Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées

Réunion du 16 février 2011 : 1ère réunion

Résumé de la réunion

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La réunion

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Lors d'une première séance tenue dans la matinée, la commission procède à l'audition de M. Yves Aubin de la Messuzière, ancien ambassadeur, sur la situation en Tunisie.

Debut de section - PermalienPhoto de Josselin de Rohan

Je suis très heureux d'accueillir aujourd'hui, M. Yves Aubin de la Messuzière, ancien ambassadeur. Vous avez été directeur Afrique du Nord et Moyen Orient au ministère des affaires étrangères, puis ambassadeur de France en Tunisie de 2002 à 2005. Vous avez également été membre de la commission chargée d'élaborer le Livre blanc sur la politique étrangère et européenne de la France.

Nous souhaitons aujourd'hui vous interroger sur la situation en Tunisie, pays que vous connaissez particulièrement bien au titre de vos fonctions passées. Nous souhaiterions avoir votre opinion sur la genèse et le déroulement des évènements, sur les perspectives à venir et les éventuels effets d'entraînement dans le reste de la région.

Je souhaite également vous poser une question très précise. M. Ben Ali a régné 32 ans et a connu trois Présidents de la République français. Dans quelle mesure les analyses, les avertissements ou les mises en garde de nos ambassadeurs successifs ont-ils été entendus ? Avez-vous informé vos supérieurs sur les dérives du pouvoir, sur certains aspects contestables de son action, sur les manquements au respect des droits de l'homme ? Ces avis ont-ils été négligés ? Dans l'affirmative, l'absence de réaction a-t-elle pu donner à M. Ben Ali un sentiment d'impunité et lui laisser penser que tout pourrait durer éternellement ?

Debut de section - Permalien
Yves Aubin de la Messuzière

Merci, Monsieur le Président, de me donner l'occasion d'exprimer mon point de vue et mes analyses.

La chute du régime Ben Ali a pris tout le monde par surprise. Certes, la fin d'un régime recroquevillé sur lui-même était envisagée dans certains scénarios, en lien avec le développement de la Tunisie, l'existence d'une classe moyenne ouverte sur le monde, le mal-être de la jeunesse diplômée. C'est le caractère précipité de la chute qui a constitué la véritable surprise.

Quels ont été les facteurs de cette chute ?

Contrairement à ce qui a pu être dit, il ne me semble pas que les Etats-Unis aient joué un rôle prépondérant. L'intérêt stratégique des Etats-Unis pour la Tunisie est faible, bien moindre que celui porté à l'Algérie et s'inscrit principalement dans le cadre de la lutte contre le terrorisme..

S'agissant du rôle de l'armée, je ne suis pas étonné que le chef d'état-major de l'armée de terre, le général Rachid Ammar, ait refusé de faire tirer sur la foule, car il s'agit d'un vrai républicain. Pour autant, je ne suis pas certain qu'il ait joué un rôle actif dans le départ de Ben Ali.

A mes yeux, le régime s'est écroulé sur lui-même. Le président s'est progressivement isolé et l''influence de son épouse, Leila Trabelsi, s'est accentuée. Celle-ci a mis en place, avec ses frères, un système organisé de prédation dont le but , au-delà de l'enrichissement, était sans doute de contrôler la succession le moment venu, en choisissant une personnalité proche au sein du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD).

La Tunisie est désormais engagée dans un processus de transition démocratique. Il y aura nécessairement beaucoup de réformes à venir.

La société tunisienne est beaucoup plus homogène que les sociétés algérienne ou marocaine. Il y a eu un véritable rassemblement, une adhésion forte en faveur de ce changement de régime.

Des mouvements revendicatifs s'étaient développés, tant dans le nord que dans le sud du pays. Le pouvoir a tenté une reprise en main. Il faut souligner que Ben Ali a quitté la Tunisie avec une perspective de retour. C'est ce qui explique le flottement institutionnel, entre le moment où le pouvoir est revenu au Premier ministre, comme le prévoit la Constitution lorsque le Président est malade ou empêché, et celui où le Président de l'Assemblée nationale a assuré l'intérim, en vertu d'une autre disposition qui concerne les cas de vacance de la présidence.

Le mouvement est aujourd'hui irréversible. Des élections sont prévues à un horizon encore incertain, peut-être d'ici six mois. Ce délai peut du reste paraître court compte tenu de la nécessaire reconstitution des partis politiques.

Qu'en est-il des forces d'opposition légales ? J'en rencontrais régulièrement les responsables, malgré les pressions qui s'exerçaient sur moi, comme sur les autres ambassadeurs euro.. Il s'agit de formations politiques dont l'audience était faible du fait notamment de l'absence d'accès aux médias.. Elles n'ont pas pu renouveler leurs cadres, pour l'essentiel issus de générations déjà anciennes. Le Parti démocrate progressiste de M. Nejib Chebbi, de tendance nationaliste arabe, paraît susceptible de pouvoir reconquérir une audience.

On ignore aujourd'hui ce que l'avenir réservera au parti-Etat, le RCD. Ses activités ont été suspendues, mais il n'a pas été interdit. Le sentiment prévaut chez certains de ne pas rééditer l'erreur faite en Irak, où la dissolution et le démantèlement du parti Baas ont créé un vide. Le RCD avait pour fonction d'encadrer la société, mais il exerçait aussi une fonction de redistribution sociale. On s'interroge donc sur l'opportunité de l'interdire, mais la question se pose de savoir s'il peut se réformer.

La mouvance islamiste existe. Elle n'est pas majoritaire, même s'il y a eu une ré-islamisation de la société. Si on trouve beaucoup de Tunisiens parmi les combattants djihadistes, il s'agit exclusivement d'individus qui avaient émigré à l'étranger.

La mouvance islamiste était sous surveillance étroite du pouvoir et elle ne représentait qu'un risque limité de déstabilisation. La société tunisienne est très sécularisée. Les islamistes ont peu d'emprises sur les classes moyennes.

Lorsque l'on évaluait les risques de déstabilisationdans nos analyses, on pensait plutôt aux mouvements sociaux et à l'exaspération de la jeunesse..

La Tunisie a connu ces dernières années une croissance moyenne de 5 %, mais il aurait fallu atteindre 8 % pour absorber l'arrivée des nouvelles classes d'âge sur le marché du travail. Un tel niveau de croissance aurait pu être atteint à deux conditions : la mise en place d'une réelle intégration régionale, comme le souhaitait la Tunisie, consciente de ce que le Cercle des économistes a appelé le « coût du non-Maghreb » ; l'absence du système de prédation de la famille Trabelsi, qui constituait un frein à l'investissement interne et étranger.

Pour en revenir au courant islamiste, il est incarné au plan politique par le mouvement «Al-Nahda», qui signifie en arabe la renaissance. Ce mouvement s'est développé dans les années 1980-1990, avec une expression violente, puis a été très sévèrement réprimé. Son chef, Rached Ghannouchi, revenu de son exil à Londres, a tenu des propos plutôt ouverts et modérés. Il a indiqué qu'il ne se présenterait pas aux prochaines élections. On peut toutefois se demander si les milliers de militants maintenant libérés de prison, qui ont connu la torture, sont dans le même état d'esprit.

Le mouvement «Al-Nahda» possède une réelle capacité de mobilisation., A l'image de courants analogues dans d'autres pays, par exemple le Parti de la justice et du développement au Maroc, il pourrait pratiquer une autolimitation dans la perspective des élections pour s'inscrire dans une longue durée. Pour nombre de ses cadres, l'AKP turc est un modèle. Leur conviction est qu'il faut prendre le temps nécessaire pour que le pouvoir devienne accessible par la voie électorale.

J'observe que nous manquons d'une réflexion globale sur le rôle de la Turquie dans la région, rôle de plus en plus important qui concurrence celui d'autres pays comme l'Egypte. On a certainement trop misé sur l'Egypte, notamment en lui donnant un rôle majeur dans l'Union pour la Méditerranée.

Monsieur le Président, vous m'avez interrogé sur les signaux d'alerte qui ont pu être donnés par notre poste diplomatique.

Il est clair que tout le monde a été surpris, y compris les acteurs eux-mêmes de ce bouleversement politique. Le véritable acteur majeur de la chute du régime est sans doute les réseaux sociaux dont Facebook.

