Intervention de Sophie Pommier

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 16 février 2011 : 1ère réunion
Situation en égypte — Audition de Mme Sophie Pommier consultante chargée de cours à l'iep de paris

Sophie Pommier, consultante, chargée de cours à l'IEP de Paris :

Avant de vous présenter mon analyse des événements récents en Egypte, de la manière dont ils se sont déroulés et des perspectives d'avenir, je pense utile de revenir brièvement sur l'évolution de la situation ces dernières années. En effet, j'ai la conviction que la reprise en main du pouvoir par l'armée était un scénario déjà écrit depuis plusieurs mois que les événements récents en Tunisie n'ont fait qu'accélérer. Mon intervention comprendra trois points. Je présenterai d'abord la situation en Egypte et les rapports de force qui existaient au sein du pouvoir et des élites depuis 2004. Ensuite, j'évoquerai la manière dont le régime s'est efforcé de gérer cette crise. Enfin, je terminerai mon propos par un éclairage sur les perspectives et ce que l'on peut attendre de la nouvelle configuration au pouvoir actuellement.

1/ Replaçons les événements dans un contexte un peu élargi pour mieux les décrypter.

Je crois en effet utile de revenir un peu en arrière car l'Egypte a connu depuis le début des années 2000 d'importantes évolutions qui ont eu pour effet de modifier les rapports de force au sein des instances dirigeantes de ce pays.

Le régime égyptien reposait sur trois piliers : le clan présidentiel autour d'Hosni Moubarak, le parti national démocratique, parti du président, et l'armée, qui, depuis la chute du roi Farouk et l'instauration de la République en 1952, a toujours été un acteur essentiel du régime, puisque les trois présidents successifs de l'Egypte étaient issus de ses rangs.

En 2004 le régime égyptien avait lancé un ambitieux programme de réformes, sous la houlette du nouveau Premier ministre M. Ahmed Nazif, qui s'était entouré d'une équipe de ministres réformateurs, qui s'étaient employés à accélérer le processus de modernisation et de libéralisation de l'économie, initié dès les années 1970 sous la présidence d'Anouar-el Sadate, mais qui s'était essoufflé depuis, en particulier dans les années 1990.

Cette accélération du processus de modernisation et de libération de l'économie, sous les injonctions des institutions financières internationales, a porté ses fruits sur le plan macro-économique. Ainsi, avant la crise économique mondiale, l'économie égyptienne avait atteint un taux de croissance de 7,3 % en 2008. On pouvait également constater un afflux massif des investissements directs étrangers et une amélioration notable du climat des affaires.

Cependant, ces réformes économiques ont été très coûteuses sur le plan social, puisqu'elles se sont traduites par une aggravation des inégalités, une « paupérisation » des classes moyennes et une plus grande précarité, qui ont suscité un fort mécontentement des classes moyennes. Les classes les plus déshéritées ont connu une grave détérioration de leurs conditions de vie. Elles ont notamment été touchées par une forte inflation des prix des produits de première nécessité, comme l'huile ou la viande.

La grogne sociale a été attisée par la politique de communication des autorités qui mettaient en avant les bons résultats obtenus sur le plan macro-économique, ce qui a amené l'opinion publique, confrontée à des difficultés grandissantes, à en conclure que ces bénéfices ne profitaient qu'à une petite classe de privilégiés.

Dans le même temps, on a assisté à la montée en puissance du fils cadet d'Hosni Moubarak, Gamal Moubarak, et de son entourage, composé d'économistes et d'hommes d'affaires, surnommés les « Gamal boys », dont le profil était très éloigné de celui des anciennes élites du régime issues de l'armée. Ils ont été propulsés au sein des instances dirigeantes du parti et du gouvernement, ce qui a été assez mal vécu, non seulement par les caciques du régime qui ont été évincés, mais aussi par l'armée, qui déjà émettait des doutes sur la capacité de Gamal Moubarak à assurer la succession de son père et s'inquiétait de la désaffection des classes moyennes, principal soutien du régime. Gamal Moubarak et son entourage ont certes tenté de tenir un discours en faveur des classes les plus déshéritées et de mettre en oeuvre des mesures, comme la politique dite « des 1 000 villages » destinée aux 1 000 villages les plus pauvres, mais sans grand succès faute de crédibilité suffisante.

