Je tiens tout d'abord à remercier vivement l'ensemble des membres du groupe de travail, Mme Odette Herviaux, MM. Louis Nègre, René Vestri, Jean-Claude Merceron, Robert Navarro, et Gérard Le Cam, pour leur implication et l'excellent esprit de collaboration qui a conduit nos travaux.
Notre groupe de travail s'était fixé trois objectifs : examiner l'application de la loi de 2008, un texte que je connais bien pour en avoir été le rapporteur ; étudier la situation de certains grands compétiteurs de nos ports, au Nord comme au Sud de l'Europe ; proposer des mesures utiles à la relance de nos ports maritimes, à la lumière des enseignements tirés des ports étrangers.
Pour ce faire, nous avons compulsé les décrets d'application de la loi, et auditionné des représentants du ministère, des armateurs, des manutentionnaires, ainsi que les syndicats. Nous nous sommes déplacés à Marseille, à Sète, au Havre, à Nantes/Saint-Nazaire, à Dunkerque, à Rouen - nous nous sommes également rendus à Hambourg, à Rotterdam, à Tanger et à Algesiras.
Pourquoi parler de déclin des ports français ?
Le port de Marseille, premier port de France, premier port de la Méditerranée, n'occupe plus que le cinquième rang des ports d'Europe pour son trafic global et il ne figure qu'à la 13ème place européenne pour le trafic de conteneurs. Le port du Havre, premier port français pour les conteneurs, n'arrive qu'en 8ème place européenne sur ce segment d'activité, loin derrière les grands ports d'Europe du Nord puisque, par le nombre de conteneurs, il ne fait que le quart d'Anvers ou d'Hambourg, et le cinquième de Rotterdam. En activité totale, le port de Rotterdam, champion européen avec 430 millions de tonnes, fait presque le double de l'ensemble de nos sept grands ports maritimes : c'est dire combien nos ports passent pour secondaires à l'échelle du continent ! Et c'est dans ce contexte que le port d'Anvers serait devenu « le premier port français » pour le nombre de conteneurs à destination de l'Hexagone...
Ce déclin est inacceptable car la France dispose d'atouts remarquables. Elle possède la plus grande zone économique maritime au monde avec les États-Unis, quatre façades maritimes exceptionnelles, le plus long linéaire côtier d'Europe, des accès nautiques aisés, une position géographique et donc stratégique des ports de Marseille et du Havre sans équivalent à l'étranger.
La loi du 4 juillet 2008 avait précisément pour but de relancer les ports à travers deux grands objectifs.
Premier objectif : unifier la chaîne de commandement pour la manutention et mettre fin à la séparation entre la manutention dite verticale, assurée par les portiqueurs et les grutiers pour charger et décharger les navires, et qui étaient des salariés des établissements publics portuaires, et la manutention dite horizontale, assurée par les dockers, qui sont des salariés des entreprises de manutention. Pour unifier la chaîne de commandement, il fallait vendre tous les outillages portuaires aux entreprises de manutention et transférer les quelque 1000 salariés du public vers les entreprises de manutention.
Deuxième objectif : moderniser la gouvernance des ports, en créant notamment un directoire, un conseil de surveillance et un conseil de développement.
La loi de 2008 était ciblée, attendue, moderne et pragmatique. Ciblée, car elle ne visait que les sept ports autonomes, devenus grands ports maritimes, et pas les ports décentralisés, ni les ports fluviaux. Attendue, parce que le secteur n'avait pas connu de réforme depuis 1992 concernant les dockers. Moderne, puisqu'elle unifiait justement la chaine de commandement de la manutention. Et pragmatique, en donnant la priorité à la négociation avec les entreprises pour la vente des outillages et avec les syndicats pour le transfert des personnels.
Quel bilan tirer de l'application de la loi ?
Schématiquement, le Gouvernement a pris rapidement les décrets d'application de la loi, ce qui n'est pas courant ! Il a modifié avec célérité la gouvernance des ports. Il a également organisé avec diligence la vente des outillages, près de 80 grues, portiques et autres machines, mais il a fallu négocier des prix raisonnables avec les entreprises confrontées à une grave crise économique, sans brader les prix, grâce au contrôle d'une commission spéciale.