Je suis choqué que l'on ait cherché à se défausser sur les diplomates. La correspondance de notre ambassadeur à Tunis a été publiée de manière tronquée. Je puis vous assurer que l'ensemble des facteurs qui ont conduit à cette révolution démocratique - la nature du régime, l'évolution de la société, le chômage des diplômés, le mal-être de la jeunesse - ont été analysés de manière approfondie ces dernières années. Lorsque j'étais en poste, je disposais d'une excellente équipe, avec notamment Jean-Pierre Filiu que vous connaissez. Nos analyses s'appuyaient sur de nombreux contacts avec l'ensemble des acteurs, y compris l'opposition légale. J'ai été convoqué deux fois par le ministre tunisien des affaires étrangères qui m'en a fait reproche, mais je considérais que nous n'avions pas à nous cacher de ces contacts. Nous avions effectué des études de fond dont l'une « avoir 20 ans en Tunisie » qu'il me paraîtrait souhaitable de rendre publique et de publier, pour montrer leur pertinence.

On a beaucoup valorisé la diplomatie américaine ces dernières semaines. Je considère qu'elle a su communiquer intelligemment sur la Tunisie. Toutefois, les documents publiés par Wikileaks montrent que les analyses des diplomates américains à Tunis convergeaient totalement avec les nôtres. En réalité, elles s'appuyaient largement sur les informations provenant de notre réseau de contacts, car nous avions beaucoup d'échanges avec l'ambassade des Etats-Unis qui nous sollicitait régulièrement.

Vous m'avez également interrogé sur les réactions des responsables politiques français à ces analyses.

J'ai accueilli à Tunis le président Jacques Chirac, accompagné de son épouse, qui avait au demeurant ses propres informations au-delà de celles que nous transmettions. J'ai le souvenir d'une visite sans grande chaleur de la part de Ben Ali et surtout de son épouse,, témoignant d'une relation parfois crispée. Nous avions des contentieux bilatéraux avec la Tunisie, en raison notamment du système prédateur mis en place par le régime, qui avait lésé les intérêts de ressortissants français. Le président Chirac m'a dit à la fin de cette visite : « ce régime se perdra par la corruption ».

Dans ce type de visite, les entretiens en tête à tête sont importants. Je sais que le président Chirac a parlé d'ouverture politique et de droit de l'homme avec Ben Ali. On a beaucoup reproché au président Chirac d'avoir déclaré que le premier des droits de l'homme était de manger à sa fin, d'être soigné, de recevoir une éducation et d'avoir un toit. C'était le leitmotiv du régime, et si le président Chirac l'a repris à son compte, c'est certainement que le président Ben Ali lui avait ainsi répondu à un encouragement de sa part sur l'ouverture politique et la question des droits de l'homme.. D'ailleurs, dans une déclaration ultérieure de rattrapage, moins reprise que la première, le président Chirac a souligné que les progrès économiques et sociaux devaient s'accompagner d'une ouverture politique.

La France faisait passer des messages au régime. On ne peut pas parler de complaisance. Certains messages transitaient par des personnalités tunisiennes qui, à partir d'un certain moment, n'ont plus eu aucun accès à Ben Ali. Celui-ci s'est enfermé.

J'ajoute que les occasions de dialogue avec Ben Ali étaient peu fréquentes. Celui-ci se déplaçait rarement à l'étranger. Il s'exprimait peu dans les conférences internationales.

Notre travail s'effectuait dans un climat difficile. J'ai cherché à rencontrer régulièrement les principaux acteurs de la société civile. Cela agaçait le pouvoir. Mais j'ai toujours été soutenu par la Présidence de la République et le ministère des affaires étrangères. L'ambassadeur de Tunisie à Paris était convoqué lorsque je m'estimais l'objet de pressions intolérables du pouvoir.

Aussi ai-je été très surpris par les déclarations de M. Dominique de Villepin affirmant qu'il n'était pas dans la tradition diplomatique française, s'agissant des pays arabes, que l'ambassadeur rencontre l'opposition. J'étais en contact avec l'opposition, sans excès bien entendu, la priorité étant réservée aux relations institutionnelles et le ministre en était informé.

Nous élaborions des scénarios. Bien entendu, nous ne pouvions prévoir ce qui s'est produit, mais nous pensions qu'il y aurait de sérieuses difficultés à l'horizon 2012-2014, pour des raisons liées au chômage des jeunes qui s'amplifiaient chaque année, les effets de la transition démographique ne devant se faire sentir qu'une dizaine d'années plus tard. A l'exaspération de la jeunesse, s'ajoutait un climat social qui se dégradait.

En ce qui concerne l'éventuel effet de contagion à partir de la Tunisie, il y a peut-être eu une influence des télévisions panarabes et des réseaux sociaux. En Egypte, les facteurs de révolte étaient connus : des élections truquées, un double problème de légitimité et de succession au sommet du pouvoir. La révolution tunisienne a pu jouer un rôle d'accélérateur, mais le changement était inéluctable.

La situation de l'Algérie est tout à fait différente. La société y est beaucoup plus hétérogène qu'en Tunisie. L'un des moteurs de la contestation, le Rassemblement pour la culture et la démocratie de Saïd Sadi, a une forte coloration régionale kabyle. Les classes moyennes paraissent moins mondialisées qu'en Tunisie. La tragédie des années 90 marque les esprits.

Nous voyons également qu'une contestation sociale et islamiste apparaît en Libye. Ici encore se pose un problème de succession, comme au Yémen.

La situation du Bahreïn est inquiétante. La population est aux deux-tiers chiite, sans réel tropisme iranien, mais elle ressent de fortes frustrations du fait de la confiscation du pouvoir par la monarchie sunnite.

En Syrie, tout processus de contestation de la société civile sera sans doute plus long à se manifester, le régime jouant sur la fibre nationaliste arabe pour rassembler face à Israël et Washington.

Pour conclure, je crois que les évènements récents démontrent qu'il n'y a pas de « fatalité arabe ». Il était inévitable que les sociétés civiles se réveillent. Il serait bon que ces mouvements incitent Israël à infléchir sa position pour réduire l'abcès que constitue le conflit de Palestine.

Debut de section - PermalienPhoto de Josselin de Rohan

Merci, Monsieur l'ambassadeur, pour vos réponses directes. Je m'associe à l'hommage légitime que vous avez rendu à nos diplomates, qui font un travail remarquable, qu'il appartient aux politiques d'exploiter sur le plan politique.

Debut de section - PermalienPhoto de André Dulait

L'afflux récent d'immigrants tunisiens vers l'île italienne de Lampedusa va-t-il, à votre sens, se tarir ou s'accélérer ? Quelle attitude adopter, en coordination avec les autorités tunisiennes, face à cette hémorragie d'un peuple tunisien frustré par le chômage et le faible niveau de vie ?

Debut de section - Permalien
Yves Aubin de la Messuzière

Cette vague d'immigration clandestine est largement liée à l'actuelle désorganisation du contrôle des côtes. C'est un véritable système mafieux d'immigration clandestine qui s'est organisé, depuis quelques années, via la Libye, avec son cortège de drames humains. Je pense qu'au-delà de l'effet d'aubaine et d'opportunité lié à l'actualité, ce flux devrait se ralentir. Il peut aussi concerner partiellement des prisonniers récemment libérés ou encore des nervis du régime.

Les chaînes de télévision panarabes comme Al Jazeera ont montré des images bien plus violentes que les télévisions françaises des exactions commises en Tunisie comme d'ailleurs en Égypte.

Je considère que l'expression française -et européenne- à propos des récents événements en Tunisie et en Égypte n'a pas été à la hauteur de ce qu'on pouvait attendre. Le président américain a su, au contraire, employer les mots justes, parlant du « courage » et de la « dignité » du peuple tunisien. Le terme de « dignité » a une résonance très forte dans la langue arabe. La France s'est, quant à elle, contentée de « prendre acte » de la transition, termes qui pouvaient laisser supposer que ce n'était pas la situation qu'elle aurait souhaitée. Certaines maladresses passées sont encore citées dans la presse tunisienne, comme les propos du Président de la République en 2008 sur la progression de l'espace des libertés en Tunisie... Sur le plan diplomatique, la Tunisie n'a pas été traitée avec les égards nécessaires. J'en veux pour exemple l'annonce de la nomination récente de l'ambassadeur de France, avant même son agrément. C'est une maladresse, même si notre nouvel ambassadeur est talentueux, et connaît bien le Maghreb : il faut d'abord savoir écouter et ne pas avoir de certitudes. En conséquence, un certain ressentiment est en train de naître du côté tunisien, nourri par ces erreurs de communication. Mais il n'est pas irrémédiable et la confiance devrait revenir pour peu que l'on fasse les gestes qui montrent notre volonté d'accompagner la transition.

