... au cours desquelles on a laissé croire à la jeunesse que tout pouvait s'acquérir sans effort.
Eh bien, pendant ce temps-là, nous n'avons pas régressé, nous avons continué à maintenir notre niveau de performance.
Enfin, on ne le dit jamais assez, le nombre des élèves qui sortent du système scolaire sans qualification n'a-t-il pas été réduit de plus de 35 % depuis 1989 ?
Certes, l'objectif de 100 % de qualifiés n'est pas encore atteint. Mais citez-moi un seul système éducatif dans le monde qui soit parvenu à 100 % de réussite ! Citez-en un seul qui, pour une population scolaire équivalente à la nôtre, soit parvenu à la capacité de notre système pour qualifier sa jeunesse.
Au total, si nous pouvons penser atteindre notre but, c'est grâce à l'outil éducatif qui nous a déjà permis d'acquérir ces résultats et non en dépit de lui.
Certes, le dénigrement peut être une politique. Je ne vous fais pas de procès d'intention à cet égard, monsieur le ministre : nous verrons bien si c'est la vôtre. Notre crainte est qu'il se passe à propos de l'école ce qui s'est déjà passé avec tant de nos services collectifs. Le dénigrement a en effet préparé les esprits à la fatalité d'un recours élargi aux services marchands.
Nous ne pouvons ignorer la pression qui s'exerce dans ce sens concernant l'éducation à l'échelon international à la lecture des documents publiés par la Banque mondiale, par l'OCDE et par le Fonds monétaire international.
Nous pouvons encore moins l'ignorer si l'on tient compte des analyses des investisseurs financiers qui pointent les 1 400 milliards de dépenses annuelles consenties par les Etats, dans les pays avancés, en faveur de l'éducation. Ceux-là veulent de toutes leurs forces qu'un système par capitalisation, baptisé « responsabilisation individuelle », vienne prendre la place de l'actuel système de financement par répartition, d'une génération sur l'autre, tel qu'il fonctionne à présent.
On connaît exactement les moyens prescrits pour passer de l'un à l'autre de ces systèmes : ils figurent en toutes lettres dans les recommandations des organismes que j'ai cités.
Pour formater un marché des savoirs, il faut d'abord autonomiser toujours plus les établissements scolaires de tous niveaux, notamment sur le plan financier. Il faut ensuite les mettre en compétition en étalonnant leurs résultats. Il faut, enfin et surtout, cantonner les obligations de l'Etat aux seuls âges de la scolarité obligatoire.
A l'aune de ce programme, votre projet de loi est politiquement correct. Je ne suis donc pas étonné que ce soit sur les voies technologiques et professionnelles que se concentre, selon moi, le non-dit le plus flagrant du texte en débat. Ce sont, en effet, les premiers savoirs que le secteur marchand vise.
L'acquisition de qualifications professionnelles est la condition de l'accès au travail, car le niveau des pré-requis techniques et culturels de chaque métier ne cesse de s'élever et le nombre d'activités qui tendent à devenir des métiers, notamment dans l'aide à la personne, ne cesse de s'étendre. Nul ne peut s'en passer et, de fait, ce sont ces formations que le secteur marchand a déjà commencé à investir de toutes les façons possibles.
Actuellement, le secteur public de l'éducation assure la transmission gratuite de ces qualifications. Elles sont certifiées par l'Etat et reconnues dans les conventions collectives, qui leur font correspondre des niveaux de salaire. On comprend donc l'enjeu !
Si l'on juge ce texte d'après les actes que vous avez posés, on peut alors franchement se demander si vous n'êtes pas en train d'abandonner ce secteur du service public. Vous nous direz tout à l'heure ce qu'il en est vraiment de vos intentions...
Ce qui se passe dans l'enseignement professionnel secondaire est parlant. Même si elle est insuffisante, la demande des jeunes en la matière ne cesse d'augmenter. Les inscriptions en lycée professionnel sont en forte hausse, à rebours de la tendance générale de tout le second degré. Au total, les effectifs de jeunes inscrits dans l'enseignement professionnel dépassent aujourd'hui les 710 000 élèves, soit le niveau le plus élevé depuis 1995.
Pourtant, les moyens publics ne cessent de reculer depuis 2002 et plus de 2 000 emplois de professeurs des lycées professionnels sont supprimés dans les budgets de 2004 et de 2005.
La situation s'aggravera avec la chute de 40 % des recrutements de professeurs des lycées professionnels constatée en 2004.
Dans le même temps, vous annoncez que votre loi facilitera la mise en oeuvre du plan Borloo en faveur de l'apprentissage. Or ce plan se propose de ponctionner vers cette voie 150 000 jeunes actuellement scolarisés sous statut scolaire, puisque la classe d'âge est en recul et que l'on veut passer de 350 000 apprentis à 500 000 apprentis.
Ce bilan à grands traits éclaire les impasses que fait le projet de loi sur des questions clefs. Rien n'est dit sur les moyens mis en oeuvre pour augmenter la proportion de bacheliers professionnels parmi les jeunes qui parviennent au niveau du brevet d'études professionnelles mais qui sortent du système pour 50 % d'entre eux.
