Intervention de Michèle Alliot-Marie

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 21 décembre 2010 : 1ère réunion
Audition de Mme Michèle Alliot-marie ministre d'etat ministre des affaires étrangères et européennes

Michèle Alliot-Marie, ministre d'Etat, ministre des affaires étrangères et européennes :

C'est toujours une grande joie pour moi de m'entretenir avec votre commission, avec laquelle j'entretiens des liens de confiance. Avant d'en venir à l'actualité, il me semble naturel de vous exposer la conception que je me fais du ministère des affaires étrangères. Le monde a changé depuis cinquante ans, et la diplomatie ne peut plus être la même. La mondialisation, en effaçant les frontières, transforme les enjeux de la politique étrangère : de nouvelles menaces sont apparues qui ne connaissent pas de frontières, qu'il s'agisse du terrorisme, de la grande criminalité - trafics de drogue, d'armes ou d'êtres humains -, de la cybercriminalité, de la santé et des pandémies mondiales, comme celle qui était due au virus H1N1, du changement climatique et de la pénurie d'eau, devenue aujourd'hui un enjeu majeur, ou des risques environnementaux, dont la communauté internationale a désormais pris conscience, comme l'a montré le sommet de Cancun. Les chocs culturels créent des dangers autant que des opportunités. Les risques sont communs, et l'action doit être commune.

Après la guerre froide marquée par la bipolarité, et la décennie qui l'a suivie, dominée par les Etats-Unis, le monde est devenu multipolaire et s'organise désormais autour de quelques grandes zones géographiques, démographiques, économiques et technologiques qui regroupent chacune peu ou prou un milliard d'êtres humains : la Chine, l'Inde, l'Amérique latine autour du Brésil, l'Amérique du Nord, l'Afrique. Quel poids peut avoir l'Europe, avec ses 450 millions d'habitants ? Ces grands ensembles disposent d'un vaste marché intérieur qui permet d'étaler les coûts de production : ils se trouvent ainsi en position de force dans la concurrence économique internationale. Naguère, les grands pays en développement nous semblaient menaçants en raison de leurs bas salaires et des conditions sociales peu favorables qui y prévalaient. Désormais certains jouent dans la même cour que nous, notamment au plan technologique : j'ai visité avec le Président de la République un centre de lanceurs spatiaux en Inde, dont le niveau est comparable aux nôtres - quand nous disposons d'un satellite d'observation à résolution à un mètre, les Indiens en sont déjà à 60 centimètres.

Les évolutions récentes n'ont pas rendu le monde plus apaisé : les crises d'Afghanistan, du Moyen-Orient, de Côte-d'Ivoire ou d'Haïti sont là pour nous le rappeler. Les tensions qui traversent les grandes aires géographiques mettent en péril des institutions, des Etats et des frontières. En Afrique, la décolonisation a laissé subsister des Etats aux frontières bien définies, que les tensions ethniques remettent aujourd'hui en cause ; il en va de même en Europe de l'Est, où renaissent les tensions communautaires, un temps étouffées par les régimes communistes. L'extension de la démocratie, contrairement à ce que nous avons cru un temps, n'est pas synonyme de paix.

Les conflits identitaires sont parfois sous-tendus par d'autres enjeux, comme la maîtrise des matières premières. Dans la zone congolaise du Kivu, l'opposition entre agriculteurs et éleveurs - ces derniers ont besoin de vastes espaces non clôturés - et les rivalités pour les richesses du sous-sol, nécessaires au développement des nouvelles technologies, s'ajoutent aux tensions ethniques.

Quelle place peut avoir la France dans ce monde en pleine évolution, et comment peut-elle articuler son action avec celle de l'Union européenne ? Quel avenir pour notre modèle de société, fondé sur l'Etat de droit et la démocratie ? Comment préserver notre puissance industrielle, agricole et plus largement économique, c'est-à-dire nos emplois ?

Cette analyse et ces interrogations expliquent mes ambitions pour le ministère des affaires étrangères et européennes. Le Quai d'Orsay ne peut plus fonctionner comme il y a un siècle : aujourd'hui les chefs d'Etat se parlent au téléphone ou se rencontrent chaque fois qu'ils le souhaitent. Ce n'est d'ailleurs pas mon ministère qui détermine la politique étrangère de la France, fixée conjointement, selon l'esprit de nos institutions, par le Président de la République, le Gouvernement et le Parlement. Cela ne diminue en rien le rôle de la diplomatie, qui doit se moderniser. Sa fonction principale est d'anticipation : elle doit accumuler des informations fiables afin d'aider à la prise de décision. Cela nécessite une vision prospective et globale de l'évolution des pays et des régions du monde, et demande que l'on sache synthétiser les informations fournies par nos postes diplomatiques et nos autres sources, pour dégager les évolutions, les risques et les opportunités du monde contemporain, au plan politique, économique, culturel, sanitaire et sécuritaire. Il faut pour cela renforcer les capacités d'action de nos réseaux. Je redonnerai vie aux directions de la prospective et de la mondialisation, aujourd'hui quelque peu étouffées sous leur trop nombreuses responsabilités.