La France a annoncé le déblocage de 350 000 euros d'aide d'urgence, montant dérisoire comparé aux dizaines de millions d'euros de l'UE et de l'Italie, alors que l'Agence française de développement a engagé en Tunisie au cours de cette décennie plus d'une centaine de millions d'euros, pour accompagner ce pays vers une économie émergeante. Nous avons ainsi contribué au développement du pays et aussi au renforcement de la classe moyenne et de la société civile. Là encore nous n'avons pas su communiquer avec conviction. Nous n'avons pas de discours d'ensemble pour accompagner ces évolutions dans le monde arabe. Alors même que la France a une relation privilégiée avec les États du Maghreb, je crains que l'image de notre pays ne sorte affaiblie des récents événements. Depuis le changement, il n'y a pas eu de mission ministérielle en Tunisie, alors que les Etats-Unis ont envoyé leur secrétaire d'État adjoint du département d'état. Les Américains, pour qui la Tunisie n'a jamais figuré au premier rang de leurs priorités stratégiques, et qui n'ont pas non plus joué de rôle majeur dans la transition, contrairement à ce qui s'est passé en Égypte, ont désormais une image extrêmement valorisée.

Debut de section - PermalienPhoto de Didier Boulaud

L'article que vous avez récemment publié dans Libération a attiré notre attention ; c'est à juste titre que vous y avez pris la défense de l'ambassadeur de France à Tunis.

Un récent article d'Olivier Kempf, « Surprise et renseignement », explique notre surprise face aux événements en Tunisie non pas par le manque de renseignements, souvent mis en cause, mais bien plutôt par l'incapacité des destinataires de ces messages à les recevoir : « L'échec du « renseignement » stratégique ne tient probablement pas à un accès déficient à des informations : celui qui voulait voir aurait vu, même en sources ouvertes. Non, la déficience tient au filtre qui a empêché de voir. Et ce filtre, en l'espèce, est idéologique avec l'obsession de la menace islamiste ».

Que pensez-vous de cette analyse ? D'autre part, pensez-vous que l'évolution au Moyen-Orient peut permettre au président Obama de reprendre la main sur le dossier israélo palestinien ?

Debut de section - Permalien
Yves Aubin de la Messuzière

Je partage cette analyse selon laquelle l'information existait mais n'a pas été correctement analysée ni prise en compte par le politique. Je pense que l'actuelle marginalisation du quai d'Orsay et de son expertise pose de réels problèmes. Ainsi, par exemple, le président syrien Bachar el-Assad a récemment été reçu à l'Élysée, mais cette visite a été organisée sans participation du ministre des affaires étrangères. Les experts du quai d'Orsay n'ont pas non plus été entendus dans la préparation de cette rencontre, alors que la diplomatie de ce pays, incontournable dans la région, peut parfois se révéler opaque et complexe. Le ministère ne gère pas le dossier syrien relevant directement du Secrétaire général de l'Elysée : quelle incohérence ! Notre diplomatie manque forcément de résultats dans un tel contexte.

Autre exemple : lors de la constitution de l'Union pour la Méditerranée, pourquoi avoir écarté l'Allemagne, grand partenaire de cette zone ? Pourquoi avoir confié la coprésidence de cette structure à un Moubarak vieillissant, à l'heure où la centralité égyptienne est contestée dans le monde arabe ? Pourquoi avoir marginalisé la présidence européenne en choisissant le cadre de l'Union pour la méditerranée lors du sommet de Sharm el Sheikh ? Ou encore, dans la région du Golfe, pourquoi privilégier le Qatar, pays qu'on surévalue, au détriment de nos relations avec les autres États de la région. Cela peut comporter des conséquences sur les signatures de grands contrats par la France dans ces pays. Auparavant, la France était en relation équilibrée avec tous les pays arabes.

La France doit exprimer des positions claires, faire des déclarations fortes, se distinguant des Etats-Unis. Au Moyen Orient, le déclaratoire est important ; pourtant on n'y entend plus la voix de la France. Je souhaiterais pour ma part une expression solennelle et régulière du ministre des affaires étrangères, au-delà des déclarations du Premier ministre ou du Président de la République. Le seul porte-parole du ministère n'est pas assez audible.

Pour répondre sur le problème israélo-palestinien, je crois, comme le pensent les thinks tanks américains bien informés, que Barak Obama n'a jamais perdu la main sur cette question, qui reste une priorité centrale de sa présidence. Le président américain a une réelle vision sur ce dossier. Les récents événements pourraient, sous certaines conditions, aider à une évolution de la situation. Les Syriens ne bougeront pas sur le processus de paix sans une réelle perspective sur le dossier israélo-palestinien.

Debut de section - PermalienPhoto de Christian Cambon

Vos propos, détonants, sont aussi inquiétants : quelle est l'utilité d'un appareil diplomatique aussi développé si son expertise est aussi négligée ? Comment expliquez-vous la différence d'évolution, pour l'instant, entre la Tunisie et le Maroc ? S'explique-t-elle par l'âge du souverain, son rôle religieux, le différentiel de développement économique ou de liberté d'expression ? Enfin, quelles sont les relations entre la Tunisie et la Libye ?

Debut de section - Permalien
Yves Aubin de la Messuzière

La France est le seul pays qui recrute des spécialistes, par la voie du concours d'Orient, ce qui lui permet de disposer de diplomates arabisants et très fins connaisseurs des enjeux de la région. On peut d'ailleurs s'étonner qu'en Algérie il n'y ait actuellement en poste pas un seul arabisant, alors que plus de 60 % de la presse est en langue arabe...

En tant qu'observateur désormais extérieur, je perçois un vrai malaise au sein du ministère des affaires étrangères. Certains jeunes diplomatiques aspirent à quitter le Quai, faute de reconnaissance et de valorisation de leur travail. Alain Juppé et Hubert Védrine ont fort judicieusement analysé dans une tribune commune, la situation du Quai d'Orsay.

Au Maroc, le pouvoir ne souffre pas d'une crise de légitimité. Mise en cause dans les années 70, cette légitimité n'est désormais plus contestée, ni même par les islamistes. Certains espaces d'expression ont toujours existé, même sous Hassan II, dans la presse par exemple

Subsistent, en revanche, à la différence de la Tunisie, où 80 % des habitants sont propriétaires de leur maison, de véritables poches de pauvreté et des bidonvilles. La société marocaine est plus traditionnelle que la société tunisienne ; les réformes du code du statut personnel, par exemple, relatif au droit de la famille, y sont moins avancées qu'en Tunisie. La société est aussi plus hétérogène, avec une forte minorité berbère. Il n'existe pas de classe moyenne aussi développée qu'en Tunisie et les jeunes Marocains sont sans doute moins mondialisés et connectés sur Facebook. Je ne vois donc pas, a priori, de perspectives de déstabilisation à court terme, même si des mouvements sociaux durs sont possibles. Le Parti de la Justice et du développement (PJD) regarde vers le modèle turc.

J'observe, dans le monde arabe, une forme de marginalisation de l'influence égyptienne ces dix dernières années, qui restera forte mais sera sans doute moins dominante à l'avenir : les séries télévisées égyptiennes par exemple, jusqu'alors hégémoniques, sont de plus en plus remplacées par des séries syro-libanaises, voire par des séries turques doublées en arabe. Il ne faut donc pas s'appuyer trop exclusivement sur ce pays, qui n'a plus le rayonnement qui était le sien du temps des présidents Nasser et Sadate. Au contraire, la montée en puissance de la Turquie, comme acteur régional, est un phénomène extrêmement important.

Debut de section - PermalienPhoto de André Vantomme

Nous apprécions beaucoup la force de vos analyses et la franchise de vos propos détonants. Vous préconisez l'absence de conditionnalité de l'aide au développement. Pourtant, les récents événements en Tunisie ont mis à jour l'importance des prévarications, avec des fortunes colossales accumulées par les dirigeants. Dans ce contexte, conditionner notre aide peut sembler légitime.