Le troisième facteur d'évolution est lié à la politique des Etats-Unis sous la présidence de George Bush. Sous l'influence des néoconservateurs qui pensaient que le terrorisme était lié au déficit de démocratie dans les pays du « Grand Moyen Orient », Washington a fait pression sur les régimes des pays arabes, à commencer par l'Egypte, leur principal allié dans la région. Le résultat a été une relative ouverture en 2004 avec l'essor d'un discours critique et d'une presse d'opposition, qui a notamment dénoncé certains scandales et mis en cause des hommes d'affaires. Les militaires ont estimé que la corruption avait atteint un seuil inquiétant...

En outre, la crainte de l'armée était que les réformateurs s'en prennent à ses intérêts, car il faut savoir que l'armée égyptienne est non seulement un acteur clé du régime politique mais qu'elle est aussi à la tête d'un véritable empire économique. Sur 1,7 milliard de dollars versés à l'Egypte chaque année par les Etats-Unis au titre de l'aide bilatérale, 1,3 milliard de dollars va à l'armée. L'armée égyptienne est un immense propriétaire terrien, elle possède un vaste parc immobilier, gère non seulement des usines d'armement mais aussi des unités de production et des entreprises à caractère civil. C'est donc en quelque sorte un Etat dans l'Etat.

Les projets des réformateurs, comme par exemple le projet de loi visant à réformer la procédure d'attribution de terrains à des fins industrielles, risquaient d'entrer en conflit à un certain moment avec les intérêts des militaires. D'autre part, certaines lois à l'étude (réforme du système de subventions, de la couverture maladie), allaient encore porter atteinte à la classe moyenne et saper davantage l'assise même du régime. Au sein de l'armée égyptienne, on réfléchissait donc depuis un certain temps déjà à différentes hypothèses visant à procéder à des changements ou à prendre ouvertement le contrôle du pouvoir, et on évoquait déjà les noms du chef des services de renseignements Omar Souleyman et du ministre de l'Aviation civile, l'ancien militaire Ahmad Chafik (devenus respectivement Vice-Président et Premier ministre après le déclenchement des troubles).

2/ Comment se sont déroulés les événements récents qui ont conduit à la chute du président Hosni Moubarak ?

La situation en Egypte est très différente de celle de la Tunisie, en particulier parce que l'armée occupe dans ce pays une place centrale, même si les événements récents en Tunisie ont servi d'accélérateur aux événements en Egypte.

Un point commun avec la Tunisie est que le mouvement populaire, lancé au départ par la jeunesse grâce aux réseaux sociaux comme « Facebook » et Internet, qui ont constitué le noyau des manifestants sur la place Tahrir du Caire, s'est focalisé sur le départ du pouvoir d'Hosni Moubarak, avec le célèbre slogan « Moubarak dégage ! », imité du « Ben Ali, dégage » des Tunisiens.

Assez rapidement, le sort d'Hosni Moubarak a paru scellé, puisque le président a annoncé qu'il renonçait à une succession héréditaire, puis qu'il déléguait son pouvoir au vice Président Omar Souleiman et au premier ministre Ahmad Chafik. Son départ effectif a pris encore plusieurs jours peut-être en raison de désaccords au sein de l'appareil militaire, peut-être aussi pour faire durer le « fusible » et ne pas répéter les erreurs de Ben Ali qui avait cédé sur tout beaucoup trop vite. Il semble qu'il y ait eu également des divergences au sein de l'armée, notamment entre l'armée d'active et les services de renseignement, sur l'attitude à adopter à l'égard des manifestants, ce qui expliquerait certaines hésitations ou incertitudes du régime.

