Intervention de Alain Juppé

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 14 juin 2011 : 1ère réunion
Situation au moyen-orient — Audition de M. Alain Juppé ministre d'etat ministre des affaires étrangères et européenne

Alain Juppé, ministre d'Etat :

L'actualité internationale est dense. En ce qui concerne la Libye, le groupe de contact s'est réuni jeudi dernier à Abu Dhabi et les choses avancent. Au plan militaire, l'étau se resserre sur Kadhafi, dont les capacités de résistance s'amenuisent. L'emploi des hélicoptères français et britanniques est un succès. Benghazi est définitivement dégagée, le siège de Misrata s'est relâché, plusieurs villes ont été libérées et la pression s'accentue sur Tripoli ; un foyer de résistance est apparu dans le djebel Nefoussa. Nous ne relâchons pas nos efforts : l'Otan a décidé de poursuivre l'opération, et un accord a été trouvé à Abu Dhabi entre des partenaires nombreux, membres de l'Otan et pays arabes. Kadhafi est de plus en plus isolé, à mesure que des responsables civils et militaires font défection : le régime se fissure de l'intérieur, lentement mais sûrement. La Russie, la Chine, mais aussi le Gabon, l'Éthiopie, la Mauritanie, le Sénégal et même l'Afrique du Sud considèrent que Kadhafi n'a plus de légitimité : d'après les comptes rendus disponibles de leur rencontre, M. Zuma lui a adressé un message très clair.

A Abu Dhabi, le groupe de contact a conclu que le temps était venu d'ouvrir un nouveau chapitre dans l'histoire de la Libye, sans Kadhafi. Le Conseil national de transition (CNT) s'offre comme le seul interlocuteur valable : l'Allemagne a reconnu hier qu'il était le seul titulaire de l'autorité gouvernementale. La France fut la première à prendre cette décision, et se félicite d'être suivie par ses alliés. Le CNT se structure : le gouvernement de fait s'est dissocié de l'organe législatif, ce qui jette les bases d'un futur Etat démocratique. Il apprend aussi à s'exprimer au plan international, par la voix notamment de M. Jibril. Le Conseil a adopté une feuille de route politique prévoyant l'adoption d'une nouvelle constitution et des élections, avec un calendrier. Il faut aller de l'avant, et mettre fin aux souffrances du peuple libyen.

Le CNT a besoin d'argent pour fonctionner et subvenir aux besoins des populations : M. Jibril a lancé un appel au secours. La France s'emploie à débloquer 290 millions d'euros gelés dans une banque française au nom du Fonds de développement économique et social libyen : une procédure juridique complexe est en cours. D'autres pays ont promis des contributions, notamment les Etats du Golfe, et l'on cherche aussi à dégeler des fonds déposés à Londres.

A Abu Dhabi ont été formulées quatre exigences claires pour envisager une sortie de crise. Primo, un cessez-le-feu véritable, et non pas un gel des positions militaires sur le terrain, qui ferait courir le risque d'une partition du pays. Les forces favorables à Kadhafi doivent rentrer dans leurs casernes, et le respect du cessez-le-feu faire l'objet d'un contrôle international. Secundo, que Kadhafi renonce publiquement à tout pouvoir civil et militaire. On entend dire étrangement qu'il ne détiendrait aucun pouvoir, mais serait seulement le Guide... Tout cela n'a pas de sens. Tertio, une convention nationale sous l'égide du CNT, ouverte aux autorités traditionnelles et aux anciens responsables du régime qui auraient pris leurs distances avec Kadhafi. Quarto, l'application de la feuille de route du CNT. La sortie de crise peut être coordonnée par l'envoyé spécial de l'ONU M. Al-Khatib.

