les secteurs et les préoccupations horizontales séparément. Il faut aborder les questions du détachement, de l'harmonisation des qualifications professionnelles, des conditions d'établissement d'une entreprise dans un autre Etat que le sien, mais il convient de ne pas traiter les personnes ou les problèmes par le mépris.

Deuxièmement, les Européens veulent et doivent savoir où on leur propose d'aller. A cet égard, si de nombreuses inquiétudes et appréhensions se sont développées à la suite de la présentation de ce texte, c'est parce que celui-ci n'était pas assorti d'une étude d'impact suffisante.

Avant de proposer aux Européens la réforme en profondeur que constitue cette directive, nous demandons que preuve nous soit donnée que toutes les analyses nécessaires ont été effectuées, montrant par là même que nous savons où nous allons et ce que prévoit cette directive, et que nous pouvons répondre aux appréhensions qu'elle suscite.

La Commission doit assortir les textes aussi importants et lourds de conséquences que celui-ci d'une étude d'impact indiquant leurs conséquences pour l'Union européenne et pour ses relations avec chacun de ses membres. Cela me paraît très important.

Troisièmement, pour travailler ensemble, il faut partager des définitions en commun. Or ce texte manque de définitions. Il évoque le principe du pays d'origine, le PPO, mais chaque pays met derrière la notion de services, de services publics, de services d'intérêt général, de services d'intérêt économique ce qu'il veut bien.

Comment construire une politique commune à partir de lectures qui seront différentes d'un pays à l'autre ? S'agissant d'un texte aussi important, il faut pouvoir se référer à des directives fortes, claires, acceptables par tous et partagées par tous les Européens.

Tant que ce travail ne sera pas fait, nous avancerons dans le brouillard et nous ne pourrons pas faire du bon travail.

J'en viens à la troisième partie de mon propos, qui porte sur le contenu. La deuxième partie était la plus longue, car j'y abordais un certain nombre de points de méthode à propos de cette directive et des directives à venir.

Comme Jean Bizet, je pense que ce texte n'est pas globalement mauvais. Il comporte un certain nombre de bonnes dispositions, notamment des mesures de simplification, de consolidation et de clarification pour une présentation cohérente et nette. De ce point de vue, le texte est bon.

J'en viens au principe du pays d'origine que le rapporteur a longuement développé dans son analyse.

Dans le contexte du processus de Lisbonne et de l'élargissement de l'Union européenne, nous devons partager une exigence : viser l'excellence. Or cette exigence est bafouée par le principe du pays d'origine qui, lui, nous incite à nous aligner sur le moins-disant. Je présente la situation de manière globale, mais c'est ainsi qu'elle est perçue par les Français et par de nombreux Européens. Nous refusons cette situation.

S'agissant du contenu, on peut aller plus loin dans la démarche. Mais l'objectif doit être toujours de partager l'exigence et non pas de s'aligner sur le moins-disant.

En effet, l'Europe du moins-disant représente une régression pour tous ceux qui ont déjà construit une politique sociale ou environnementale. Leur reprocher de l'avoir fait en arguant du fait qu'ils seront conduits demain à s'aligner sur ceux qui n'ont pas fourni cet effort revient à nier cet effort. Ce n'est pas non plus l'Europe que nous voulons.

Ce serait également un poison mortel pour l'Union européenne : les Etats se braqueraient les uns contre les autres puisqu'ils seraient en situation de concurrence et les entreprises se précipiteraient vers celui qui leur offrirait les conditions de développement les plus souples.

Ne dressons pas les Etats les uns contre les autres dans cette course au moins-disant ! Par ailleurs, celle-ci donnerait une image détestable de l'Union européenne dans le monde. Or je souhaite que l'Europe apparaisse dans le monde comme une oeuvre de paix, de démocratie, de défense des droits de l'homme mais aussi d'exigence sociale et écologique.

En rabattant cette ambition, nous rendrons un très mauvais service et à l'Europe et à chacun des Etats qui la constitue.

Selon certains, le principe du pays d'origine est fondamentalement européen puisqu'il respecte la diversité. Respecter la diversité, en faire une richesse chaque fois que cela est possible : oui ! Mais pousser à l'extrême cette démarche en respectant intégralement la diversité revient à nier l'Europe.

Si chacun continue à faire demain ce qu'il faisait hier, alors ce n'est pas la peine de faire l'Europe. Autant dire qu'elle n'est qu'une coquille vide, puisque l'on n'y fait rien ensemble.