Rien n'est dit sur la rétribution des périodes en alternance ni, d'une façon générale, sur l'allocation d'études qui est indispensable pour ces jeunes : ce sont eux qui ont le plus besoin de cette aide pour continuer à étudier quand parfois 100 % d'une section d'enseignement professionnel travaille le soir et le week-end pour payer ses études ou pour faire vivre son couple et ses enfants, situation que nombre d'entre vous, élus locaux, connaissez parfaitement bien.
Rien n'est dit sur les moyens à mettre en oeuvre pour rendre réellement possible la transition du bac professionnel vers les classes de l'enseignement supérieur en section de technicien supérieur ou en institut universitaire de technologie, où l'on manque de monde. Je parle ici des moyens pédagogiques de préparation intellectuelle et des moyens matériels de la vie des jeunes.
Rien n'est dit sur le logement des jeunes, qui est pourtant la question clef de la mobilité vers les établissements scolaires professionnalisant, situation qui est ô combien soulignée par les suppressions massives de sections auxquelles vous avez procédé.
Rien n'est dit non plus sur la création de diplômes professionnels européens. Je ne parle pas du licence-master-doctorat, le LMD, qui n'a rien à voir ici sauf à constater la déstructuration des niveaux de qualification délivrés dans l'enseignement supérieur qu'il provoque et dont il ne sera pourtant pas question alors qu'il y a urgence.
Pourtant, le gouvernement de Lionel Jospin avait montré la faisabilité de tels diplômes européens. Pourquoi votre prédécesseur a-t-il abandonné tout cela au ministère du travail et consenti à ce qu'il en soit de même au niveau européen alors que le ministère de l'éducation nationale français en avait pris l'initiative et avait réussi à créer par ce moyen deux diplômes européens ?
Pourquoi n'en dites-vous rien vous-même, monsieur le ministre, vous qui avez déjà dit à plusieurs reprises votre intérêt pour ces questions ?
Pourquoi votre projet de loi n'évoque-t-il pas, même de manière allusive pour que l'on puisse s'y référer, la place des commissions professionnelles consultatives ? Elles sont cruciales dans notre système de certification. : ce sont elles qui fixent le contenu des diplômes professionnels. Pourquoi ne rien dire des moyens de leur modernisation ?
Pourquoi n'y a-t-il ni bilan ni projet concernant le grand répertoire national des diplômes auquel est dorénavant confiée la reconnaissance des certifications dans notre pays et dont la plupart de nos concitoyens ignorent jusqu'à l'existence ?
Pourquoi ne dites-vous rien du regroupement nécessaire sous une même autorité politique des établissements d'enseignement professionnel, aujourd'hui répartis entre divers ministères tels que ceux de l'agriculture, des transports, ou encore entre écoles professionnelles de diverses obédiences ministérielles dont la dispersion et le cloisonnement constituent à la fois un gâchis de moyens et une perte considérable d'opportunités, de transferts de savoir-faire professionnels et de techniques pédagogiques ?
Enfin, pourquoi, dans ce moment de sensibilité si grande à l'exigence laïque, ne dit-on rien de la nécessité d'une laïcité étendue à la protection de l'espace scolaire contre l'intrusion des marques, des logos et des sponsors, ces machines à abrutir et à conditionner l'esprit ? La laïcité n'est pas oeuvre antireligieuse, elle est oeuvre de liberté de l'esprit, de liberté de la conscience, quelles que soient les formes de conditionnement qui s'y opposent.
La liste pourrait être longue de tout ce qui est décisif et qui se trouve abandonné à je ne sais quelle main invisible du marché et de la technocratie réunis, tandis que tant de détails de niveau réglementaire vont encombrer notre discussion.
Pourtant, l'enjeu de la place du service public de l'éducation se joue sur ces questions, dont je conviens qu'elles sont certes très techniques... mais tellement politiques !
C'est la véritable question qui est posée au moment où l'Organisation mondiale du commerce, l'OMC, se positionne progressivement, avec l'Accord général sur le commerce des services, l'AGCS, pour « marchandiser » le secteur éducatif.
La loi de 1989 de Lionel Jospin avait une large ambition pour le service public de l'éducation. Elle englobait tous les aspects du parcours éducatif et qualifiant, et c'est, à mon avis, de cette manière qu'il faut travailler. Elle nous a permis de relever victorieusement les défis des années quatre-vingt-dix, les résultats globaux de notre économie en attestent. Sa dynamique n'est pas épuisée.
Vous, membres de la majorité, qui êtes confrontés au défi du creux démographique et des départs en retraite massifs, que proposez-vous afin de permettre le bond en avant des qualifications que cette situation impose ?
C'est à croire que vous cherchez plutôt à organiser la pénurie de personnels hautement qualifiés dont nous avons besoin. Il est vrai qu'alors le recours - mathématiquement nécessaire - à l'importation de main-d'oeuvre, selon le modèle anglo-saxon, s'imposerait. Vos amis libéraux pourront alors prétendre que la directive Bolkestein est un atout !
Non, décidément, on ne peut pas parler d'école sans parler de modèle de société !