Le régime a, en effet, recouru à différentes tactiques pour enrayer la contestation, comme la lassitude et le pourrissement, la peur du chaos, la crainte de la guerre civile, avec notamment l'envoi de nervis pour réprimer les manifestants de la place Tahrir, ou encore le recours à la théorie du complot de l'étranger, destinés à faire vibrer la fibre nationaliste.

Cette stratégie a semblé sur le point de fonctionner : une certaine lassitude se faisait sentir au sein de la population, mais le mouvement de protestation a été relayé par une forte contestation sociale. Certes celle-ci n'est pas nouvelle, puisque des mouvements sociaux s'étaient multipliés depuis 2006, avec par exemple des grèves successives de taxis, de pharmaciens ou de telle ou telle usine, mais jusqu'à présent ce mouvement était très éclaté en raison de l'absence d'organisation syndicale ou politique. En effet, le pouvoir avait entravé la création ou le fonctionnement d'organisations syndicales comme de partis politiques capables de fédérer cette contestation sociale. Quand aux Frères musulmans, ils se sont toujours tenus à l'écart de ces mouvements sociaux par crainte du désordre et parce qu'ils ne correspondaient pas à leur registre majeur de préoccupation.

La protestation politique a donc été une opportunité pour la contestation sociale, encouragée par les concessions du régime (qui a annoncé très vite des hausses de salaires et des aménagements fiscaux), et c'est en définitive la conjonction de ces deux facteurs qui a provoqué le lâchage par l'armée d'Hosni Moubarak, le régime coupant en quelque sorte son bras gangréné.

3/ Comment se présente la situation actuellement ?

Le Conseil suprême des forces armées, qui exerce aujourd'hui le pouvoir, est l'émanation de l'armée. Celle-ci a réussi à conserver sa bonne image au sein de la population, malgré son soutien au régime et sa participation à la répression ces dernières années dans le cadre de l'état d'urgence, ainsi que sa coopération étroite avec les Etats-Unis et Israël, en décalage avec le sentiment de l'opinion publique, comme l'illustre le rejet dont font l'objet au sein de la population égyptienne le traité de paix avec Israël, le blocus de Gaza, l'accord de 2005 sur la livraison de gaz égyptien à Israël ou encore la mise en place de zones industrielles sur le territoire égyptien (Qualifying Industrialized Zones - QIZ) où des usines fabriquent des produits textiles avec un pourcentage de composants israéliens, vendus ensuite aux Etats-Unis.

Comme l'a confirmé le Conseil suprême des forces armées, il paraît peu vraisemblable que l'armée égyptienne, qui entretient des liens très étroits avec les Etats-Unis et qui est avant tout soucieuse de la défense des intérêts nationaux de l'Egypte, procède à des changements majeurs en matière de politique étrangère.

La principale interrogation consiste à savoir si nous sommes aujourd'hui en présence d'une véritable transition démocratique ou bien simplement d'une reprise en main du pouvoir par l'armée, d'un coup d'état déguisé en révolution.

Pour le moment, il s'agit davantage d'une reconfiguration que d'un véritable changement de régime. En effet, l'armée concentre à présent tous les pouvoirs (elle a dissous le Parlement, suspendu la Constitution) et personne ne sait si on va vers de véritables élections libres et démocratiques ou bien si on se contentera de simples réformes cosmétiques. Ainsi, l'armée pourrait favoriser l'accession à la présidence de la République d'un civil, comme par exemple Amr Moussa, l'actuel Secrétaire général de la ligue arabe, tout en gardant l'essentiel de ses prérogatives. La révolution démocratique risque donc ce se réduire à une simple purge des réformateurs par les militaires.

La plus grande interrogation concerne la situation économique. Avec le départ des ministres technocrates réformateurs, qui étaient plutôt bien perçus par les institutions internationales et les chefs d'entreprises, l'armée va-t-elle accepter la poursuite des réformes de libéralisation et de modernisation de l'économie et donc renoncer à une part de ses prébendes ? L'Egypte va-t-elle parvenir à se moderniser ou bien faut-il s'attendre à de nouvelles contestations sociales ?

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