Les difficultés se sont concentrées sur les négociations relatives au transfert du personnel. Un accord cadre avait été conclu en octobre 2008, et il devait être décliné port par port pour régler les conventions de détachement de chaque salarié. Mais les négociations ont été très tendues, à cause des doutes sur la participation financière de l'État au dispositif et de la réforme des retraites qui s'est déroulée en parallèle. Le syndicat majoritaire, la CGT, a exigé que les négociations soient globales, et qu'elles portent sur la nouvelle convention collective unifiée, sur les accords de pénibilité et sur les accords locaux de détachement. Finalement, tous ces accords et la convention collective ont été signés le même jour, le 15 avril 2011. Les transferts des personnels ont été effectifs au plus tard le 11 juin 2011, conformément au délai fixé par la loi, soit deux ans après la signature du projet stratégique de chaque port.
La loi votée il y a trois ans n'est donc effective que depuis un mois seulement. Il faudra des mois voire des années pour en ressentir tous les bienfaits. Mais doit-on pour autant considérer que cette loi, aussi importante soit-elle, suffira à relancer nos ports ?
Non, car les causes du déclin des ports français que nous avions identifiées en 2008 restent malheureusement d'actualité. L'ensemble des membres du groupe de travail a la conviction qu'il n'existe pas une seule raison au déclin de nos ports, mais au moins quatre.
Première raison : la faiblesse de l'État stratège. Le groupe de travail fait cinq reproches à l'État : il n'a pas mis en oeuvre de politique ambitieuse d'investissements portuaires ; il s'est désengagé des ses obligations financières pour l'entretien des accès maritimes des ports ; il n'a pas allégé sa tutelle depuis 2008 ; il n'a toujours pas défini sa politique de dividendes et surtout, il a failli dans l'organisation des dessertes des ports pour irriguer efficacement leur hinterland.
Deuxième raison : Le manque de fiabilité des ports.
Ce problème est bien connu et ne doit pas être occulté. Mais il faut également le nuancer. Les grèves ont essentiellement concerné les portiqueurs et les grutiers, dont la situation n'avait pas été prise en compte par la réforme de 1992 et qui allaient donc être « transférés » vers le privé, conformément à la loi de 2008, laquelle respectait l'esprit d'une directive européenne. Ensuite, depuis 1994, les dockers du Havre n'ont jamais fait grève pour des revendications locales. A Marseille en revanche, où la réforme de 1992 n'a pas trouvé sa pleine application, la loi de 2008 a été suivie de conflits sociaux importants, avec des grèves à répétition entraînant le blocage du port. Ces conflits ont eu des conséquences économiques graves et ils ont durablement entamé la confiance des armateurs et des investisseurs dans la place de Marseille. De fait, les investisseurs ne s'engagent que s'ils peuvent compter sur le fonctionnement régulier et pérenne du port, les armateurs choisissent leur port d'attache seulement s'ils peuvent compter sur un temps d'escale rapide et sur quatre facteurs qui font la qualité du port : sa régularité, sa fiabilité, son efficacité et sa compétitivité. Ceci étant, je me dois de signaler que les syndicats que nous avons rencontrés paraissent dans un état d'esprit ouvert, responsable et constructif, et qu'ils souhaitent vivement être davantage associés à la vie de l'entité portuaire.
Troisième raison : un manque d'ancrage sur les territoires. La nouvelle gouvernance était censée donner plus d'autonomie de décision. Manifestement, il n'en est rien dans la réalité et aucun projet important ne peut être engagé sans l'aval de l'État. Le statut des ports a changé mais leur fonctionnement reste très sensiblement ce qu'il était avant la réforme. Le président du directoire, nommé par décret, dépend directement de l'État. En témoigne la prudence affichée par les projets stratégiques qui ont été adoptés et qui contrastent avec le volontarisme affiché par les responsables des ports étrangers du Nord et du Sud de l'Europe dans leurs investissements programmés ou déjà engagés. Dans les dix prochaines années, Anvers compte passer de 8 à 15 millions d'équivalent vingt-pieds (EVP), l'unité pour les conteneurs, quand Marseille et Le Havre visent chacun l'objectif de 5 millions : à ce rythme, Anvers continuera en 2020 à traiter plus de conteneurs que l'ensemble de nos sept grands ports maritimes !
Quatrième et dernière raison : la concurrence est faussée sur les places portuaires. Cette situation est méconnue, mais l'Autorité de la concurrence a récemment condamné des entreprises de manutention portuaire et des autorités portuaires pour entorse à la libre concurrence. Du reste, la Commission européenne vient d'ouvrir une enquête sur de possibles ententes illicites entre armateurs européens, dans sept pays de l'Union.
Comme vous le voyez, les causes du déclin des ports sont nombreuses. Les forces d'inertie existent à tous les niveaux et il revient au pouvoir politique de prendre les mesures volontaristes pour relancer les ports.
