Intervention de Marie-Thérèse Bruguière

Délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation — Réunion du 7 juin 2011 : 1ère réunion
Politique territoriale de la santé — Examen du rapport

Photo de Marie-Thérèse BruguièreMarie-Thérèse Bruguière, rapporteur :

Pour préparer ce rapport, j'ai procédé à de nombreuses auditions : médecins, syndicats de praticiens et des personnalités d'origines diverses, mais toutes grandes connaisseuses de la question, parmi lesquelles je citerai le professeur François-Bernard Michel, notre collègue Jacques Blanc ou encore le docteur Élisabeth Hubert. Nous avons également réalisé des déplacements : à l'Agence régionale de santé (ARS) de Lille ou à celle de Montpellier par exemple.

Nous sommes tous conscients du fait que notre système de santé est, si j'ose dire, grippé. Ce n'est pas une question de qualité, car notre pays peut s'enorgueillir de jouer les premiers rôles dans le monde sur bien des terrains : ceux de la compétence des praticiens, de la qualité des produits, des performances de la recherche ou de la protection sociale, même si, l'actualité nous le rappelle parfois cruellement, tout n'est pas toujours parfait.

Je pense donc que la crise de foi que ressentent nombre de nos concitoyens, et que relaient les élus et les professionnels, réside surtout dans une inadaptation quantitative de l'offre de soins à la demande. Certes, la France n'a jamais compté autant de professionnels de santé qu'actuellement. Mais aujourd'hui, elle a un triple défi à relever :

Le premier est de répondre à la tendance de long terme de devoir faire beaucoup plus avec beaucoup moins. La demande de soins est en effet appelée à croître au cours des prochaines décennies sous l'effet de l'augmentation de la population, de son vieillissement et de ses nouvelles attentes : nos concitoyens n'attendent plus seulement de la médecine qu'elle les soigne ; ils réclament, et c'est bien légitime, de la prévention sous ses formes diverses (vaccination, dépistage précoce...) ; ils demandent aussi, et de plus en plus, une médecine de confort : orthodontie, kinésithérapie, chirurgie esthétique. Parallèlement, l'offre globale de soins est, elle, appelée à diminuer, du fait d'une double évolution :

- premièrement, la baisse annoncée du nombre de praticiens. Nous avons déjà connu en 2010, et pour la première fois, une diminution du nombre de médecins en activité de 2 % ; la baisse devrait être de 10 % au cours des quinze prochaines années, si bien que, la densité médicale, c'est-à-dire le nombre de médecins par habitant, retrouverait vers 2025 un niveau proche de celui du milieu des années 1980 ;

- deuxièmement, la diminution du « temps médical disponible ». Je veux dire par là que les médecins consacrent en moyenne de moins en moins de temps à des tâches de santé. D'abord, parce que les nouvelles générations sont désireuses de se consacrer davantage que leurs « aînés » à la vie familiale ou aux loisirs, volonté qui n'est d'ailleurs pas propre aux professionnels de santé ; la forte féminisation des effectifs renforce cette tendance générale. Ensuite, le temps médical disponible diminue parce que les professionnels consacrent de plus en plus de leur temps de travail à des activités annexes, en particulier à des tâches administratives (comptabilité, rédaction de certificats médicaux...).

Le deuxième défi est de surmonter les graves déséquilibres sectoriels. C'est un point que l'on oublie parfois quand on évoque la désertification médicale : la situation varie considérablement selon les spécialités. D'ici à 2015, on s'attend à une diminution de plus d'un tiers du nombre de médecins du travail et de près d'un quart de spécialistes en rééducation. Je pourrais vous citer, hélas, bien d'autres exemples de disciplines en situation de grande fragilité, de l'anesthésie à l'obstétrique, en passant par la dermatologie.

Le troisième défi, bien connu, est l'aggravation de la fracture médicale. Non seulement l'évolution du nombre de médecins s'annonce globalement préoccupante, mais leur répartition sur le territoire s'effectue dans des conditions qui entraînent de fortes inégalités géographiques, contribuant à la formation de véritables déserts médicaux.

La densité médicale nationale est d'environ 290 médecins pour 100 000 habitants. Mais, au niveau départemental, elle va de 172 dans l'Eure, à 741 pour Paris, soit du simple à plus du quadruple. Dans un même département, on observe parfois des inégalités de répartition criantes. C'est par exemple le cas dans les Alpes-Maritimes, entre le littoral, très bien couvert, et l'arrière-pays, en situation très fragile. Pour beaucoup de praticiens, en particulier des spécialistes, l'exercice en zone urbaine est préféré à l'exercice en zone rurale pour des raisons diverses. J'en évoquerai rapidement trois :

- des raisons de choix de vie, d'abord : à titre privé, les professionnels de santé préfèrent généralement vivre en ville pour un meilleur accès aux loisirs, à la scolarisation des enfants... ;

- des raisons tenant au métier du conjoint, ensuite : le temps n'est plus où le médecin était le seul à travailler dans son couple. Les conjoints des médecins souhaitent travailler et la quête d'un emploi est jugée plus aisée en ville qu'en zone rurale ;

- des raisons de rentabilité, enfin, pour les professionnels qui optent pour un exercice à titre libéral. Le plateau technique nécessaire à l'exercice de certaines professions (dentistes, cardiologues...) correspond à un investissement dont l'amortissement est bien plus aisé dans les villes.