La construction de la Libye nouvelle est de la responsabilité des Libyens, mais la communauté internationale doit être prête à les accompagner durant la phase de stabilisation et de reconstruction : l'ONU et les organisations régionales -au premier rang desquelles la Ligue arabe- seront appelées à jouer leur rôle. D'ores et déjà, nous soutenons la mise en oeuvre des premières mesures du CNT : des experts français ont été détachés, dans le cadre d'une mission européenne, pour évaluer les besoins de la reconstruction dans le domaine de la sécurité. La France a repris sa coopération sanitaire avec les Libyens, et s'apprête à quadrupler l'effectif de sa représentation à Benghazi, emmenée par l'envoyé spécial M. Sivan. Nous ne sommes pas au bout du chemin, car les capacités de résistance de Kadhafi ne sont pas encore réduites à néant.

En Syrie, la répression s'accentue, et de violents combats ont eu lieu ces derniers jours à Jisr Al-Chougour entre l'armée et la population. Pour la France, ce qui est inacceptable en Libye l'est aussi en Syrie : il n'y a pas deux poids, deux mesures. Dès le premier jour, nous avons condamné l'usage de la force contre des manifestants pacifiques, et appelé à la mise en oeuvre des réformes annoncées. Les premiers, nous avons réclamé des sanctions contre Bachar Al-Assad, adoptées depuis par l'Union européenne, puis par les États-Unis. Nous demandons à présent un nouveau train de sanctions et soutenons le Conseil des droits de l'homme dans son enquête. Mais nous sommes confrontés à un blocage au Conseil de sécurité de l'Onu : or la France ne peut et ne veut agir que dans le cadre de la légalité internationale. Avec les Britanniques et les Américains, nous avons saisi le Conseil de sécurité d'une résolution assez modérée, qui se heurte toutefois à l'hostilité de la Russie et de la Chine, au nom du principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d'un Etat. Cet argument, selon nous, ne tient pas, car la région entière subit les conséquences de la crise syrienne : des milliers de Syriens fuient leur pays, en direction de la Turquie notamment ; des incidents ont eu lieu à la frontière israélo-syrienne, et des affrontements dans les camps de réfugiés palestiniens de Syrie. L'attitude du régime constitue donc une menace pour la paix et la sécurité dans la région, qui entre incontestablement dans le champ d'action du Conseil de sécurité. L'Afrique du Sud, le Brésil et l'Inde demeurent réticents : ces pays émergents sont eux aussi attachés au principe de non-ingérence et montrent qu'ils n'ont pas encore pleinement assimilé le principe de la responsabilité de protéger. Nous avons déjà réuni une majorité de neuf voix, mais nous voulons en réunir onze, pour mettre la Russie et la Chine devant leurs responsabilités. Ces grands pays resteront-ils silencieux face à la répression des aspirations légitimes d'un peuple ?

J'en viens enfin au conflit israélo-palestinien. Il y a urgence, car le statu quo est devenu intenable, et l'on peut craindre une escalade de la violence si les négociations de paix ne reprennent pas bientôt. Des incidents ont eu lieu sur le plateau du Golan les 15 mai et 5 juin. Tout a changé depuis le printemps arabe : l'Égypte n'est plus ce qu'elle était sous Moubarak, et la Syrie est en crise. Nous ne pouvons pas soutenir l'aspiration des peuples à la liberté et dénier aux Palestiniens le droit à un État viable et souverain, les Israéliens ayant droit de leur côté à la sécurité et à l'intégration régionale. Personne n'a intérêt à une confrontation, en septembre aux Nations unies, sur la reconnaissance de l'Etat palestinien : c'est le sentiment que m'ont laissé mes entretiens avec M. Abbas à Rome, avec M. Salam Fayyad à Ramallah et avec MM. Netanyahou et Barak et Mme Livni à Jérusalem. Israël n'en serait que plus isolé sur la scène internationale, et les conditions de vie des Palestiniens ne s'en trouveraient pas améliorées, d'autant que des mesures de rétorsion seraient probables. L'Europe se diviserait très certainement, et la reconnaissance d'un État palestinien pourrait difficilement passer pour un succès diplomatique de l'administration Obama. Les frustrations et les tensions en seraient exacerbées.