Debut de section - Permalien
Yves Aubin de la Messuzière

Nous avons eu à l'époque des débats au sein du ministère des affaires étrangères et au niveau européen à ce sujet. Les pays du Nord de l'Europe sont très attachés à ces questions.

Sur la question des droits de l'homme, à laquelle la France est profondément attachée, il n'a pas été possible de définir de position commune au niveau des ambassadeurs, à Tunis, en raison de l'attitude de certains partenaires, comme l'Italie hostile, par exemple, à la diffusion, auprès des États membres, d'un rapport annuel sur la situation des droits de l'homme en Tunisie.

Lorsque j'étais ambassadeur en Tunisie, je ne croyais pas à l'efficacité de l'imposition de conditionnalités à l'aide au développement. Dans le « système » Ben Ali, au-delà de la répression politique, la présence, au sein du gouvernement tunisien, d'interlocuteurs privilégiés issus, pour la plupart, des grandes écoles françaises, nous offrait de réelles garanties sur le fait que les financements atteignaient vraiment leurs objectifs : formation professionnelle, remise à niveau des industries textiles ou encore accès à l'eau. Imposer des conditionnalités n'aurait pas été efficace, alors qu'avec cette aide au développement nous avons contribué à faire émerger la classe moyenne ou à améliorer la situation de l'emploi des jeunes.

J'ajoute que, lors de l'élaboration de la politique de voisinage de l'Union européenne, il a été impossible d'inscrire des actions telles que la formation à l'état de droit, la formation des magistrats : c'était des domaines impénétrables.

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Berthou

Je tiens à vous remercier, Monsieur l'ambassadeur, car vous nous avez parlé en homme libre, loin des propos convenus.

Vous avez souligné l'autolimitation des mouvements islamistes, soucieux de montrer leur volonté de dialogue, sur le modèle turc. Ceci m'amène à vous interroger sur la Turquie et ses relations avec l'Union européenne. Pensez-vous qu'en rejetant l'adhésion de la Turquie, dont vous avez souligné le rôle croissant, l'Union européenne prendrait le risque de la voir basculer dans une politique qui nous serait beaucoup moins favorable ?

Debut de section - Permalien
Yves Aubin de la Messuzière

Il y a effectivement un débat sur ce risque de dérive, si la Turquie était privée de toute perspective d'adhésion à l'Union européenne. Je constate que ce n'est pas ce qui se passe. Le fait que la Turquie soit de plus en plus présente au Proche-Orient, au Maghreb, y compris à travers de grands groupes industriels, constitue une sorte de compensation au blocage de son adhésion à l'Union européenne, mais ce rôle est plutôt positif. L'Egypte veille jalousement à ne pas être concurrencée dans son rôle dans la région, mais elle admet la présence de la Turquie, car il ne s'agit pas d'un pays arabe. Je considère également que les relations entre la Turquie et Israël, très dégradées aujourd'hui, reprendront un jour ou l'autre, car les militaires turcs y attachent une importance stratégique. La Turquie a également des relations plus étroites avec l'Iran. A titre personnel, je suis favorable à la perspective d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. La Turquie compense aujourd'hui le blocage de cette perspective par un activisme croissant aux plans politique, diplomatique, commercial et culturel.

Debut de section - PermalienPhoto de Robert Badinter

Monsieur l'Ambassadeur, je n'ai jamais entendu de constat aussi lucide et aussi sévère que le vôtre sur le caractère chaotique de la gouvernance de notre politique étrangère.

Je souhaiterais avoir des précisions sur le futur processus électoral en Tunisie. Quel sera l'enjeu de ces élections ? S'agira-t-il d'élaborer une nouvelle constitution, ou simplement d'amender le texte actuel ? Avec quels partis politiques ces élections vont-elles pouvoir se dérouler ?

Debut de section - Permalien
Yves Aubin de la Messuzière

Nous sommes dans le flou. Beaucoup souhaitaient l'élection d'une assemblée constituante et une véritable rupture. D'autres privilégient la continuité. Comme je l'ai déjà indiqué, il existe un débat sur l'avenir du RCD. En tout état de cause, il faudra modifier la constitution et la loi électorale. La loi électorale actuelle fixe des critères qui limitent considérablement le nombre de personnes pouvant concourir à l'élection présidentielle. On s'achemine plutôt vers une révision de la constitution et de la loi électorale. Il sera difficile de tenir l'échéance de la mi-juillet qui a été évoquée. En effet, s'agissant de réformes substantielles, des concertations devront être menées et elles prendront du temps, car nous sommes dans une période d'instabilité gouvernementale. En outre, le principal contre-pouvoir ne provenait pas des partis politiques, mais de l'Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT).

Debut de section - PermalienPhoto de Robert Badinter

La loi électorale influera bien évidemment sur les élections. Quelle sera l'autorité chargée de l'élaborer ? Quant les conditions de l'élection seront-elles définies ?

Debut de section - Permalien
Yves Aubin de la Messuzière

Nous ne le savons pas. Tout ceci reste flou.

Debut de section - PermalienPhoto de Josselin de Rohan

Je vous remercie à nouveau au nom de tous mes collègues. Nous avons apprécié votre franchise de ton.

Lors d'une seconde séance tenue dans l'après-midi, la commission entend Mme Sophie Pommier, consultante, chargée de cours à l'IEP de Paris, sur la situation en Egypte.

Debut de section - PermalienPhoto de Josselin de Rohan

Je suis très heureux d'accueillir Mme Sophie Pommier, qui va nous parler de la situation en Egypte, et je voudrais la remercier d'avoir accepté notre invitation.

Diplômée d'histoire et d'arabe, Mme Sophie Pommier a été chargée de mission pour l'ensemble du monde arabe au Secrétariat général de la défense nationale, entre 1993 et 1997, puis au ministère des affaires étrangères et européennes de 1997 à 2006, d'abord à la direction Afrique du Nord et Moyen-Orient, puis au Centre d'Analyse et de Prévision.

Depuis 2006, elle dirige un cabinet de consultants spécialisé sur le monde arabe. Parallèlement, elle enseigne à l'Institut d'études Politiques de Paris.

Mme Sophie Pommier a publié de très nombreux ouvrages et articles sur l'Egypte et le Moyen-Orient. En particulier, elle est l'auteur du livre « Egypte : l'envers du décor », qui est considéré comme une référence.

Nous sommes donc très désireux de connaître votre analyse sur la situation en Egypte, le plus grand pays du monde arabe.

Que pensez-vous des événements récents en Egypte ? Avec la démission d'Hosni Moubarak, assiste-t-on à une transition démocratique ou bien à une « reprise en main » par l'armée ? Faut-il croire le Conseil suprême des forces armées lorsque celui-ci affirme qu'il va organiser des élections démocratiques ? Quelle est la place et le rôle de l'armée en Egypte ? Quel est le rôle véritable des Frères musulmans et leur influence sur la société ? Existe-t-il un « péril islamiste » ? Quelle est l'influence des Etats-Unis ? Quelle peut être l'influence des événements récents sur les pays de la région, en particulier sur les relations avec Israël et le processus de paix entre Israéliens et Palestiniens ?

Debut de section - Permalien
Sophie Pommier, consultante, chargée de cours à l'IEP de Paris

Avant de vous présenter mon analyse des événements récents en Egypte, de la manière dont ils se sont déroulés et des perspectives d'avenir, je pense utile de revenir brièvement sur l'évolution de la situation ces dernières années. En effet, j'ai la conviction que la reprise en main du pouvoir par l'armée était un scénario déjà écrit depuis plusieurs mois que les événements récents en Tunisie n'ont fait qu'accélérer. Mon intervention comprendra trois points. Je présenterai d'abord la situation en Egypte et les rapports de force qui existaient au sein du pouvoir et des élites depuis 2004. Ensuite, j'évoquerai la manière dont le régime s'est efforcé de gérer cette crise. Enfin, je terminerai mon propos par un éclairage sur les perspectives et ce que l'on peut attendre de la nouvelle configuration au pouvoir actuellement.

1/ Replaçons les événements dans un contexte un peu élargi pour mieux les décrypter.

