Nous sommes très heureux de vous accueillir, madame la ministre d'Etat, cette fois en qualité de ministre des affaires étrangères, après vous avoir souvent entendue en tant que ministre de la défense ou de l'intérieur Vous êtes l'incarnation du changement dans la continuité, à moins que ce ne soit l'inverse... Les sujets d'actualité -la situation en Côte d'Ivoire, l'enlisement du processus de paix au Moyen-Orient, le nucléaire iranien, etc- ne manquent pas. Mais avant de vous interroger, nous souhaiterions vous entendre sur votre analyse de la situation internationale et vos priorités concernant la diplomatie française et ses moyens. A ce sujet, je tiens à souligner que notre commission souhaite que votre administration ait les moyens d'accomplir dignement ses missions, et pour le dire en un mot, que l'attrition cesse.
C'est toujours une grande joie pour moi de m'entretenir avec votre commission, avec laquelle j'entretiens des liens de confiance. Avant d'en venir à l'actualité, il me semble naturel de vous exposer la conception que je me fais du ministère des affaires étrangères. Le monde a changé depuis cinquante ans, et la diplomatie ne peut plus être la même. La mondialisation, en effaçant les frontières, transforme les enjeux de la politique étrangère : de nouvelles menaces sont apparues qui ne connaissent pas de frontières, qu'il s'agisse du terrorisme, de la grande criminalité - trafics de drogue, d'armes ou d'êtres humains -, de la cybercriminalité, de la santé et des pandémies mondiales, comme celle qui était due au virus H1N1, du changement climatique et de la pénurie d'eau, devenue aujourd'hui un enjeu majeur, ou des risques environnementaux, dont la communauté internationale a désormais pris conscience, comme l'a montré le sommet de Cancun. Les chocs culturels créent des dangers autant que des opportunités. Les risques sont communs, et l'action doit être commune.
Après la guerre froide marquée par la bipolarité, et la décennie qui l'a suivie, dominée par les Etats-Unis, le monde est devenu multipolaire et s'organise désormais autour de quelques grandes zones géographiques, démographiques, économiques et technologiques qui regroupent chacune peu ou prou un milliard d'êtres humains : la Chine, l'Inde, l'Amérique latine autour du Brésil, l'Amérique du Nord, l'Afrique. Quel poids peut avoir l'Europe, avec ses 450 millions d'habitants ? Ces grands ensembles disposent d'un vaste marché intérieur qui permet d'étaler les coûts de production : ils se trouvent ainsi en position de force dans la concurrence économique internationale. Naguère, les grands pays en développement nous semblaient menaçants en raison de leurs bas salaires et des conditions sociales peu favorables qui y prévalaient. Désormais certains jouent dans la même cour que nous, notamment au plan technologique : j'ai visité avec le Président de la République un centre de lanceurs spatiaux en Inde, dont le niveau est comparable aux nôtres - quand nous disposons d'un satellite d'observation à résolution à un mètre, les Indiens en sont déjà à 60 centimètres.
Les évolutions récentes n'ont pas rendu le monde plus apaisé : les crises d'Afghanistan, du Moyen-Orient, de Côte-d'Ivoire ou d'Haïti sont là pour nous le rappeler. Les tensions qui traversent les grandes aires géographiques mettent en péril des institutions, des Etats et des frontières. En Afrique, la décolonisation a laissé subsister des Etats aux frontières bien définies, que les tensions ethniques remettent aujourd'hui en cause ; il en va de même en Europe de l'Est, où renaissent les tensions communautaires, un temps étouffées par les régimes communistes. L'extension de la démocratie, contrairement à ce que nous avons cru un temps, n'est pas synonyme de paix.
Les conflits identitaires sont parfois sous-tendus par d'autres enjeux, comme la maîtrise des matières premières. Dans la zone congolaise du Kivu, l'opposition entre agriculteurs et éleveurs - ces derniers ont besoin de vastes espaces non clôturés - et les rivalités pour les richesses du sous-sol, nécessaires au développement des nouvelles technologies, s'ajoutent aux tensions ethniques.
Quelle place peut avoir la France dans ce monde en pleine évolution, et comment peut-elle articuler son action avec celle de l'Union européenne ? Quel avenir pour notre modèle de société, fondé sur l'Etat de droit et la démocratie ? Comment préserver notre puissance industrielle, agricole et plus largement économique, c'est-à-dire nos emplois ?
Cette analyse et ces interrogations expliquent mes ambitions pour le ministère des affaires étrangères et européennes. Le Quai d'Orsay ne peut plus fonctionner comme il y a un siècle : aujourd'hui les chefs d'Etat se parlent au téléphone ou se rencontrent chaque fois qu'ils le souhaitent. Ce n'est d'ailleurs pas mon ministère qui détermine la politique étrangère de la France, fixée conjointement, selon l'esprit de nos institutions, par le Président de la République, le Gouvernement et le Parlement. Cela ne diminue en rien le rôle de la diplomatie, qui doit se moderniser. Sa fonction principale est d'anticipation : elle doit accumuler des informations fiables afin d'aider à la prise de décision. Cela nécessite une vision prospective et globale de l'évolution des pays et des régions du monde, et demande que l'on sache synthétiser les informations fournies par nos postes diplomatiques et nos autres sources, pour dégager les évolutions, les risques et les opportunités du monde contemporain, au plan politique, économique, culturel, sanitaire et sécuritaire. Il faut pour cela renforcer les capacités d'action de nos réseaux. Je redonnerai vie aux directions de la prospective et de la mondialisation, aujourd'hui quelque peu étouffées sous leur trop nombreuses responsabilités.
