Vous avez confié au rapporteur général et à moi-même la responsabilité d'élaborer le rapport pour avis sur le projet de loi constitutionnelle relatif à l'équilibre des finances publiques. Ce choix n'était pas injustifié, compte tenu de nos participations aux travaux de la commission Camdessus mise en place après les conférences sur le déficit du début 2010.
Le président de la République a fait part de son souhait de doter la France d'une règle constitutionnelle d'équilibre des finances publiques, ce qui était rendu nécessaire par la pression des marchés comme par la référence allemande. La loi pluriannuelle des finances publiques 2011-2014 a été l'occasion de mettre en pratique les préconisations du rapport Camdessus - on peut parler de répétition grandeur nature. De ce point de vue, les amendements du Sénat ont été déterminants, qui ont notamment permis que les objectifs soient exprimés en milliards d'euros courants pour chacune des années de la programmation, et non en pourcentages d'évolution sur l'ensemble de la période de programmation.
La réflexion a été nourrie, aussi bien au groupe Camdessus qu'au sein de la commission des finances du Sénat. Dès février 2010, le rapport de notre commission sur le projet de loi de finances rectificative envisageait une règle dont les grands principes sont ceux qui nous sont aujourd'hui proposés.
Pourquoi une révision constitutionnelle ? La France ne manque pas de règles, d'objectifs et d'outils de programmation : le programme de stabilité, désormais au sommet de la hiérarchie des normes financières ; la programmation pluriannuelle annexée aux lois de finances, les lois de programmation des finances publiques ; un objectif constitutionnel, l'équilibre des comptes publics ; une règle européenne, le respect de ratios de solde nominal (3 % du PIB) et de dette publique (60 % du PIB) ; des règles de gouvernance nationales, en dépenses et en recettes, la norme de dépense, la programmation triennale des plafonds de dépense de l'Etat, l'ONDAM, la règle de gage des niches et la règle de gage global des mesures nouvelles, d'ailleurs abandonnées dans la loi pluriannuelle 2011-2014.
Si les règles ne manquent pas, la volonté fait parfois défaut. Les trajectoires de solde n'ont pas été respectées, et les outils existants n'ont pas marché. Il faut par conséquent essayer autre chose. L'écart entre les projections et la réalité de l'exécution invite à fixer les premières avec une relative lucidité et une vraie conviction.
Il y a urgence à rompre avec certaines pratiques. Les plus récentes prévisions de solde public publiées par la Commission européenne font apparaître qu'en 2012, la France serait tout près de monter sur le podium du déficit : elle arriverait juste après la Grèce, l'Irlande et l'Espagne. Elle n'a plus le droit à l'erreur alors que l'Italie se retrouve à un niveau sensiblement inférieur. La récente mise sous perspective négative de la capacité des États-Unis à rembourser leur dette montre qu'aucun État n'est à l'abri d'une dégradation de sa notation financière, avec les conséquences que l'on imagine sur le coût de sa dette - sans parler, s'agissant des Etats européens, des conséquences sur l'euro et sur le mécanisme européen de stabilité dont le Conseil européen va approuver le régime lors de sa réunion du 24 juin prochain.
La France n'est pas la seule à engager une réforme institutionnelle destinée à endiguer la dette publique. Le débat sur le « frein à la dette » est présent dans toute l'Europe. La règle allemande est exprimée en termes de solde structurel, une notion incompréhensible par le commun des citoyens, et très subjective - la commission Camdessus a convenu de la difficulté à en faire un élément pédagogique. Mieux vaut donc retenir chez nous une règle plus rustique et, surtout, juridiquement contraignante. Le type de règles dont la France a choisi de se doter, issu des propositions du groupe Camdessus, consistant à créer un nouveau type de loi à valeur supérieure à la loi ordinaire, et à créer un monopole de certaines lois sur certaines matières, rend nécessaire une révision constitutionnelle.