C'est pourquoi le groupe de travail s'est rendu à l'étranger pour prendre le pouls de la compétition internationale. Nous en avons tiré trois grands enseignements.
Premier enseignement : les autorités portuaires ont adopté une gouvernance entrepreneuriale, placée sous le contrôle des pouvoirs locaux plutôt que nationaux, même lorsque, comme en Espagne, l'État est propriétaire des ports. En 2004, la ville de Rotterdam qui gérait le port en régie a créé une société de droit privé à laquelle elle a confié la gestion du port. A Hambourg, l'établissement portuaire est public et il est rattaché à la ville État de Hambourg sans que le Gouvernement fédéral ait son mot à dire.
Deuxième enseignement : l'heure est aux investissements à grande échelle et à l'aménagement du territoire au service d'une économie maritime forte. A Rotterdam les investissements s'élèvent à trois milliards d'euros pour le projet Maasvlakte 2, une extension portuaire de 20 km2 sur la mer, avec des terminaux à conteneurs ultramodernes mais aussi une zone industrielle « propre ». Tanger Med a également mobilisé trois milliards d'euros pour son développement en créant de toutes pièces une plateforme portuaire ouverte en 2007 et qui rivalise déjà en capacité avec Le Havre, notre champion national. Les projets portuaires d'Hambourg s'élèvent à un milliard d'euros d'ici 2016. Les grands ports européens sont en compétition pour devenir les « hubs » des plus grandes compagnies d'armateurs. Et dans cette compétition, les ports concurrents sont aidés par des politiques publiques volontaristes au service d'une économie maritime forte. Les ports concurrents investissent bien au-delà de leur circonscription portuaire, en particulier dans la logistique, et ils peuvent compter sur un aménagement du territoire cohérent avec leur développement. Au Nord comme au Sud, les ports sont considérés comme des pivots du développement économique, pourvoyeurs d'emplois, mais également comme les outils principaux d'un développement économique désormais plus respectueux de l'environnement.
Troisième enseignement : les ports concurrents offrent des services complets et intégrés, du transbordement à la desserte rapide vers l'arrière-pays, avec des équipes commerciales particulièrement importantes. Il existe schématiquement deux modèles en Europe pour la manutention. Soit les ports ont joué la carte de la concurrence pour attirer les grands manutentionnaires mondiaux comme Rotterdam a su le faire avec la société ECT, qui traite aujourd'hui 7 millions de conteneurs par an. Soit les autorités publiques ont créé des sociétés privées à capitaux publics pour assurer la manutention des conteneurs. Ce deuxième choix a été mis en oeuvre par la ville d'Hambourg à travers la société HHLA qui manipule plus des deux tiers des conteneurs dans le port hanséatique. Les ports étrangers ont également automatisé la manutention des conteneurs, développé de puissantes plateformes logistiques et multimodales et ils mènent des stratégies commerciales conquérantes sans commune mesure avec celles mises en oeuvre en France.
J'en viens maintenant aux quinze propositions du groupe de travail, qui s'articulent autour de quatre grands axes.
Le premier axe consiste à élaborer une stratégie nationale pour nos ports, qui donne la priorité aux collectivités territoriales.
Ma première proposition consiste à modifier la gouvernance des ports par une réforme à deux étages, qui donne la priorité aux collectivités territoriales.
Premier étage : le mouvement de décentralisation des ports amorcé par la loi du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales, qui ne concernait que les ports d'intérêt national, doit se poursuivre et s'étendre aux grands ports maritimes. La nouvelle autorité portuaire pourrait être un établissement portuaire local ou un syndicat mixte, selon le choix des collectivités territoriales, qui pourrait différer pour chacun des sept ports. Cette autorité serait constituée d'un conseil de surveillance dont les membres représenteraient l'ensemble des collectivités territoriales et les acteurs économiques du bassin pertinent du port : région, département, structures intercommunales et autres collectivités intéressées. Le directeur du port serait nommé par le conseil de surveillance pour réaliser le plan stratégique et serait donc responsable devant lui.
Comme pour les ports d'intérêt national, le transfert des grands ports se ferait dans les conditions suivantes : la compensation financière de l'État serait calculée sur la moyenne des trois dernières années pour le volet fonctionnement, et des dix dernières années pour le volet investissement et elle serait indexée sur la dotation globale de décentralisation ; l'État conserverait la mission de police portuaire (sécurité et sûreté) mais aussi celle de coordination entre les ports ; la nouvelle entité portuaire gestionnaire aurait pleine compétence sur la stratégie de développement, sur la maîtrise d'ouvrage des travaux et sur le financement.