Il faut donc ouvrir une perspective crédible de reprise des pourparlers avant le mois de septembre : c'est d'ailleurs le souhait des opinions publiques israélienne et palestinienne. Je me suis rendu dans la région à la demande du Président de la République pour plaider cette cause. De nouveaux arguments s'offrent à nous. Tout d'abord, le discours du 19 mai du Président Obama marque un tournant dans la diplomatie américaine : c'est la première fois qu'un président américain dit explicitement que les frontières de 1967 devront servir de base aux négociations de paix -ce qui n'exclut pas des échanges de territoires mutuellement consentis. L'autre condition de la paix doit être la sécurité d'Israël.

Il fallait tirer parti de cette ouverture, sans doute la dernière avant septembre, et de la convergence des positions américaine et européenne, qui s'était aussi manifestée au sommet du G8 à Deauville. J'ai donc proposé à MM. Abbas et Netanyahou de renouer le dialogue, sur la base d'une « plateforme de paramètres de négociations » énonçant des principes clairs, internationalement reconnus : la renonciation à la violence, la reconnaissance mutuelle de deux États pour deux peuples, le respect des accords antérieurs, et la conclusion d'un accord global mettant fin à toute réclamation. Ces principes sont équilibrés : Israël est très attaché à la reconnaissance des accords antérieurs et à l'idée d'un end to all claims, tandis que les Palestiniens tiennent à l'existence de deux États.

La « plateforme » suggère aussi de commencer par le problème des frontières et celui de la sécurité, avant de passer à ceux des réfugiés et de Jérusalem : non pas qu'il doive y avoir deux accords, mais deux temps dans la négociation, rien n'étant conclu avant que tous les points ne soient réglés.

J'ai remis ce document à MM. Abbas et Netanyahou. Le premier m'a fait part de son accord sous vingt-quatre heures ; le document prévoyant que les parties s'abstiendraient de toute provocation pendant la durée des pourparlers, il m'a demandé si de nouvelles colonisations seraient considérées comme des provocations, et je lui ai répondu que, dans notre esprit, c'était bien le cas. Quant à M. Netanyahou, il n'a pas dit non, ce qui m'a semblé une grande victoire, étant donné l'entretien fort peu encourageant que j'avais eu la veille avec son ministre des affaires étrangères.

A Washington, deux jours plus tard, j'ai consulté Mme Clinton sur notre proposition -nous avions d'ailleurs déjà pris langue avec nos partenaires du Quartet et du G8. Pour être tout à fait franc, la secrétaire d'État américaine n'a pas témoigné un enthousiasme débordant à l'idée d'une nouvelle conférence internationale pour la paix, considérant sans doute que ces grandes cérémonies n'apportaient pas grand-chose. Mais elle a reconnu qu'une opportunité se présentait, et accepté de travailler avec nous. La Conférence des donateurs, fin juin à Paris, pourrait donc s'accompagner d'une réunion du Quartet et d'une rencontre entre les deux protagonistes. La semaine dernière, à Abu Dhabi, je me suis entretenu avec les homologues turc, égyptien, jordanien et italien, qui ont soutenu notre proposition -certains l'ont même fait publiquement. La récente réunion du Comité politique et de sécurité (Cops), à Bruxelles, a montré qu'une grande majorité de pays de l'Union européenne l'approuvaient aussi.

Les chances d'aboutir sont minces, mais non nulles. Le cas échéant, nous sommes prêts à accueillir cette réunion à Paris. Encore une fois, à la suite des soulèvements arabes, le statu quo n'est plus tenable. Seule la reprise des pourparlers peut éviter que la situation ne se dégrade de manière incontrôlée. Nous avons jusqu'au mois de septembre pour y travailler. Comme je l'ai dit à Mme Clinton, l'administration Obama ne prend aucun risque, car si notre initiative est couronnée de succès, cela passera pour une prouesse de la diplomatie américaine, mais, dans le cas contraire, on y verra un échec de la diplomatie française... (Sourires)

Faute d'une reprise des négociations, nous prendrons nos responsabilités au mois de septembre, au moment où l'Assemblée générale des Nations unies devra se prononcer sur la reconnaissance d'un État palestinien. Notre position à ce sujet n'est pas encore arrêtée, la réflexion se poursuit.

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