Nos précédents travaux ont permis de définir les critères d'une bonne règle : qu'elle impose au Gouvernement des contraintes quantitatives claires, qu'elle soit suffisamment souple pour ne pas enfermer l'action politique dans un chemin unique, qu'elle ne suscite pas le risque de polémiques avec un comité d'experts indépendants comme un panel d'économistes ou la Cour des comptes, ce qui ruinerait sa légitimité, qu'elle ne soit pas manipulable par les gouvernements et, enfin, qu'elle soit compréhensible par l'opinion.
Les trois volets du projet de loi constitutionnelle reprennent les principaux éléments des préconisations que nous avions faites, le rapporteur général et moi, et que nous avions largement traduits dans la loi pluriannuelle des finances publiques 2011-2014. Le premier reconnaît la nécessité d'améliorer la légitimité démocratique du programme de stabilité adressé aux autorités de l'Union européenne, qui engage désormais les finances publiques de la France. A cette fin, le texte initial prévoit une transmission de ce programme aux Assemblées avant son envoi aux autorités communautaires. L'Assemblée nationale a rétabli les acquis de la loi pluriannuelle des finances publiques : la transmission au moins quinze jours avant l'envoi à Bruxelles ; un vote du Parlement, à la demande du Gouvernement ou d'un groupe parlementaire. Enfin, un ajout est indispensable : la possibilité pour une Assemblée d'adopter une résolution sur le projet de programme de stabilité, qui permettrait une expression plus nuancée que l'adoption ou le rejet d'une déclaration du Gouvernement.
La règle d'équilibre est nécessaire pour que les engagements pluriannuels ne restent pas lettre morte. Il faut prévoir un dispositif interne assurant la cohérence entre la trajectoire pluriannuelle et les lois financières annuelles. Aujourd'hui, la trajectoire pluriannuelle qui engage la France est celle qui figure dans le programme de stabilité. Cela étant, même en l'absence de programme de stabilité ou de pacte de stabilité européen, la situation de nos finances publiques commanderait que l'on se dote d'une règle favorisant la convergence budgétaire. Qu'on ne dise pas que l'Europe nous y oblige, c'est un impératif absolu !
Le principe est de subordonner les lois financières annuelles à une trajectoire pluriannuelle. Les programmes de stabilité portant sur une période de quatre ans (l'année en cours et les trois suivantes), la question du caractère glissant ou non de la loi-cadre relève de la loi organique. Il importe cependant de préciser dès aujourd'hui dans quel état d'esprit le constituant envisage ces textes. Sur ce point, deux options sont possibles. Ou bien il s'agit de voter la loi-cadre, une fois pour toutes, pour toute la durée de la programmation ; c'est le modèle des actuelles lois de programmation des finances publiques (LPFP), qui présente l'inconvénient de porter en germe une déconnexion entre la trajectoire de la loi-cadre et celle figurant dans le programme de stabilité qui, lui, est actualisé chaque année. Ou bien il s'agit d'actualiser chaque année la loi-cadre, pour tenir compte du contenu du dernier programme de stabilité transmis aux institutions de l'Union européenne. C'est évidemment ce deuxième schéma qui permet le mieux d'éradiquer le double langage et qui est politiquement le plus lisible. Il serait bon d'orienter la loi organique et de dire très clairement que le programme de stabilité et les lois cadres seront parfaitement concordants.
La LPFP 2011-2014 préfigure la règle constitutionnelle. Elle fixe pour chacune des années de la programmation le montant maximal des dépenses de l'État et, dans un article distinct, celui des dépenses de la sécurité sociale. Elle fixe de même le montant minimal des augmentations de prélèvements obligatoires à inscrire dans les lois financières (dans la LPFP 2011- 2014 : 11 milliards en 2011 et 3 milliards pour chacune des années suivantes). Les économistes qualifient d'effort structurel l'action discrétionnaire sur le déficit, c'est-à-dire celle qui résulte du niveau des dépenses et des mesures nouvelles sur les recettes.
