Deux principes de base sous-tendent la démarche de la délégation : les violences au sein du couple ont été une réalité longtemps occultée ; il est essentiel que le domicile conjugal -au sens large, ce qui inclut les formes de cohabitation hors mariage- ne soit plus un lieu de non-droit. Aujourd'hui, il est de notre devoir de soutenir les associations d'aide aux victimes et de leur rendre hommage mais notre mission, plus que jamais, est aussi de veiller au réalisme et à la simplicité des normes.
La première partie de notre rapport est à la fois historique et très actuelle. J'y rappelle comment notre délégation a pu, depuis sa création, contribuer à l'émergence d'un droit nouveau qui a eu un effet « déclencheur » de révélation des violences conjugales. A l'occasion de la réforme du divorce, nous avions, en 2001 et en 2003, souligné la nécessité de renforcer les pouvoirs du juge civil, notamment pour évincer le conjoint violent du domicile et de préserver dans le code civil la notion essentielle de répétition des violences verbales, tout en insistant sur la prise en compte de la cohabitation hors mariage. L'ordonnance de protection des victimes et la pénalisation du harcèlement se situent dans la même lignée.
Notre rapport détaille ensuite les dispositions de la loi du 4 avril 2006 renforçant la prévention et la répression des violences au sein du couple ou commises contre les mineurs. Il est frappant de constater à quel point cette loi, issue de l'initiative sénatoriale, a provoqué un « déclic » à la fois social, judiciaire, et législatif. Par la suite, l'Assemblée nationale s'est également mobilisée : sa mission d'évaluation a formulé en juillet 2009 soixante cinq propositions de nature législative, dont l'essentiel a été repris dans une proposition de loi, cosignée par Mme Danielle Bousquet, M. Guy Geoffroy et soutenue par l'ensemble des membres de la mission. Je retiendrai une seule des multiples données recueillies : le faible taux de révélation des violences conjugales est estimé à 10 % par l'Observatoire national de la délinquance (OND). Il ne faut donc pas s'alarmer outre mesure de la hausse statistique de 30 % depuis 2004 des violences conjugales puisqu'elle résulte de celle du taux de plainte.
La seconde partie de notre rapport analyse le contenu et l'impact envisageable de la nouvelle étape que le Parlement s'apprête à franchir.
Le Sénat devra se prononcer sur la base de deux propositions de loi. La première, présentée par M. Roland Courteau, plus concise, avec cinq articles, que le texte des députés, reprend certaines de ses suggestions qui n'avaient pas été retenues par les lois du 4 avril 2006 ou du 5 mars 2007 et comporte un volet relatif aux enfants. Pour l'essentiel, ses préoccupations sont susceptibles d'être satisfaites par les trente cinq articles de la proposition qui nous a été transmise par l'Assemblée nationale. Toutefois, un certain nombre d'hommes étant également victimes de violences, l'intitulé de la proposition sénatoriale est plus neutre que celui qui a été retenu par l'Assemblée nationale.
Le dispositif adopté par les députés modifie neuf codes en vigueur, avec la volonté très positive de traiter les violences conjugales selon une approche générale, mais une telle complexité présente des risques et des effets pervers.
J'insisterai sur cinq aspects ponctuels.
L'article premier prévoit la création d'une ordonnance de protection des victimes : c'est la mesure la plus innovante. Elle s'inspire de l'outil phare de la politique espagnole, délivré par le magistrat de permanence après que la victime a rempli un simple imprimé. Une transposition pure et simple paraissait cependant mal adaptée au droit français, fondé sur le principe du contradictoire. Si 90% des victimes n'osent pas porter plainte, c'est parce qu'elles craignent les conséquences possibles de cette démarche en matière de logement, de garde des enfants ou de régularité du séjour pour les étrangères. Pour répondre à ces difficultés, l'article premier prévoit d'accorder à la victime le temps nécessaire pour décider de la suite à donner à cette première étape sur le plan civil ou pénal : le juge peut prendre trois séries de mesures tendant à assurer la sécurité de la victime, faciliter son logement et fixer les modalités d'exercice de l'autorité parentale.
L'article 2 bis (nouveau), qui résulte de l'adoption d'un amendement du Gouvernement, prévoit un dispositif de surveillance électronique mobile applicable à titre expérimental, pendant trois ans. Les auditions ont montré que le bilan qu'en font les magistrats était, pour le moins, nuancé : le déclenchement intempestif des alarmes provoque d'abord un « stress » important et mobilise des moyens dont le coût peut être supérieur à une journée de détention. Ensuite, pour un meurtrier déterminé à passer à l'acte, le bracelet n'est pas un obstacle majeur puisqu'il peut être arraché. De plus, ces contraintes obligent le condamné à avoir un domicile stable alors qu'il peut avoir fait l'objet d'une mesure d'éloignement et se retrouver quelque temps sans domicile fixe. Il faut retenir ces observations de bon sens et remédier, d'urgence, aux imperfections techniques de la surveillance électronique qui la rendent difficilement opérationnelle à l'heure actuelle.