Je crois en effet utile de revenir un peu en arrière car l'Egypte a connu depuis le début des années 2000 d'importantes évolutions qui ont eu pour effet de modifier les rapports de force au sein des instances dirigeantes de ce pays.

Le régime égyptien reposait sur trois piliers : le clan présidentiel autour d'Hosni Moubarak, le parti national démocratique, parti du président, et l'armée, qui, depuis la chute du roi Farouk et l'instauration de la République en 1952, a toujours été un acteur essentiel du régime, puisque les trois présidents successifs de l'Egypte étaient issus de ses rangs.

En 2004 le régime égyptien avait lancé un ambitieux programme de réformes, sous la houlette du nouveau Premier ministre M. Ahmed Nazif, qui s'était entouré d'une équipe de ministres réformateurs, qui s'étaient employés à accélérer le processus de modernisation et de libéralisation de l'économie, initié dès les années 1970 sous la présidence d'Anouar-el Sadate, mais qui s'était essoufflé depuis, en particulier dans les années 1990.

Cette accélération du processus de modernisation et de libération de l'économie, sous les injonctions des institutions financières internationales, a porté ses fruits sur le plan macro-économique. Ainsi, avant la crise économique mondiale, l'économie égyptienne avait atteint un taux de croissance de 7,3 % en 2008. On pouvait également constater un afflux massif des investissements directs étrangers et une amélioration notable du climat des affaires.

Cependant, ces réformes économiques ont été très coûteuses sur le plan social, puisqu'elles se sont traduites par une aggravation des inégalités, une « paupérisation » des classes moyennes et une plus grande précarité, qui ont suscité un fort mécontentement des classes moyennes. Les classes les plus déshéritées ont connu une grave détérioration de leurs conditions de vie. Elles ont notamment été touchées par une forte inflation des prix des produits de première nécessité, comme l'huile ou la viande.

La grogne sociale a été attisée par la politique de communication des autorités qui mettaient en avant les bons résultats obtenus sur le plan macro-économique, ce qui a amené l'opinion publique, confrontée à des difficultés grandissantes, à en conclure que ces bénéfices ne profitaient qu'à une petite classe de privilégiés.

Dans le même temps, on a assisté à la montée en puissance du fils cadet d'Hosni Moubarak, Gamal Moubarak, et de son entourage, composé d'économistes et d'hommes d'affaires, surnommés les « Gamal boys », dont le profil était très éloigné de celui des anciennes élites du régime issues de l'armée. Ils ont été propulsés au sein des instances dirigeantes du parti et du gouvernement, ce qui a été assez mal vécu, non seulement par les caciques du régime qui ont été évincés, mais aussi par l'armée, qui déjà émettait des doutes sur la capacité de Gamal Moubarak à assurer la succession de son père et s'inquiétait de la désaffection des classes moyennes, principal soutien du régime. Gamal Moubarak et son entourage ont certes tenté de tenir un discours en faveur des classes les plus déshéritées et de mettre en oeuvre des mesures, comme la politique dite « des 1 000 villages » destinée aux 1 000 villages les plus pauvres, mais sans grand succès faute de crédibilité suffisante.

Le troisième facteur d'évolution est lié à la politique des Etats-Unis sous la présidence de George Bush. Sous l'influence des néoconservateurs qui pensaient que le terrorisme était lié au déficit de démocratie dans les pays du « Grand Moyen Orient », Washington a fait pression sur les régimes des pays arabes, à commencer par l'Egypte, leur principal allié dans la région. Le résultat a été une relative ouverture en 2004 avec l'essor d'un discours critique et d'une presse d'opposition, qui a notamment dénoncé certains scandales et mis en cause des hommes d'affaires. Les militaires ont estimé que la corruption avait atteint un seuil inquiétant...

En outre, la crainte de l'armée était que les réformateurs s'en prennent à ses intérêts, car il faut savoir que l'armée égyptienne est non seulement un acteur clé du régime politique mais qu'elle est aussi à la tête d'un véritable empire économique. Sur 1,7 milliard de dollars versés à l'Egypte chaque année par les Etats-Unis au titre de l'aide bilatérale, 1,3 milliard de dollars va à l'armée. L'armée égyptienne est un immense propriétaire terrien, elle possède un vaste parc immobilier, gère non seulement des usines d'armement mais aussi des unités de production et des entreprises à caractère civil. C'est donc en quelque sorte un Etat dans l'Etat.

Les projets des réformateurs, comme par exemple le projet de loi visant à réformer la procédure d'attribution de terrains à des fins industrielles, risquaient d'entrer en conflit à un certain moment avec les intérêts des militaires. D'autre part, certaines lois à l'étude (réforme du système de subventions, de la couverture maladie), allaient encore porter atteinte à la classe moyenne et saper davantage l'assise même du régime. Au sein de l'armée égyptienne, on réfléchissait donc depuis un certain temps déjà à différentes hypothèses visant à procéder à des changements ou à prendre ouvertement le contrôle du pouvoir, et on évoquait déjà les noms du chef des services de renseignements Omar Souleyman et du ministre de l'Aviation civile, l'ancien militaire Ahmad Chafik (devenus respectivement Vice-Président et Premier ministre après le déclenchement des troubles).

2/ Comment se sont déroulés les événements récents qui ont conduit à la chute du président Hosni Moubarak ?

La situation en Egypte est très différente de celle de la Tunisie, en particulier parce que l'armée occupe dans ce pays une place centrale, même si les événements récents en Tunisie ont servi d'accélérateur aux événements en Egypte.

Un point commun avec la Tunisie est que le mouvement populaire, lancé au départ par la jeunesse grâce aux réseaux sociaux comme « Facebook » et Internet, qui ont constitué le noyau des manifestants sur la place Tahrir du Caire, s'est focalisé sur le départ du pouvoir d'Hosni Moubarak, avec le célèbre slogan « Moubarak dégage ! », imité du « Ben Ali, dégage » des Tunisiens.

Assez rapidement, le sort d'Hosni Moubarak a paru scellé, puisque le président a annoncé qu'il renonçait à une succession héréditaire, puis qu'il déléguait son pouvoir au vice Président Omar Souleiman et au premier ministre Ahmad Chafik. Son départ effectif a pris encore plusieurs jours peut-être en raison de désaccords au sein de l'appareil militaire, peut-être aussi pour faire durer le « fusible » et ne pas répéter les erreurs de Ben Ali qui avait cédé sur tout beaucoup trop vite. Il semble qu'il y ait eu également des divergences au sein de l'armée, notamment entre l'armée d'active et les services de renseignement, sur l'attitude à adopter à l'égard des manifestants, ce qui expliquerait certaines hésitations ou incertitudes du régime.

Le régime a, en effet, recouru à différentes tactiques pour enrayer la contestation, comme la lassitude et le pourrissement, la peur du chaos, la crainte de la guerre civile, avec notamment l'envoi de nervis pour réprimer les manifestants de la place Tahrir, ou encore le recours à la théorie du complot de l'étranger, destinés à faire vibrer la fibre nationaliste.

Cette stratégie a semblé sur le point de fonctionner : une certaine lassitude se faisait sentir au sein de la population, mais le mouvement de protestation a été relayé par une forte contestation sociale. Certes celle-ci n'est pas nouvelle, puisque des mouvements sociaux s'étaient multipliés depuis 2006, avec par exemple des grèves successives de taxis, de pharmaciens ou de telle ou telle usine, mais jusqu'à présent ce mouvement était très éclaté en raison de l'absence d'organisation syndicale ou politique. En effet, le pouvoir avait entravé la création ou le fonctionnement d'organisations syndicales comme de partis politiques capables de fédérer cette contestation sociale. Quand aux Frères musulmans, ils se sont toujours tenus à l'écart de ces mouvements sociaux par crainte du désordre et parce qu'ils ne correspondaient pas à leur registre majeur de préoccupation.

La protestation politique a donc été une opportunité pour la contestation sociale, encouragée par les concessions du régime (qui a annoncé très vite des hausses de salaires et des aménagements fiscaux), et c'est en définitive la conjonction de ces deux facteurs qui a provoqué le lâchage par l'armée d'Hosni Moubarak, le régime coupant en quelque sorte son bras gangréné.

3/ Comment se présente la situation actuellement ?