La trajectoire de mesures nouvelles en recettes ne distingue pas entre l'État et la sécurité sociale : l'effort global en recettes devra être réparti chaque année entre les deux lois financières. La loi organique organisera la fongibilité entre mesures de recettes et mesures de dépenses, et entre mesures relevant de l'État et de la sécurité sociale : la LPFP 2011-2014 prévoit déjà, à l'initiative du Sénat, une telle fongibilité. Les mesures coûteuses devront être compensées par des mesures nouvelles ou des baisses de dépenses de même montant, de façon à ne pas s'écarter de la trajectoire : la règle a donc pour effet d'obliger le Gouvernement à gager toutes ses mesures coûteuses.
Le contrôle de conformité à la loi-cadre sera nécessairement automatique et conjoint. Le contrôle du Conseil constitutionnel consistera à comparer les montants figurant dans la loi-cadre à ceux figurant dans les lois annuelles. Le texte initial du projet de loi ne précise pas les modalités du contrôle de conformité. L'Assemblée nationale a prévu un contrôle automatique, de façon à assurer que le Conseil se prononcera sur l'impact, sur la trajectoire, de chaque disposition affectant l'équilibre budgétaire. La commission des lois du Sénat propose un contrôle conjoint, avant le 31 décembre, des deux lois financières initiales, de façon à permettre au Conseil constitutionnel d'apprécier effectivement le respect du plafond de dépenses et du plancher de mesures nouvelles en recettes, mis en oeuvre par des dispositions partagées entre les deux textes. Contrôle automatique et conjoint : les deux propositions de la commission des finances du Sénat sont à présent prises en compte.
Qu'advient-il en cas de censure ? Nous vous proposerons un amendement ayant pour objet de prévoir dans la Constitution un renvoi à la loi organique pour la définition des conséquences d'une non-conformité. Quel pourrait-être le contenu de la future disposition organique ? Pour lancer le débat, le rapport écrit évoque plusieurs pistes selon lesquelles, par exemple, en cas de non-conformité à la loi-cadre : le Gouvernement ouvre par décret les crédits se rapportant aux services votés conformément au quatrième alinéa de l'article 47 de la Constitution ; les mesures nouvelles réduisant les recettes sont annulées ; les mesures nouvelles tendant à les accroître sont maintenues ; le solde nécessaire pour compenser l'effort manquant est financé par une augmentation prédéterminée d'un certain prélèvement, par exemple du taux normal de la TVA, sauf si le Gouvernement prend les mesures nécessaires dans un certain délai.
Une condition du succès de la règle, c'est de calculer les objectifs en fonction d'hypothèses économiques prudentes. L'article 4 de la proposition de directive, que doit définitivement adopter le Conseil européen du 24 juin 2011, dispose notamment que la planification budgétaire repose sur le scénario macro-budgétaire le plus probable ou sur un scénario plus prudent qui met en évidence, de manière détaillée, les écarts par rapport au scénario le plus probable. Cet article 4 dispose aussi que les prévisions macroéconomiques et budgétaires établies aux fins de la planification budgétaire incluent des scénarios macroéconomiques alternatifs permettant d'étudier la trajectoire des variables budgétaires dans différentes conditions économiques. On se prend à rêver d'une autorité indépendante, comme le Bureau central de planification que nous avons approché aux Pays-Bas.
La règle n'impose pas aux gouvernements une trajectoire budgétaire plutôt qu'une autre, elle n'impose pas une politique budgétaire plutôt qu'une autre ; la seule chose qu'elle impose est la cohérence entre la trajectoire pluriannuelle annoncée à nos partenaires européens et sa déclinaison annuelle dans les lois financières. La sagesse des prévisions annuelles sera transcrite dans la trajectoire pluriannuelle. Au total, c'est une règle souple et indifférente aux majorités politiques.