Intervention de Dominique Voynet

Réunion du 15 mars 2005 à 21h30
Avenir de l'école — Discussion générale

Photo de Dominique VoynetDominique Voynet :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, quand un peuple doute de son école, quand trop de ses enfants s'y sentent mal à l'aise, le risque de désordre est puissant pour toute la société.

Certains sourient, avec une indulgence un peu forcée, des manifestations lycéennes. Ils y voient - je pense pour ma part qu'ils se trompent - une sorte de rituel adolescent printanier, comme si les jeunes n'exprimaient pas un réel malaise face à l'école et à sa finalité, comme s'ils n'éprouvaient pas une vraie angoisse à l'idée que leur réussite scolaire - ou leur échec - décidera de leur vie tout entière, comme s'ils ne s'inquiétaient pas du rôle qui leur est assigné dans une société âpre et compétitive, alors que se rapproche le moment de quitter le système scolaire.

Notre responsabilité est d'entendre d'urgence ce qu'ils ont à nous dire, non par « jeunisme » ou par opportunisme politique, mais parce que se jouent là des choses fortes pour notre avenir commun.

Ce malaise, les spécialistes et les évaluateurs, rapport après rapport, en ont pointé les modes d'expression comme autant de symptômes : l'échec, la crise, le retrait.

Alors même qu'elle était en passe d'atteindre les objectifs quantitatifs que lui avait assignés la société française des années soixante, l'école a été secouée par la restructuration profonde de notre modèle de « vivre ensemble ».

Elle a été ébranlée par la crise des modèles anciens d'intégration sociale issus chez nous à la fois de la société industrielle et de la période d'après-guerre. Elle a, du coup, très largement cessé de fabriquer de l'égalité et de la cohésion pour devenir parfois en elle-même un facteur d'aggravation des inégalités. Plutôt que l'incarnation de la fraternité ou du mérite, elle est devenue celle du modèle dominant de la réussite : la compétition pour la survie et le chacun pour soi. Au lieu de liberté et d'enthousiasme pour le savoir, l'école s'est mise à produire la peur de ne pas y arriver.

Qui plus est, en dehors de moments de liberté pédagogique trop rarement arrachés à la dictature des fameux programmes, on s'ennuie trop souvent en classe. On apprend sans comprendre, ou parce qu'on comprend qu'il ne faut pas se poser de questions. On tente d'empiler des savoirs parfois contradictoires sans en saisir les enjeux. On accepte l'autorité parce qu'elle oriente et parce qu'elle sanctionne.

Apprendre à apprendre, de façon personnelle, n'est d'ailleurs pas officiellement un moment d'enseignement, pas plus que la capacité à coopérer, à résoudre des conflits ou à travailler en équipe. Et quand cela existe, on envisage de le supprimer sous d'étranges prétextes budgétaires.

Alors, des milliers de jeunes se retirent du système ou sont écartés du jeu. Ils viennent gonfler la statistique des « perdus pour l'école ». Trop souvent, et compte tenu de la place décidément très excessive qu'occupe toujours la formation initiale dans notre hiérarchie sociale, ils viendront plus tard gonfler les statistiques des exclus et des parias du travail.

Des milliers d'autres, mal orientés, tâtonnent, multiplient les allers-retours et les demi-échecs, le désolant « tir au pigeon » des deux premières années à l'université étant particulièrement édifiant à cet égard.

Bref, les commandes contradictoires auxquelles nous l'avons soumise, la difficulté que nous avons rencontrée à en redéfinir les missions, la crise de nos propres valeurs, ont transformé l'école française en un bateau sans pilote ni boussole, conduit par l'habitude ou la seule logique budgétaire, autrement dit par le propre poids de l'institution.

Le résultat est que la performance de notre système et la productivité de notre dépense nationale pour l'école ont sans doute reculé en Europe et que la sélection sociale scolaire est repartie à la hausse.

Chacun essaie donc de se frayer une voie en contournant le système, en exploitant les opportunités et les échappatoires. Dérogations diverses et cours particulier sont devenus un sport national. Pendant ce temps, les plus fragiles cumulent les facteurs d'échec et les retards.

Au moment où je prononce ces mots, je m'aperçois d'ailleurs qu'ils pourraient s'appliquer à notre système de santé. Comme l'hôpital, l'école s'enorgueillit de ses secteurs hyper-performants, mais elle ne parvient ici ou là à maintenir ses acquis et à cacher sa misère montante que grâce au dévouement de ses centaines de milliers d'agents : ils ont compensé l'empilement des consignes et l'inertie de leur hiérarchie face aux mutations par de l'énergie, du dévouement, de l'inventivité - beaucoup - et même parfois de la débrouille.

Un de nos grands problèmes, monsieur le ministre, est que cette inventivité n'est jamais valorisée, ni reprise, ni intégrée à la réflexion de tout le système.

Dans ces circonstances, ce que nos concitoyens attendent de la politique - et je crois qu'ils ont raison - ce n'est pas qu'elle se défausse, c'est qu'elle indique des lignes, qu'elle redonne du sens, qu'elle propose des priorités.

Hélas ! monsieur le ministre, vous n'avez rien pu, su ou voulu produire de tel et nous allons discuter pendant ces quelques jours d'une réforme qui n'en est pas une. Comme l'a dit de façon cruelle un observateur, le texte qui nous est proposé est un texte « sans foi ni loi ».

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