Lorsque l'on a décidé de s'unir, c'est pour mettre en commun un certain nombre de dispositions. On commence à construire l'Europe à partir du moment où l'on renonce au principe du pays d'origine.

D'aucuns disent que ce principe prévaut depuis la jurisprudence « Cassis de Dijon » de la Cour de justice des Communautés européennes du 20 février 1979. Or cet arrêt concerne les produits et non les services.

Le cassis de Dijon est produit à Dijon et non dans un autre Etat de l'Union européenne, même s'il est vendu dans un autre Etat. On en revient là à la notion d'appellations d'origine contrôlée, les AOC, bien connue des milieux agricoles et sur laquelle il n'est pas question de revenir.

La diversité des terroirs, de ce point de vue, est une richesse de l'Union européenne. S'agissant des produits, c'est évident, il faut la sauvegarder.

En revanche, en ce qui concerne les services, la situation est complètement différente. Une entreprise d'un autre Etat qui rendra un service en France le fait dans le pays de destination et non dans le pays d'origine : le service est donc rendu chez le client. L'arrêt « Cassis de Dijon » n'est, par conséquent, en rien transposable dans le domaine des services.

Par ailleurs, notre délégation a développé, comme Jean Bizet l'a fait dans son rapport, les difficultés d'ordre pénal que provoquerait la mise en oeuvre du PPO.

Enfin, et ce sera mon dernier point, certains ont dit que la reconnaissance mutuelle était équivalente au PPO. Oui et non ! La reconnaissance mutuelle, telle qu'elle existe dans le corpus européen, est une manière de valoriser la différence lorsque celle-ci est positive.

Par exemple, le service public de la justice est rendu de manière différente en Grande-Bretagne et en France. Il n'est pas question de demander à ces pays d'adopter le système de l'autre, mais il faut essayer d'harmoniser les deux dispositifs qui, chacun, ont leur valeur dans la tradition de droit et le contexte dans lesquels ils s'inscrivent.

En l'occurrence, il ne s'agit ni de choisir un autre système que la reconnaissance mutuelle, ni d'adopter le principe du pays d'origine.

Il faut savoir clairement de quoi l'on parle et distinguer les situations.

Nous devons chercher le meilleur moyen de construire l'Europe, d'en faire une véritable Union, tout en préservant sa diversité, à partir d'une démarche commune, ou bien unique dans certains domaines, lorsque c'est possible.

Cette démarche sera faite d'harmonisation, de reconnaissance et de respect et, dans un certain nombre de cas, d'efforts politiques de la part des uns et des autres. Ceux-ci devront se rappeler qu'ils sont entrés ensemble dans l'aventure de la construction européenne afin que celle-ci réussisse et que chacun retrouve l'intérêt commun qu'il avait à s'y engager. Chaque Etat est ainsi appelé à faire un petit effort pour privilégier l'intérêt commun par rapport aux intérêts particuliers de chacun des membres.

C'est tout cela la démarche de l'Union européenne pour la construction européenne. Tel est le défi que nous avons à relever.

Aujourd'hui, il faut valoriser ce qui fait notre tradition et notre richesse, l'apport de la France dans l'Union européenne, mais aussi admettre le regard de l'autre sur notre système.

A cet égard, j'en reviens au service public. Le service public à la française, c'est très bien, mais cela ne doit pas devenir une exception française.

Si l'Union européenne reprend le service public à la française dans ce qu'il a de très bon pour en faire le service public à l'européenne, tant mieux ! Cela témoignera de la qualité de notre système.

Si, dans certains cas, pour en revenir à l'exemple de la justice, nos partenaires nous disent que notre système est différent du système britannique, mais conviennent qu'il est intéressant et mérite d'être conservé, tant mieux !

Le regard de l'autre nous montrera que nous pouvons progresser, mais il nous incitera aussi, dans certains cas, à réfléchir sur nous-mêmes. Et c'est en ce sens que la démarche européenne, la correction fraternelle et l'acceptation du regard de l'autre sont positifs.

Je vous invite donc à poursuivre cette voie pour construire tous ensemble une Europe qui respecte la diversité comme une richesse chaque fois que c'est possible, pour nous réunir autour de valeurs essentielles, la paix, la liberté et la démocratie chaque fois que nous en faisons le choix et que nous exprimons la volonté politique de le faire.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion