Intervention de Yves Aubin de la Messuzière

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 16 février 2011 : 1ère réunion
Situation en tunisie — Audition de M. Yves Aubin de la messuzière ancien ambassadeur

Yves Aubin de la Messuzière :

Merci, Monsieur le Président, de me donner l'occasion d'exprimer mon point de vue et mes analyses.

La chute du régime Ben Ali a pris tout le monde par surprise. Certes, la fin d'un régime recroquevillé sur lui-même était envisagée dans certains scénarios, en lien avec le développement de la Tunisie, l'existence d'une classe moyenne ouverte sur le monde, le mal-être de la jeunesse diplômée. C'est le caractère précipité de la chute qui a constitué la véritable surprise.

Quels ont été les facteurs de cette chute ?

Contrairement à ce qui a pu être dit, il ne me semble pas que les Etats-Unis aient joué un rôle prépondérant. L'intérêt stratégique des Etats-Unis pour la Tunisie est faible, bien moindre que celui porté à l'Algérie et s'inscrit principalement dans le cadre de la lutte contre le terrorisme..

S'agissant du rôle de l'armée, je ne suis pas étonné que le chef d'état-major de l'armée de terre, le général Rachid Ammar, ait refusé de faire tirer sur la foule, car il s'agit d'un vrai républicain. Pour autant, je ne suis pas certain qu'il ait joué un rôle actif dans le départ de Ben Ali.

A mes yeux, le régime s'est écroulé sur lui-même. Le président s'est progressivement isolé et l''influence de son épouse, Leila Trabelsi, s'est accentuée. Celle-ci a mis en place, avec ses frères, un système organisé de prédation dont le but , au-delà de l'enrichissement, était sans doute de contrôler la succession le moment venu, en choisissant une personnalité proche au sein du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD).

La Tunisie est désormais engagée dans un processus de transition démocratique. Il y aura nécessairement beaucoup de réformes à venir.

La société tunisienne est beaucoup plus homogène que les sociétés algérienne ou marocaine. Il y a eu un véritable rassemblement, une adhésion forte en faveur de ce changement de régime.

Des mouvements revendicatifs s'étaient développés, tant dans le nord que dans le sud du pays. Le pouvoir a tenté une reprise en main. Il faut souligner que Ben Ali a quitté la Tunisie avec une perspective de retour. C'est ce qui explique le flottement institutionnel, entre le moment où le pouvoir est revenu au Premier ministre, comme le prévoit la Constitution lorsque le Président est malade ou empêché, et celui où le Président de l'Assemblée nationale a assuré l'intérim, en vertu d'une autre disposition qui concerne les cas de vacance de la présidence.

Le mouvement est aujourd'hui irréversible. Des élections sont prévues à un horizon encore incertain, peut-être d'ici six mois. Ce délai peut du reste paraître court compte tenu de la nécessaire reconstitution des partis politiques.

Qu'en est-il des forces d'opposition légales ? J'en rencontrais régulièrement les responsables, malgré les pressions qui s'exerçaient sur moi, comme sur les autres ambassadeurs euro.. Il s'agit de formations politiques dont l'audience était faible du fait notamment de l'absence d'accès aux médias.. Elles n'ont pas pu renouveler leurs cadres, pour l'essentiel issus de générations déjà anciennes. Le Parti démocrate progressiste de M. Nejib Chebbi, de tendance nationaliste arabe, paraît susceptible de pouvoir reconquérir une audience.

On ignore aujourd'hui ce que l'avenir réservera au parti-Etat, le RCD. Ses activités ont été suspendues, mais il n'a pas été interdit. Le sentiment prévaut chez certains de ne pas rééditer l'erreur faite en Irak, où la dissolution et le démantèlement du parti Baas ont créé un vide. Le RCD avait pour fonction d'encadrer la société, mais il exerçait aussi une fonction de redistribution sociale. On s'interroge donc sur l'opportunité de l'interdire, mais la question se pose de savoir s'il peut se réformer.

La mouvance islamiste existe. Elle n'est pas majoritaire, même s'il y a eu une ré-islamisation de la société. Si on trouve beaucoup de Tunisiens parmi les combattants djihadistes, il s'agit exclusivement d'individus qui avaient émigré à l'étranger.

La mouvance islamiste était sous surveillance étroite du pouvoir et elle ne représentait qu'un risque limité de déstabilisation. La société tunisienne est très sécularisée. Les islamistes ont peu d'emprises sur les classes moyennes.

Lorsque l'on évaluait les risques de déstabilisationdans nos analyses, on pensait plutôt aux mouvements sociaux et à l'exaspération de la jeunesse..

La Tunisie a connu ces dernières années une croissance moyenne de 5 %, mais il aurait fallu atteindre 8 % pour absorber l'arrivée des nouvelles classes d'âge sur le marché du travail. Un tel niveau de croissance aurait pu être atteint à deux conditions : la mise en place d'une réelle intégration régionale, comme le souhaitait la Tunisie, consciente de ce que le Cercle des économistes a appelé le « coût du non-Maghreb » ; l'absence du système de prédation de la famille Trabelsi, qui constituait un frein à l'investissement interne et étranger.

Pour en revenir au courant islamiste, il est incarné au plan politique par le mouvement «Al-Nahda», qui signifie en arabe la renaissance. Ce mouvement s'est développé dans les années 1980-1990, avec une expression violente, puis a été très sévèrement réprimé. Son chef, Rached Ghannouchi, revenu de son exil à Londres, a tenu des propos plutôt ouverts et modérés. Il a indiqué qu'il ne se présenterait pas aux prochaines élections. On peut toutefois se demander si les milliers de militants maintenant libérés de prison, qui ont connu la torture, sont dans le même état d'esprit.

Le mouvement «Al-Nahda» possède une réelle capacité de mobilisation., A l'image de courants analogues dans d'autres pays, par exemple le Parti de la justice et du développement au Maroc, il pourrait pratiquer une autolimitation dans la perspective des élections pour s'inscrire dans une longue durée. Pour nombre de ses cadres, l'AKP turc est un modèle. Leur conviction est qu'il faut prendre le temps nécessaire pour que le pouvoir devienne accessible par la voie électorale.

J'observe que nous manquons d'une réflexion globale sur le rôle de la Turquie dans la région, rôle de plus en plus important qui concurrence celui d'autres pays comme l'Egypte. On a certainement trop misé sur l'Egypte, notamment en lui donnant un rôle majeur dans l'Union pour la Méditerranée.

Monsieur le Président, vous m'avez interrogé sur les signaux d'alerte qui ont pu être donnés par notre poste diplomatique.

Il est clair que tout le monde a été surpris, y compris les acteurs eux-mêmes de ce bouleversement politique. Le véritable acteur majeur de la chute du régime est sans doute les réseaux sociaux dont Facebook.

Je suis choqué que l'on ait cherché à se défausser sur les diplomates. La correspondance de notre ambassadeur à Tunis a été publiée de manière tronquée. Je puis vous assurer que l'ensemble des facteurs qui ont conduit à cette révolution démocratique - la nature du régime, l'évolution de la société, le chômage des diplômés, le mal-être de la jeunesse - ont été analysés de manière approfondie ces dernières années. Lorsque j'étais en poste, je disposais d'une excellente équipe, avec notamment Jean-Pierre Filiu que vous connaissez. Nos analyses s'appuyaient sur de nombreux contacts avec l'ensemble des acteurs, y compris l'opposition légale. J'ai été convoqué deux fois par le ministre tunisien des affaires étrangères qui m'en a fait reproche, mais je considérais que nous n'avions pas à nous cacher de ces contacts. Nous avions effectué des études de fond dont l'une « avoir 20 ans en Tunisie » qu'il me paraîtrait souhaitable de rendre publique et de publier, pour montrer leur pertinence.

On a beaucoup valorisé la diplomatie américaine ces dernières semaines. Je considère qu'elle a su communiquer intelligemment sur la Tunisie. Toutefois, les documents publiés par Wikileaks montrent que les analyses des diplomates américains à Tunis convergeaient totalement avec les nôtres. En réalité, elles s'appuyaient largement sur les informations provenant de notre réseau de contacts, car nous avions beaucoup d'échanges avec l'ambassade des Etats-Unis qui nous sollicitait régulièrement.

Vous m'avez également interrogé sur les réactions des responsables politiques français à ces analyses.

J'ai accueilli à Tunis le président Jacques Chirac, accompagné de son épouse, qui avait au demeurant ses propres informations au-delà de celles que nous transmettions. J'ai le souvenir d'une visite sans grande chaleur de la part de Ben Ali et surtout de son épouse,, témoignant d'une relation parfois crispée. Nous avions des contentieux bilatéraux avec la Tunisie, en raison notamment du système prédateur mis en place par le régime, qui avait lésé les intérêts de ressortissants français. Le président Chirac m'a dit à la fin de cette visite : « ce régime se perdra par la corruption ».

Dans ce type de visite, les entretiens en tête à tête sont importants. Je sais que le président Chirac a parlé d'ouverture politique et de droit de l'homme avec Ben Ali. On a beaucoup reproché au président Chirac d'avoir déclaré que le premier des droits de l'homme était de manger à sa fin, d'être soigné, de recevoir une éducation et d'avoir un toit. C'était le leitmotiv du régime, et si le président Chirac l'a repris à son compte, c'est certainement que le président Ben Ali lui avait ainsi répondu à un encouragement de sa part sur l'ouverture politique et la question des droits de l'homme.. D'ailleurs, dans une déclaration ultérieure de rattrapage, moins reprise que la première, le président Chirac a souligné que les progrès économiques et sociaux devaient s'accompagner d'une ouverture politique.

La France faisait passer des messages au régime. On ne peut pas parler de complaisance. Certains messages transitaient par des personnalités tunisiennes qui, à partir d'un certain moment, n'ont plus eu aucun accès à Ben Ali. Celui-ci s'est enfermé.

J'ajoute que les occasions de dialogue avec Ben Ali étaient peu fréquentes. Celui-ci se déplaçait rarement à l'étranger. Il s'exprimait peu dans les conférences internationales.

Notre travail s'effectuait dans un climat difficile. J'ai cherché à rencontrer régulièrement les principaux acteurs de la société civile. Cela agaçait le pouvoir. Mais j'ai toujours été soutenu par la Présidence de la République et le ministère des affaires étrangères. L'ambassadeur de Tunisie à Paris était convoqué lorsque je m'estimais l'objet de pressions intolérables du pouvoir.

Aussi ai-je été très surpris par les déclarations de M. Dominique de Villepin affirmant qu'il n'était pas dans la tradition diplomatique française, s'agissant des pays arabes, que l'ambassadeur rencontre l'opposition. J'étais en contact avec l'opposition, sans excès bien entendu, la priorité étant réservée aux relations institutionnelles et le ministre en était informé.

Nous élaborions des scénarios. Bien entendu, nous ne pouvions prévoir ce qui s'est produit, mais nous pensions qu'il y aurait de sérieuses difficultés à l'horizon 2012-2014, pour des raisons liées au chômage des jeunes qui s'amplifiaient chaque année, les effets de la transition démographique ne devant se faire sentir qu'une dizaine d'années plus tard. A l'exaspération de la jeunesse, s'ajoutait un climat social qui se dégradait.

En ce qui concerne l'éventuel effet de contagion à partir de la Tunisie, il y a peut-être eu une influence des télévisions panarabes et des réseaux sociaux. En Egypte, les facteurs de révolte étaient connus : des élections truquées, un double problème de légitimité et de succession au sommet du pouvoir. La révolution tunisienne a pu jouer un rôle d'accélérateur, mais le changement était inéluctable.

La situation de l'Algérie est tout à fait différente. La société y est beaucoup plus hétérogène qu'en Tunisie. L'un des moteurs de la contestation, le Rassemblement pour la culture et la démocratie de Saïd Sadi, a une forte coloration régionale kabyle. Les classes moyennes paraissent moins mondialisées qu'en Tunisie. La tragédie des années 90 marque les esprits.

Nous voyons également qu'une contestation sociale et islamiste apparaît en Libye. Ici encore se pose un problème de succession, comme au Yémen.

La situation du Bahreïn est inquiétante. La population est aux deux-tiers chiite, sans réel tropisme iranien, mais elle ressent de fortes frustrations du fait de la confiscation du pouvoir par la monarchie sunnite.

En Syrie, tout processus de contestation de la société civile sera sans doute plus long à se manifester, le régime jouant sur la fibre nationaliste arabe pour rassembler face à Israël et Washington.

Pour conclure, je crois que les évènements récents démontrent qu'il n'y a pas de « fatalité arabe ». Il était inévitable que les sociétés civiles se réveillent. Il serait bon que ces mouvements incitent Israël à infléchir sa position pour réduire l'abcès que constitue le conflit de Palestine.

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