Intervention de Thomas Piketty

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 9 février 2011 : 1ère réunion
Loi de finances rectificative sur la fiscalité du patrimoine — Table ronde d'économistes

Thomas Piketty :

Je partage le point de vue de M. Lorenzi selon lequel la fiscalité du patrimoine, l'ISF et la taxe foncière ne constituent pas le coeur du sujet en ce qui concerne la réforme du système fiscal français. La vraie problématique consiste à mon avis à simplifier et à moderniser notre système d'imposition des revenus, qui est beaucoup trop complexe et morcelé, notamment au regard des revenus de l'épargne. En outre, il ne pratique toujours pas la retenue à la source, contrairement à nos voisins. Enfin, notre système de protection sociale repose trop fortement sur les cotisations. Ces questions seront davantage traitées en 2012. Néanmoins, puisque l'ISF est un thème qui semble être au coeur des discussions actuelles, je vous présenterai mon point de vue à son sujet.

Il existe différentes formes d'imposition du stock de patrimoine en France. Nous disposons en effet de l'ISF et de la taxe foncière. Cette dernière est une taxe sur le patrimoine immobilier, assise sur des valeurs cadastrales obsolètes, dont la réforme présente de nombreuses difficultés. Cela explique notre incapacité à les actualiser depuis quarante ans. Si l'on considère les choses de façon objective, il apparaît que l'ISF est, du point de vue technique, un impôt beaucoup plus moderne que la vieille taxe foncière, et que le supprimer serait une grave erreur. Certes, l'ISF est imparfait, les gens doivent le déclarer, et l'on peut discuter du niveau du seuil d'imposition comme des taux de son barème. Néanmoins, il a le mérite de considérer les valeurs de marché au 1er janvier de l'année concernée, ce qui constitue un critère objectif et efficace et empêche les redevables de contester l'atteinte du seuil.

En outre, je tiens à souligner que l'ISF français n'a strictement rien à voir avec les anciens impôts sur le patrimoine en Allemagne, Espagne et Suède, où ils ont été supprimés pour des raisons totalement distinctes de celles qu'on reproche, en France, à l'ISF. En effet, les impôts étrangers étaient basés sur des valeurs cadastrales très anciennes, aux variations extrêmement arbitraires d'une commune à l'autre, pour décider qui se situait en dessous ou au-dessus du seuil d'imposition. La justice a tranché, en dénonçant des problèmes d'équité des contribuables devant l'impôt. L'impôt sur le patrimoine a donc été supprimé dans les trois pays précités. Il n'était pas question de délocalisation mais de rupture d'égalité devant les charges publiques. Les impôts sur le patrimoine de l'Allemagne, de l'Espagne et de la Suède nous venaient directement du XIXème siècle, comme notre taxe foncière. La création de notre ISF dans les années 1990 a répondu au constat que l'inflation était un phénomène durable, que l'inflation sur les prix des actifs était un problème sérieux, et que si l'on voulait un impôt sur le patrimoine il fallait avoir des valeurs de marché, peut-être imparfaites, mais fournissant une base objective.

De plus, l'ISF a l'avantage de déduire les emprunts immobiliers de son assiette, ce qui n'est pas le cas de la taxe foncière, pour le paiement de laquelle on ne fait aucune distinction entre le contribuable endetté au titre d'un emprunt immobilier, et le contribuable non endetté. Or, quand on déduit l'emprunt et le passif financier, il est logique d'ajouter les actifs financiers. On aboutit alors à un impôt sur le patrimoine global dont le fonctionnement est beaucoup plus intelligent que notre taxe foncière.

Cette comparaison doit être centrale dans notre réflexion. En termes de masse, de quoi parle-t-on ? La taxe foncière rapporte plus de 15 milliards d'euros par an, soit plus de trois fois le produit de l'ISF, estimé à 4,5 milliards d'euros. Dans beaucoup de pays du monde, comme aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, la taxe foncière est beaucoup plus élevée qu'en France. En proportion de la capitalisation immobilière, on serait à 25 milliards d'euros environ. La question est de savoir s'il vaut la peine de supprimer un ISF qui rapporte 5 milliards, pour se retrouver avec une taxe foncière qui rapportera 5 ou 10 milliards de plus. Pour ma part, j'estime que ce serait une absurdité d'un point de vue technique. Il conviendrait plutôt de rapprocher l'assiette de la taxe foncière de celle de l'ISF, en envisageant des déductions d'emprunts immobiliers et en essayant de recourir aux valeurs de marché.

Enfin, comme M. Lorenzi, j'estime que la comparaison avec l'Allemagne est faussée. Ses impôts sur le patrimoine, notamment fonciers, sont plus faibles que dans les autres pays, notamment parce qu'elle a une capitalisation immobilière plus faible. Si l'on tient compte de ce paramètre, en proportion de la capitalisation immobilière, la taxation du patrimoine dans nos deux pays se rapproche. Du point de vue du marché immobilier, la comparaison avec le Royaume-Uni est au moins aussi pertinente pour nous que celle avec l'Allemagne.

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