Le Conseil suprême des forces armées, qui exerce aujourd'hui le pouvoir, est l'émanation de l'armée. Celle-ci a réussi à conserver sa bonne image au sein de la population, malgré son soutien au régime et sa participation à la répression ces dernières années dans le cadre de l'état d'urgence, ainsi que sa coopération étroite avec les Etats-Unis et Israël, en décalage avec le sentiment de l'opinion publique, comme l'illustre le rejet dont font l'objet au sein de la population égyptienne le traité de paix avec Israël, le blocus de Gaza, l'accord de 2005 sur la livraison de gaz égyptien à Israël ou encore la mise en place de zones industrielles sur le territoire égyptien (Qualifying Industrialized Zones - QIZ) où des usines fabriquent des produits textiles avec un pourcentage de composants israéliens, vendus ensuite aux Etats-Unis.

Comme l'a confirmé le Conseil suprême des forces armées, il paraît peu vraisemblable que l'armée égyptienne, qui entretient des liens très étroits avec les Etats-Unis et qui est avant tout soucieuse de la défense des intérêts nationaux de l'Egypte, procède à des changements majeurs en matière de politique étrangère.

La principale interrogation consiste à savoir si nous sommes aujourd'hui en présence d'une véritable transition démocratique ou bien simplement d'une reprise en main du pouvoir par l'armée, d'un coup d'état déguisé en révolution.

Pour le moment, il s'agit davantage d'une reconfiguration que d'un véritable changement de régime. En effet, l'armée concentre à présent tous les pouvoirs (elle a dissous le Parlement, suspendu la Constitution) et personne ne sait si on va vers de véritables élections libres et démocratiques ou bien si on se contentera de simples réformes cosmétiques. Ainsi, l'armée pourrait favoriser l'accession à la présidence de la République d'un civil, comme par exemple Amr Moussa, l'actuel Secrétaire général de la ligue arabe, tout en gardant l'essentiel de ses prérogatives. La révolution démocratique risque donc ce se réduire à une simple purge des réformateurs par les militaires.

La plus grande interrogation concerne la situation économique. Avec le départ des ministres technocrates réformateurs, qui étaient plutôt bien perçus par les institutions internationales et les chefs d'entreprises, l'armée va-t-elle accepter la poursuite des réformes de libéralisation et de modernisation de l'économie et donc renoncer à une part de ses prébendes ? L'Egypte va-t-elle parvenir à se moderniser ou bien faut-il s'attendre à de nouvelles contestations sociales ?

Debut de section - PermalienPhoto de Josselin de Rohan

Je vous remercie pour votre remarquable exposé.

D'après vous, quel a été le rôle exact de l'armée au cours des événements récents ? Qui a géré la transition ?

Debut de section - Permalien
Sophie Pommier, consultante, chargée de cours à l'IEP de Paris

Je pense qu'au départ le Président Hosni Moubarak privilégiait la survie du régime sur la succession dynastique, mais que, sous la pression de son épouse, il s'est laissé convaincre de transmettre le pouvoir à son fils Gamal, comme l'illustrent les amendements à la Constitution de 2007 ou les changements opérés au gouvernement et dans les hautes instances du parti. Or, l'armée avait déjà à l'automne annoncé qu'elle n'accepterait pas que Gamal Moubarak accède au pouvoir.

Dès le début des manifestations, Hosni Moubarak a annoncé qu'il renonçait à la succession en faveur de son fils, et, ensuite, mon sentiment est qu'il y a eu une lutte d'influence entre l'armée régulière et les services de renseignement, qui s'étaient beaucoup renforcés ces dernières années avec la priorité donnée à la lutte contre le terrorisme, suscitant des jalousies au sein de l'armée d'active.

En définitive, les généraux de l'armée d'active regroupés au sein du Conseil suprême des forces armées, dirigé par le général Mohamed Tantaoui, ont pris le dessus sur les services de renseignement, ont « sacrifié » le président Hosni Moubarak et marginalisé le vice président Omar Souleymane.

Debut de section - PermalienPhoto de Josselin de Rohan

L'influence du socialisme de Nasser se fait-il encore sentir sur les cadres de l'armée et peut-on dire que l'armée est à l'écoute des revendications sociales ?

Debut de section - Permalien
Sophie Pommier, consultante, chargée de cours à l'IEP de Paris

L'armée égyptienne est très opaque pour les observateurs étrangers et demeure un mystère, y compris pour les Anglo-saxons, qui entretiennent pourtant des liens étroits avec elle.

Il semblerait qu'il existe un clivage entre générations, avec une vieille garde formée sous Nasser, à l'image du général Mohamed Tantaoui, qui est un pur produit du régime puisqu'il a été ministre de la Défense depuis 1991, et une nouvelle génération d'officiers, peut être plus conscients des problèmes de la société.

La perméabilité de l'armée à l'influence des Frères musulmans, notamment chez les jeunes officiers, est aussi une source d'interrogation.

Debut de section - PermalienPhoto de Josselin de Rohan

Vous avez souligné dans votre intervention que la politique étrangère de l'Egypte, en particulier la coopération étroite avec les Etats-Unis et avec Israël, était en décalage avec le sentiment de l'opinion publique.

Dès lors, ne pensez-vous pas que l'on pourrait assister à un raidissement des relations entre l'Egypte et Israël et à un changement de politique, notamment à l'égard de la bande de Gaza et du Hamas ?

Debut de section - Permalien
Sophie Pommier, consultante, chargée de cours à l'IEP de Paris

Israël a beaucoup à perdre d'une manière générale avec les changements actuels dans le monde arabe et avec la reconfiguration politique en Egypte en particulier.

Je ne pense pas que l'on assistera à des changements majeurs de la politique étrangère égyptienne et à une remise en cause des liens étroits avec les Etats-Unis et Israël, ni à un changement d'attitude radical à l'égard de la bande de Gaza, car ce n'est pas dans l'intérêt des Égyptiens de créer une zone d'instabilité et de tensions à leurs portes et à proximité d'un point aussi stratégique que le canal de Suez. On peut toutefois s'attendre à un rééquilibrage dans la politique à l'égard des Palestiniens, avec un moindre soutien apporté à l'Autorité palestinienne, surtout si on assiste à une montée en puissance des Frères musulmans, notoirement proches du Hamas, après les élections, mais tout cela dans les limites de l'intérêt de la Nation et de la sécurité.

Il peut certes y avoir des changements dans les discours mais, sur le fond, pour les militaires égyptiens, la sauvegarde des intérêts nationaux passe avant la solidarité arabe, y compris à l'égard de la Palestine.

Toutefois, les événements récents en Egypte et en Tunisie ne seront pas sans incidence pour Israël, qui a perdu une bataille dans la guerre de la communication, car il est frappant de constater que les manifestants ont montré une très grande maîtrise de soi, tant dans leur attitude, allant jusqu'à soigner les nervis du régime venus pour les réprimer, que dans leurs discours, tout cela sans surenchère islamiste et sans slogans anti-américains ou anti-israéliens. L'image qui était véhiculée du monde arabe en a été modifiée radicalement. J'ai ainsi été très étonnée de voir un manifestant égyptien brandir un portrait de Moubarak maquillé en Hitler, image qui était jusqu'à présent impensable dans le monde arabe.

Debut de section - PermalienPhoto de André Dulait

Je voudrais faire une observation et vous poser une question. Au cours d'un déplacement en Egypte, avec notre collègue Didier Boulaud, nous avions reçu des informations concernant l'état de santé d'Hosni Moubarak, qui semblait très affaibli par la maladie. Par ailleurs, je voudrais vous interroger au sujet du retour sur la scène politique égyptienne de Mohamed El-Baradei, ancien directeur de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) et prix Nobel de la paix. Pensez vous qu'il puisse jouer un rôle important dans la période qui s'ouvre actuellement ?

Debut de section - Permalien
Sophie Pommier, consultante, chargée de cours à l'IEP de Paris

Avant le déclenchement des événements, le scénario le plus souvent évoqué concernant le pouvoir égyptien était un nouveau mandat du président Hosni Moubarak, scénario qui semblait rassurer tout le monde, mais qui était interprété comme la pire option par certains observateurs du fait du blocage de la situation politique qui en résultait, avec notamment des conséquences économiques calamiteuses.