Pour autant, il serait erroné de réduire le champ de la fracture médicale à une opposition entre les zones urbaines et les zones rurales. Toutes les zones rurales, heureusement, ne sont pas menacées de désertification. Inversement, de nombreux secteurs, situés dans des zones urbaines, subissent, en raison notamment d'un climat d'insécurité, un exode de professionnels conduisant à les considérer comme des zones déjà sous-médicalisées ou en passe de l'être.

Le constat dressé, une question se pose : que faire ? Répondre à cette question dans le cadre d'un rapport sur la politique territoriale de la santé suppose préalablement de s'interroger : les collectivités territoriales ont-elles un rôle à jouer en matière de santé ?

Pour moi, la réponse est clairement oui, mais c'est un « oui » plus ou moins catégorique, ou plus ou moins nuancé, selon l'angle sous lequel on envisage le concept de santé.

La première manière d'aborder le concept de santé est sous l'angle juridique, autrement dit en tant que compétence. La responsabilité première et essentielle revient alors à l'État. C'est l'État (ou des organismes qui en dépendent) qui en assure le financement et perçoit à cette fin les cotisations nécessaires ; c'est lui qui procède aux remboursements, dans des conditions qu'il définit. Cette situation fait l'objet d'un consensus et une décentralisation du système de santé n'est pas, selon moi, à l'ordre du jour.

Le rôle des collectivités territoriales, alors, n'est pas nul, mais il est résiduel :

- il porte sur les volets de la santé que l'État leur a transférés, tels que la protection sanitaire de l'enfance pour les départements ;

- les collectivités peuvent aussi intervenir en appui de l'action de l'État, par la voie de conventions prévues par la loi, comme il en va, par exemple, pour le dépistage du cancer, pour les campagnes de vaccination ou pour la lutte contre le SIDA ;

- enfin, la compétence de principe de l'État n'exclut pas que les collectivités territoriales soient associées à la gouvernance de notre système de santé, en particulier par leurs représentants au sein des ARS.

J'insiste sur le fait que si le rôle des collectivités territoriales en matière d'exercice de la compétence santé est résiduel, cela ne signifie pas qu'il soit négligeable. Bien au contraire : comme l'a démontré la dernière campagne de vaccination contre la grippe H1N1, pour laquelle l'État les a formellement mises à contribution, une véritable action de proximité ne peut être menée sans la collaboration des collectivités territoriales.

La deuxième manière d'aborder la santé est en tant qu'objectif d'intérêt général. La protection de la santé constitue, pour reprendre les termes du préambule de la Constitution de 1946, un principe particulièrement nécessaire à notre temps, donc de valeur constitutionnelle. La réalisation de cet objectif d'intérêt général passe par des actions diverses et complémentaires (prévention, soins, diagnostics...) dont la conduite implique l'activation de multiples leviers relevant de la compétence des collectivités territoriales.

Parmi ces leviers, citons, entre autres : la formation, à commencer par celle des professionnels de santé ; l'environnement, via par exemple la lutte contre la pollution de l'air, la gestion de l'eau ou l'assainissement ; l'enseignement, qu'il s'agisse du volet éducatif stricto sensu (informations sur la nutrition, sur les comportements à risque...) ou des actions parascolaires (restauration scolaire...) ; le sport, dont la contribution à la santé n'est plus à démontrer ; les transports, notamment en ce que la mobilité (du médecin vers le patient ou inversement) contribue directement à l'amélioration de l'offre de soins.

Juridiquement, les collectivités territoriales exercent donc des compétences dans des domaines indispensables à une politique de santé efficace. Ainsi, lorsque l'on envisage la santé en tant qu'objectif d'intérêt général, l'État et les collectivités territoriales ont une responsabilité partagée qui découle de leurs compétences respectives.

La troisième manière d'aborder la santé est sous l'angle de la préoccupation d'ordre privé. Nous sommes tous attachés à notre santé. Il en résulte d'abord que la santé (offre de soins, qualité de l'air...) est un facteur essentiel d'attractivité d'un territoire et que, à ce titre, les collectivités territoriales doivent absolument le prendre en compte.

Il résulte également de l'attention que nous portons à notre santé une tendance à nous adresser aux élus locaux lorsque nous nous trouvons confrontés à des problèmes d'accès aux soins. Les élus, sur un sujet aussi fondamental pour les citoyens, peuvent difficilement se retrancher derrière les règles relatives à la répartition des compétences. Ils ne le font d'ailleurs pas, et les exemples ne manquent pas d'interventions locales - à commencer par la mise en place de maisons de santé - rendues nécessaires par la carence des autorités, juridiquement investies de la « compétence santé ».

En définitive, je pense donc, d'une part, que les collectivités ont un véritable rôle à jouer en matière de santé : un rôle complémentaire, d'appui, d'accompagnement de celui de l'État ; d'autre part, que la politique de la santé doit revêtir une forte dimension territoriale pour relever les défis auxquels nous sommes aujourd'hui confrontés. Pour cela, je vous soumets une vingtaine de propositions : les unes, la moitié, tendent à augmenter le nombre de professionnels exerçant dans les zones fragiles ; les autres tendent à faire en sorte que le temps médical, en particulier dans les zones fragiles, soit utilisé au mieux afin qu'un même professionnel dispense demain davantage de soins qu'aujourd'hui (et à une qualité évidemment au moins identique).

Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, Monsieur le Président, je vous les présenterai une à une, peut-être après que les membres de notre délégation auront à leur tour fait valoir leurs points de vue sur les questions que je viens de présenter : les défis que nous devons relever et la place des collectivités dans la politique de santé.

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