L'article 8 modifie la définition du délit de dénonciation calomnieuse. Nombre de victimes de violences sont menacées par cette « infraction boomerang ». La nouvelle rédaction prévoit de ne plus considérer qu'il y a calomnie lorsque le juge prononce la relaxe de l'agresseur supposé au bénéfice du doute. Il s'agit d'éviter les plaintes systématiques pour dénonciation calomnieuse et de libérer la parole des victimes.
L'article 17 crée un délit de violences psychologiques, inspiré de l'article 222-33-1 du code pénal qui définit le harcèlement moral au travail. Ce n'est pas une révolution juridique puisque, depuis 1892, la jurisprudence admet, outre les atteintes physiques, les violences qui sont « de nature à provoquer une sérieuse émotion ». Et le fait de harceler autrui au téléphone constitue d'ores et déjà le délit d'appels téléphoniques malveillants réitérés. Il s'agit cependant d'une innovation majeure qui soulève deux principales inquiétudes sur son applicabilité. En premier lieu, le représentant de l'Association nationale des juges d'application des peines fait observer que le harcèlement moral était d'ores et déjà difficile à prouver dans le cadre professionnel : il risque de le devenir encore bien plus dans les relations de couple, à l'abri des regards extérieurs et en l'absence de témoins objectifs. Les classements sans suite des plaintes risquent de se multiplier et, devant les tribunaux, le doute profitera à la personne poursuivie.
Une seconde objection formulée par certaines associations de femmes concerne les risques d'utilisation abusive de ce dispositif par des conjoints violents qui tenteraient de se présenter eux-mêmes comme victime de harcèlement conjugal. En même temps, elles ont rappelé l'utilisation fréquente du mutisme comme moyen d'intimidation et on peut effectivement s'interroger sur la difficulté de prendre en compte le silence d'un conjoint au niveau juridique.
Le maintien de cette nouvelle incrimination se justifie néanmoins, selon la délégation, sur la base de trois arguments. Il s'agit tout d'abord d'adresser un message particulièrement clair à la fois aux auteurs et aux victimes sur l'anormalité des comportements en cause. En second lieu, il a été observé, notamment au Canada, que l'aggravation de la sanction des violences physiques se traduisait par une augmentation de la pression psychologique au sein des couples : le législateur doit donc fixer un nouveau palier de protection adapté à l'évolution des comportements. Enfin, la pacification des relations de couples se justifie, en fin de compte, par le devoir de protection des enfants témoins, trop souvent oubliés. Nous préconisons donc de parier que cette mesure pénale aura plus d'effets bénéfiques que d'inconvénients.
Symétriquement, il est logique de rappeler que, du côté de la prévention, un certain nombre de stages de « gestion des conflits » ont fait la preuve de leur efficacité dans les relations de travail. La délégation propose de s'en inspirer afin de créer les outils permettant à chacun de maîtriser ses émotions et de réguler les comportements de couple. Ce serait un éclairage utile à l'article 11 A qui précise que l'éducation civique et la formation des enseignants, doivent intégrer l'égalité entre les femmes et les hommes et une sensibilisation aux violences faites aux femmes.
Plus globalement, la loi n'est jamais autant dans son rôle que lorsqu'elle protège le faible contre le fort. Tel est bien l'objet des deux propositions de loi soumises à l'examen du Sénat, puisque, présentées en parallèle, et en « rafale », elles prévoient en faveur des victimes : une nouvelle procédure accélérée, l'aide juridictionnelle, des soins médico-psychologiques à l'agresseur, la surveillance électronique, des espaces de rencontres sécurisés, un titre de séjour permettant de travailler, un accès prioritaire au logement social, la formation de tous les personnels concernés, un contrôle renforcé du contenu des médias, une nouvelle définition du harcèlement, une mobilisation contre les mariages forcés et plusieurs rapports de contrôle.
Cette énumération suffit à elle seule à justifier la conformité de ces textes au principe de rééquilibrage de l'égalité des chances entre hommes et femmes. Résultant de l'initiative parlementaire, et voté à l'unanimité à l'Assemblée nationale pour l'un d'entre eux, ces textes ne sauraient être, du point de vue politique, affaiblis dans leur portée. Du point de vue technique, leurs dispositions n'ont cependant pas toutes été soumises aux filtres juridiques qui entourent la confection des projets de loi : leur insertion harmonieuse dans l'ordre juridique français mérite d'être affinée par la commission des lois.
Les conditions d'application concrètes de l'ensemble de ces dispositifs de secours, qui relèvent principalement de la solidarité nationale, seront à court terme déterminantes. A moyen terme, et c'est là ma plus profonde conviction, la mobilisation du volet répressif ou curatif doit être réduit par un effort de prévention et d'éducation énergique, global et efficace.