Pour ma part, je reste très sceptique sur l'influence de Mohamed El-Baradei. Certes, il jouit d'une certaine stature internationale et il a joué un rôle dans les événements récents, notamment à l'égard de la jeunesse qu'il a contribué à politiser et en réveillant l'opposition qui tendait à l'immobilisme et s'est remobilisée. Mais il est une personnalité soit peu connue, soit mal perçue par les Egyptiens qui le considèrent souvent comme l'homme des Américains, ce qui peut sembler paradoxal au regard de son expérience à la tête de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) et de ses positions à propos du dossier du nucléaire iranien. Par ailleurs, je trouve qu'il a commis une grave faute politique en fixant un ultimatum pour le départ du président Hosni Moubarak, rendant les choses de fait plus compliquées. Son succès médiatique actuel me fait un peu penser au mouvement d'opposition Kafaia, apparu en 2004-2005, qui regroupait des libéraux, qui a eu un certain retentissement dans les médias occidentaux, mais qui s'est très vite essoufflé en raison de son incapacité à proposer une solution alternative au régime.

Debut de section - PermalienPhoto de Daniel Reiner

Nous connaissons les liens étroits qui existent entre les Etats-Unis et le régime égyptien et dans le même temps le rejet de la politique américaine au sein de la population égyptienne. Dans ce contexte, quel est votre sentiment sur le rôle qu'ont joué la diplomatie américaine et le président Barack Obama dans ces événements ?

Debut de section - Permalien
Sophie Pommier, consultante, chargée de cours à l'IEP de Paris

Les Etats-Unis ont certainement joué un rôle important dans le déroulement de ces événements, compte tenu des liens étroits qui existent entre le régime, l'armée égyptienne et les Etats-Unis. Le président Barack Obama et la diplomatie américaine ont vite compris qu'il fallait lâcher le président Hosni Moubarak, pour favoriser une transition, tout en étant assurant la stabilité de l'Egypte, leur principal allié dans la région. Ils sont certainement attachés à la survie du régime, avec les aménagements nécessaires et n'ont certainement pas envie d'un scénario trop favorable aux Frères musulmans.

A cet égard, je voudrais revenir brièvement sur le paysage politique égyptien actuel et sur la place et le rôle des Frères musulmans.

En dehors du parti du président, c'est-à-dire du Parti National Démocratique, il n'existe pas véritablement de partis véritablement représentatifs, structurés et organisés. Les petits partis de l'opposition officielle, comme le parti libéral Neo-Wafd ou le Parti Tagmmu' (national-progressiste unioniste), formé d'anciens marxistes, n'ont pas su renouveler leurs cadres dirigeants et disposent d'une faible assise populaire.

Si des élections libres étaient organisées aujourd'hui, les Frères musulmans, dont il est très difficile d'évaluer le poids réel dans l'opinion, seraient avantagés car c'est la seule force organisée, même si jusqu'à présent ils ne pouvaient pas se constituer en parti politique. Ce ne serait sans doute pas un raz de marée mais si on veut résumer la situation on pourrait dire que des élections libres ne seraient pas justes.

Les analystes estiment généralement (mais sur quelles bases ?) que les Frères musulmans recueillent entre 20 et 40 % de soutien dans l'opinion publique. Ils comptent beaucoup de représentants des professions libérales, comme des avocats ou des médecins. Ils se caractérisent par leur pragmatisme. Ils savent qu'ils suscitent des craintes au sein de l'armée comme à l'étranger. Comme ils l'ont annoncé, ils sont donc disposés à restreindre dans un premier temps leurs ambitions, en ne présentant pas de candidat à l'élection présidentielle ou en présentant des candidats dans un nombre limité de circonscriptions aux élections législatives. S'ils visent d'accéder un jour au pouvoir, ils inscrivent leur action dans le long terme. Par ailleurs, la confrérie des Frères musulmans ne représente pas une force homogène, différents courants existent en son sein même si c'est la ligne dure qui a pris les commandes aux dernières élections internes. Par ailleurs, les Frères musulmans ont été débordés ces dernières années par le mouvement salafiste, prônant un islamisme plus radical, mais qui a été paradoxalement encouragé par le régime, parce que ce mouvement s'intéressait davantage à la sphère privée qu'à l'accession au pouvoir. Aujourd'hui, le courant salafiste a gagné en influence, notamment au sein de la grande université al-Azhar. Exclure les Frères musulmans de la vie politique présenterait donc le risque d'encourager leur radicalisation et les mouvements plus extrémistes.

On avait souvent tendance en Occident à considérer le régime égyptien comme un rempart laïc contre l'islamisme mais la réalité était beaucoup plus complexe. Il faut se souvenir que c'est Anouar-el Sadate qui a fait inscrire dans la Constitution égyptienne que la Charia est la principale source d'inspiration de la loi et que le pouvoir a encouragé la réislamisation, voire joué la surenchère à la morale islamique, par exemple en orchestrant la répression des homosexuels (affaire dite du Queen Mary en 2001)ou encore , plus récemment, en autorisant en 2006 des chaînes de télévision d'inspiration salafiste.

Debut de section - PermalienPhoto de André Vantomme

Lors d'une mission en Egypte, nous avions bien perçu les principaux atouts de ce pays, qui tiennent notamment au canal de Suez et au tourisme, mais aussi ses défis, qui tiennent à sa démographie, à la situation économique et au problème de l'eau.

Je voudrais vous interroger sur l'économie de ce pays et l'aide que pourraient apporter les pays occidentaux.

Debut de section - Permalien
Sophie Pommier, consultante, chargée de cours à l'IEP de Paris

D'après le dernier recensement de la population de 2006, l'Égypte compte plus de 80 millions d'habitants, avec une proportion très importante de jeunes. Ce dernier recensement a aussi montré que la transition démographique s'était atténuée, avec un taux de natalité qui reste important et un indice de fécondité d'un peu moins de trois enfants par femme. La démographie est donc un énorme défi pour l'Egypte.

Sur le plan économique, l'Egypte dispose d'une économie de rente. C'est une économie qui repose principalement sur des ressources provenant des hydrocarbures, du tourisme, du canal de Suez, des revenus de la diaspora et de l'aide américaine. Le tissu industriel est peu développé et l'économie, peu diversifiée, ne produit que peu d'emplois. Par ailleurs, il existe une forte inadéquation entre formation et marché du travail.

Dans ce contexte, l'aide que pourra apporter la communauté internationale présente un caractère crucial pour ce pays.

Debut de section - PermalienPhoto de Marcel-Pierre Cléach

Lors d'un séjour en Egypte, j'avais pu m'entretenir avec des officiers supérieurs, des cadres subalternes et de simples militaires et j'avais été frappé par la paupérisation des hommes du rang, ce qui ne pouvait qu'encourager la perméabilité aux idées islamistes.

Par ailleurs, je voudrais vous interroger sur la place des femmes.

Debut de section - Permalien
Sophie Pommier, consultante, chargée de cours à l'IEP de Paris

Les courants islamistes qui existent actuellement dans les pays arabes sont très différents de ceux des années 1990. Ces courants ont évolué en tirant les leçons des dérives violentes, telles que la guerre civile en Algérie ou les attentats terroristes. Ainsi, en Egypte, les deux organisations islamistes responsables des attentats terroristes dans les années 1990, Gamaa Islamiya et le Djihad islamique, ont depuis annoncé qu'elles renonçaient à la violence. Pour leur part, les Frères musulmans ont renoncé à la violence dès les années 1970 et ce mouvement s'apparente davantage aujourd'hui au parti de l'AKP en Turquie qu'au modèle iranien.

En ce qui concerne la place des femmes, il est vrai que l'on assiste dans la société égyptienne à une augmentation du port du voile, mais il faut relativiser ce phénomène, car le voile est aussi un moyen pour les femmes d'accéder à l'espace public. Le nombre des femmes qui travaillent s'en est accru, un phénomène qui tient également aux difficultés socio-économiques. De la même manière, il est vrai que l'on trouve dans le métro du Caire un wagon réservé aux femmes, mais cela correspond à une revendication des femmes égyptiennes elles-mêmes. De manière générale, on constate une multiplication des espaces de sociabilité et de mixité, notamment pour les jeunes. Ainsi, dans certains cafés on peut voir des femmes, souvent voilées, côtoyer des hommes non apparentés, ce qui semblait encore inimaginable il y a quelques années.