Quant au second étage du changement de gouvernance, il consiste à créer des conseils de coordination portuaire élargis et aux pouvoirs renforcés, qui engloberaient les grands ports maritimes décentralisés, les ports fluviaux pertinents mais aussi les ports secondaires, ce qui est une nouveauté par rapport au droit en vigueur. La mission de ces conseils élargis serait double : fixer les grandes orientations stratégiques portuaires, et coordonner les investissements entre les ports. Pour ce faire, il est nécessaire que la gouvernance de ces conseils soit la plus large possible, en incluant toute les régions et les collectivités concernées.
L'État aurait sa place dans les grands ports décentralisés et dans les conseils de coordination élargis, mais il n'aurait plus la majorité des voix.
Deuxième proposition : il faut encourager les investissements portuaires en créant des sociétés de développement local pour que les collectivités territoriales tirent un avantage financier de leur participation aux projets des ports. Aujourd'hui, ces participations sont pour ainsi dire à fonds perdu à travers les subventions publiques, ce qui ne les incite pas à s'intéresser au développement des ports.
Troisième proposition : il convient d'élaborer une stratégie nationale de coordination portuaire cohérente avec le schéma national des infrastructures de transport (SNIT). L'Allemagne a fixé en 2008 une « feuille de route » et des objectifs clairs à ses ports et nous devons suivre cet exemple pour nos ports.
Le deuxième axe vise à donner à l'État un rôle de coordonnateur et de facilitateur.
Notre quatrième proposition consiste à donner aux ports la maîtrise de leur politique foncière à travers un schéma d'aménagement stratégique. Le développement économique des ports doit avoir la même priorité que la protection de la biodiversité. Or, aujourd'hui le classement Natura 2000 bloque le développement des ports. Au nom de l'environnement, on empêche le développement des ports qui sont pourtant des pièces maîtresses pour le développement durable de notre économie tout entière. Il faut simplifier nos procédures et engager chaque bassin portuaire à élaborer son schéma d'aménagement en classant mieux les zones réservées à l'activité économique, et celles dédiées à la protection de la nature.
Cinquième proposition : le recours aux procédures dérogatoires doit être encouragé pour réaliser les projets des ports, de Réseau Ferré de France (RFF) et Voies navigables de France (VNF). Je pense notamment à la procédure des projets d'intérêt général qui a été retenue dans le cadre de la loi sur le Grand Paris.
Sixième proposition : il faut modifier la réglementation des affaires maritimes pour permettre la desserte de Port 2000 au Havre par des barges fluviales. Nos règles sont trop complexes, plus sévères qu'en Belgique et elles pénalisent notre transport fluvial. Le capitaine d'une même barge doit changer selon qu'elle navigue en zone fluviale ou maritime : c'est une source de retard, de coûts supplémentaires, il faut harmoniser !
Septième proposition : les efforts de modernisation et de communication des services douaniers doivent se poursuivre. D'importants efforts ont été réalisés depuis 2007, notamment en matière de régime de la TVA à l'import. La douane a introduit un nouveau régime, plus avantageux même que celui de nos voisins pour la trésorerie des entreprises, mais il est méconnu des entreprises.
Huitième proposition : le développement des entreprises de manutention et des zones logistiques doit être encouragé, notamment par la création de zones franches douanières. Il n'en existe qu'une à Bordeaux, alors que l'instauration de telles zones est très positive pour l'attractivité de nos ports. Je rappelle que les grands ports maritimes représentent aujourd'hui 225 000 emplois directs, indirects et induits, et que si on réussissait à doubler le nombre de conteneurs traités en France, on créerait environ 30 000 emplois.
Le troisième axe de réflexion du groupe de travail consiste à garantir une desserte de qualité de l'arrière-pays des ports par le fer, le fleuve et la route. C'est un des gros points faibles de nos ports, alors que « la bataille de la mer se joue à terre », selon un adage bien connu.
D'où notre neuvième proposition : les opérateurs de transport ferroviaire, fluvial et routier doivent avoir systématiquement une place dans les conseils de surveillance des ports, afin de favoriser le transport ferroviaire et fluvial et mieux coordonner les investissements. Il faut à tout prix éviter de répéter « l'erreur historique » de Port 2000, qui a été conçu en oubliant que soit traité en parallèle le transport fluvial et ferroviaire. Lorsque la première tranche de Port 2000 a été inaugurée par M. Dominique Perben, aucun train et aucune barge ne pouvait y accéder directement !