En outre, je veux promouvoir une politique d'influence, afin que la France continue à tenir dans le monde son rôle un peu exceptionnel. Lorsque j'étais ministre de la défense, j'ai pu constater que bien peu de pays disposent d'une vision globale des grands équilibres mondiaux. Depuis toujours, la France a cette vision d'ensemble, et cela explique que sa voix soit entendue ; je ferai en sorte qu'elle continue de l'être, au plan politique mais aussi économique. Or dans certains pays comme la Chine, on se soucie de notre avis sur les questions politiques, alors que notre présence économique est plus réduite que celle de l'Allemagne ou de l'Italie. Notre richesse et nos emplois sont en jeu ! Je souhaite que non seulement de très grandes entreprises, mais aussi des PME importantes s'implantent à l'étranger et y distribuent leurs produits. Or l'influence est globale et ne se sectorise pas. C'est pourquoi j'ai innové dans la composition de mon cabinet, en chargeant la même personne du soutien des entreprises françaises à l'étranger, de la francophonie et des affaires culturelles. A qualité égale, un client étranger qui connaît la France, sa langue et sa culture choisit une entreprise française. Je demanderai aux entreprises de participer davantage à cette politique d'influence, en favorisant l'apprentissage du français et en offrant des bourses.

Les moyens du ministère doivent être à la hauteur de ses ambitions. Au plan budgétaire, il n'a sans doute pas été assez défendu ces dix dernières années, et le dernier budget triennal me semble insuffisant. Je ferai mon possible pour inverser la tendance, dans un contexte difficile. La diplomatie est l'un des éléments de notre puissance, donc de notre dynamisme économique et de notre richesse !

Il faut associer tous les agents du ministère à l'effort commun, mais aussi les autres ministères et tous nos facteurs d'influence. Je tiens à développer une véritable culture internationale dans les administrations, car j'ai pu constater que les problèmes internationaux y sont souvent considérés par le petit bout de la lorgnette. Au ministère de la justice, je me suis enquise des actions menées pour soutenir le droit continental dans sa concurrence avec le droit anglo-saxon ; mais la direction en charge des affaires internationales ne s'occupait que des couples ou des enfants binationaux... Pourtant nos entreprises aiment à trouver à l'étranger un environnement juridique et judiciaire familier ! J'ai donc passé une partie de mon temps à favoriser l'extension de notre modèle juridique, en envoyant des universitaires français au Qatar et en Jordanie, et en développant avec le Liban, l'Algérie et la Tunisie des programmes d'échange de magistrats, d'avocats et de notaires. A l'Intérieur, je me suis efforcée d'exporter le savoir-faire français, notamment en matière de lutte contre le terrorisme.

Les entreprises doivent aussi prendre part à cet effort. Certes, nos très grandes entreprises sont implantées partout dans le monde, mais elles sont parfois maladroites dans leurs rapports avec leurs interlocuteurs étrangers, et perdent ainsi des contrats : j'en connais qui ont envoyé en Inde et en Argentine non pas leur dirigeant mais un adjoint, ce qui a été jugé vexatoire ! Le savoir-faire de nos diplomates leur serait précieux, et c'est encore plus vrai des PME. Il leur permettrait aussi de mieux saisir les opportunités qui s'offrent à elles : au Portugal, des entreprises allemandes ont su occuper des créneaux d'avenir parce que des études avaient été menées à temps ; les nôtres sont arrivées après la bataille. Il faut aussi sensibiliser les diplomates aux enjeux économiques.

Les collectivités territoriales sont de plus en plus nombreuses à se préoccuper des affaires internationales : elles développent des échanges et des partenariats, forment des jumelages, participent à l'action humanitaire ou culturelle, sans avoir toujours les compétences diplomatiques nécessaires. Là encore, je souhaite diffuser notre savoir-faire, en permettant aux diplomates de carrière d'occuper pendant deux ou trois ans des fonctions dans une collectivité territoriale ou une entreprise, afin d'en comprendre les perspectives et les contraintes. Ce serait, me semble-t-il, un jeu « gagnant-gagnant ». Je veux aussi créer un Institut des hautes études diplomatiques, lieu de formation permanente ouvert aux diplomates, aux fonctionnaires d'autres administrations de l'Etat, des collectivités et du Parlement, aux journalistes et aux syndicalistes, à l'image de ce qu'est aujourd'hui l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).

Dans un environnement mondialisé, en mutation rapide, notre réflexion doit outrepasser nos frontières et l'échéance de l'année en cours. La France, j'en suis persuadée, a toutes les cartes en main pour continuer à assumer son rôle et être digne de son Histoire.

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