Il faut également être prudent en ce qui concerne les relations entre la progression de l'expression religieuse et l'islamisme politique. Comme l'a très bien décrit Olivier Roy, l'omniprésence de l'islam dans la société finit par le banaliser et peut conduire paradoxalement à affaiblir l'islamisme politique.

Debut de section - PermalienPhoto de Bernadette Dupont

Comment se présentent les mouvements d'opposition ayant participé aux manifestations et que pourrions-nous faire pour apporter notre soutien à la transition démocratique ?

Debut de section - Permalien
Sophie Pommier, consultante, chargée de cours à l'IEP de Paris

La contestation a été portée par un mouvement peu organisé, formé surtout de jeunes, sans grande expérience, mais avec une forte maitrise de soi et utilisant efficacement Internet et les réseaux sociaux comme Facebook ou You tube.

Ce mouvement est uni dans son rejet du régime d'Hosni Moubarak mais pas forcément très avancé ni très uni en ce qui concerne les solutions alternatives.

Afin de parvenir à une véritable transition démocratique et des élections libres, il est donc essentiel d'établir des partis politiques, structurés et organisés (si possible pas trop nombreux comme cela semble malheureusement s'annoncer), et c'est là que les pays occidentaux ont à mes yeux un rôle important à jouer. Pourquoi ne pas utiliser par exemple le programme en faveur des personnalités d'avenir du ministère des affaires étrangères et européennes pour nouer des relations avec certaines personnalités de l'opposition et leur apporter notre soutien pour structurer leur mouvement ?

Dans cette attente, l'exercice du pouvoir par l'armée était peut être la solution la meilleure mais il ne faudrait pas que cette situation se prolonge indéfiniment ou qu'elle débouche sur le maintien en place de l'ancien régime avec un nouveau visage.

Quelle devrait être l'attitude des pays occidentaux ?

Le plus important est de faire preuve de constance et de cohérence et de ne pas relâcher l'attention, surtout avec les mouvements dans les autres pays arabes.

Ces dernières années, les diplomaties occidentales n'ont pas réellement fait preuve d'une très grande constance et se sont plutôt illustrées par leur silence, par exemple lors des amendements à la Constitution en 2007 ou des élections de 2010.

Or, pour être efficace, il faut une certaine constance dans notre action.

Debut de section - PermalienPhoto de Bernadette Dupont

Quelle peut être l'influence de la situation en Egypte dans les autres pays de la région et en particulier à l'égard de la bande de Gaza et du processus de paix israélo-palestinien ?

Debut de section - Permalien
Sophie Pommier, consultante, chargée de cours à l'IEP de Paris

Même si elle a perdu de son influence ces dernières années, l'Egypte demeure une référence pour les pays arabes. Toutefois, chaque pays présente des spécificités. Ainsi, l'Egypte n'est pas la Tunisie en raison de la place de l'armée.

On observe déjà une certaine influence des événements en Egypte sur plusieurs pays fragiles de la région, comme la Libye, où on voit mal comment le régime actuel pourrait survivre à Kadhafi, ou le Yémen, où le pouvoir central, qui n'a jamais réussi à s'imposer face aux tribus sur l'ensemble du territoire est confronté à des contestations très graves au nord et au sud , sans parler des activités d' Al Quaida qui s'est repliée sur ce pays après la répression du mouvement en Arabie Saoudite après les attentats de 2003.

Debut de section - PermalienPhoto de Josselin de Rohan

Ayant eu l'occasion de négocier des accords maritimes avec la Libye au cours de ma vie professionnelle, j'avais été surpris de constater la présence d'intermédiaires égyptiens parmi mes interlocuteurs. Il semblerait que des liens très étroits existent entre les deux pays. Il semble difficile d'imaginer que les événements récents en Libye ne soient pas suivis avec inquiétude par l'armée égyptienne, qui cherche à éviter à tout prix l'ouverture d'un second front à l'ouest du pays.

Debut de section - Permalien
Sophie Pommier, consultante, chargée de cours à l'IEP de Paris

Il existe, en effet, des relations étroites entre la Libye et l'Egypte, notamment sur le plan économique. Ainsi, on compte un million de travailleurs égyptiens en Libye.

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Berthou

L'Egypte dispose-t-elle d'un tissu industriel ? Qu'en est-il de l'énergie ?

Debut de section - Permalien
Sophie Pommier, consultante, chargée de cours à l'IEP de Paris

L'économie égyptienne est une économie de rente qui repose principalement sur les cinq types de ressources que j'ai déjà évoquées : tourisme, du canal de Suez, des transferts des expatriés, hydrocarbures et l'aide américaine. Il existe certes quelques secteurs performants et présents à l'international comme le bâtiment ou la téléphonie, mais de manière générale le pays est très faiblement industrialisé et l'économie est peu diversifiée.

Concernant l'énergie, l'Egypte est un pays producteur de pétrole, en assez faible quantité, et surtout de gaz mais elle importe ses produits raffinés (diesel, mazout).

Debut de section - Permalien
Sophie Pommier, consultante, chargée de cours à l'IEP de Paris

Le nombre exact de coptes au sein de la population est un sujet controversé. On estime qu'ils représentent environ 10 % de la population, soit entre 6 et 8 millions sur 80 millions d'habitants. Les relations entre les coptes et les musulmans sont un baromètre du climat général et les tensions ne sont pas nouvelles : au moment de la vague terroriste dans les années 1990, les agressions de coptes et affrontements inter confessionnels étaient fréquents en Haute-Egypte. Le point de départ des litiges, qui peuvent dégénérer, sont souvent liés aux lieux de culte ou aux conversions. Avec la progression de l'Islam dans la société, la situation des coptes s'est incontestablement dégradée. Ils se sont sentis menacés. La discrimination est réelle. Ainsi, les coptes sont faiblement représentés au niveau politique et au sein de l'armée. Parallèlement, les coptes ont été touchés, comme la plupart des Egyptiens, par une paupérisation croissante. Cette conjoncture défavorable explique une augmentation du nombre de départs à l'étranger au sein de cette communauté. Il existe aussi certaines tensions entre la base et la hiérarchie de l'Eglise, qui est très conservatrice, par exemple à propos du divorce, qui est interdit par les autorités religieuses, à la différence de la religion musulmane, qui reconnaît le droit au divorce non seulement aux hommes mais aussi aux femmes depuis 2001. On peut toutefois souligner que les coptes et les musulmans ont été unis lors des manifestations contre le président Moubarak.

Debut de section - PermalienPhoto de Josselin de Rohan

Que reste-t-il de l'influence française dans ce pays et quelle appréciation portez-vous sur notre diplomatie ?

Debut de section - Permalien
Sophie Pommier, consultante, chargée de cours à l'IEP de Paris

Alors que le président Jacques Chirac jouissait d'une très grande popularité dans le monde arabe, il est vrai qu'il n'en va pas de même de l'actuel Président de la République. Par ailleurs, certains propos, comme ceux prononcés en janvier dernier, après les attentats terroristes commis devant l'église d'Alexandrie lors des festivités du Nouvel an, ont pu être assez mal perçus. De manière générale, la France n'a pas particulièrement brillé par son action.

Josselin de Rohan est nommé rapporteur de la proposition de loi n° 194 (2010-2011) présentée par M. Michel Boutant et Mme Joëlle Garriaud-Maylam, tendant à faciliter l'utilisation des réserves militaires et civiles en cas de crise majeure ;

Raymond Couderc est nommé rapporteur du projet de loi n° 3136 (AN - 13è législature), en cours d'examen à l'Assemblée nationale, autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de Géorgie relatif à la coopération en matière de sécurité intérieure ;

Christian Poncelet est nommé rapporteur du projet de loi n° 3137 (AN - 13è législature), en cours d'examen à l'Assemblée nationale, autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République socialiste du Vietnam relatif à la coopération en matière de sécurité intérieure ;

Didier Boulaud est nommé rapporteur du projet de loi n° 3138 (AN - 13è législature), en cours d'examen à l'Assemblée nationale, autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le conseil des ministres de Bosnie-Herzégovine relatif à la coopération en matière de sécurité intérieure ;

René Beaumont est nommé rapporteur du projet de loi n° 3139 (AN - 13è législature), en cours d'examen à l'Assemblée nationale, autorisant l'approbation du protocole additionnel à l'accord de partenariat et de coopération entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République fédérative du Brésil, relatif à la création d'un Centre de coopération policière.