En outre, je veux promouvoir une politique d'influence, afin que la France continue à tenir dans le monde son rôle un peu exceptionnel. Lorsque j'étais ministre de la défense, j'ai pu constater que bien peu de pays disposent d'une vision globale des grands équilibres mondiaux. Depuis toujours, la France a cette vision d'ensemble, et cela explique que sa voix soit entendue ; je ferai en sorte qu'elle continue de l'être, au plan politique mais aussi économique. Or dans certains pays comme la Chine, on se soucie de notre avis sur les questions politiques, alors que notre présence économique est plus réduite que celle de l'Allemagne ou de l'Italie. Notre richesse et nos emplois sont en jeu ! Je souhaite que non seulement de très grandes entreprises, mais aussi des PME importantes s'implantent à l'étranger et y distribuent leurs produits. Or l'influence est globale et ne se sectorise pas. C'est pourquoi j'ai innové dans la composition de mon cabinet, en chargeant la même personne du soutien des entreprises françaises à l'étranger, de la francophonie et des affaires culturelles. A qualité égale, un client étranger qui connaît la France, sa langue et sa culture choisit une entreprise française. Je demanderai aux entreprises de participer davantage à cette politique d'influence, en favorisant l'apprentissage du français et en offrant des bourses.
Les moyens du ministère doivent être à la hauteur de ses ambitions. Au plan budgétaire, il n'a sans doute pas été assez défendu ces dix dernières années, et le dernier budget triennal me semble insuffisant. Je ferai mon possible pour inverser la tendance, dans un contexte difficile. La diplomatie est l'un des éléments de notre puissance, donc de notre dynamisme économique et de notre richesse !
Il faut associer tous les agents du ministère à l'effort commun, mais aussi les autres ministères et tous nos facteurs d'influence. Je tiens à développer une véritable culture internationale dans les administrations, car j'ai pu constater que les problèmes internationaux y sont souvent considérés par le petit bout de la lorgnette. Au ministère de la justice, je me suis enquise des actions menées pour soutenir le droit continental dans sa concurrence avec le droit anglo-saxon ; mais la direction en charge des affaires internationales ne s'occupait que des couples ou des enfants binationaux... Pourtant nos entreprises aiment à trouver à l'étranger un environnement juridique et judiciaire familier ! J'ai donc passé une partie de mon temps à favoriser l'extension de notre modèle juridique, en envoyant des universitaires français au Qatar et en Jordanie, et en développant avec le Liban, l'Algérie et la Tunisie des programmes d'échange de magistrats, d'avocats et de notaires. A l'Intérieur, je me suis efforcée d'exporter le savoir-faire français, notamment en matière de lutte contre le terrorisme.
Les entreprises doivent aussi prendre part à cet effort. Certes, nos très grandes entreprises sont implantées partout dans le monde, mais elles sont parfois maladroites dans leurs rapports avec leurs interlocuteurs étrangers, et perdent ainsi des contrats : j'en connais qui ont envoyé en Inde et en Argentine non pas leur dirigeant mais un adjoint, ce qui a été jugé vexatoire ! Le savoir-faire de nos diplomates leur serait précieux, et c'est encore plus vrai des PME. Il leur permettrait aussi de mieux saisir les opportunités qui s'offrent à elles : au Portugal, des entreprises allemandes ont su occuper des créneaux d'avenir parce que des études avaient été menées à temps ; les nôtres sont arrivées après la bataille. Il faut aussi sensibiliser les diplomates aux enjeux économiques.
Les collectivités territoriales sont de plus en plus nombreuses à se préoccuper des affaires internationales : elles développent des échanges et des partenariats, forment des jumelages, participent à l'action humanitaire ou culturelle, sans avoir toujours les compétences diplomatiques nécessaires. Là encore, je souhaite diffuser notre savoir-faire, en permettant aux diplomates de carrière d'occuper pendant deux ou trois ans des fonctions dans une collectivité territoriale ou une entreprise, afin d'en comprendre les perspectives et les contraintes. Ce serait, me semble-t-il, un jeu « gagnant-gagnant ». Je veux aussi créer un Institut des hautes études diplomatiques, lieu de formation permanente ouvert aux diplomates, aux fonctionnaires d'autres administrations de l'Etat, des collectivités et du Parlement, aux journalistes et aux syndicalistes, à l'image de ce qu'est aujourd'hui l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).
Dans un environnement mondialisé, en mutation rapide, notre réflexion doit outrepasser nos frontières et l'échéance de l'année en cours. La France, j'en suis persuadée, a toutes les cartes en main pour continuer à assumer son rôle et être digne de son Histoire.
Je vois que vos projets sont nombreux et riches, et j'espère qu'ils seront couronnés de succès. Je voudrais aborder un sujet d'actualité qui nous préoccupe tous : la crise en Côte-d'Ivoire. La situation semble aujourd'hui bloquée : le président sortant Laurent Gbagbo s'accroche au pouvoir avec les méthodes qu'on lui connaît, mais le président légitimement élu aux yeux de la communauté internationale, Alassane Ouattara, ne cède pas. On peut craindre un affrontement violent, voire une guerre civile. Si le pire devait advenir, a-t-on pris les mesures nécessaires pour protéger nos ressortissants ? Vous avez annoncé que les forces françaises, attaquées, riposteraient. Quel peut être le rôle de la communauté internationale, de l'Onu, des Etats africains et de l'Union européenne dans la résolution de la crise ?
Mon ministère est très vigilant en ce qui concerne la sécurité des ressortissants français, surtout à Abidjan où le risque est le plus élevé. Notre ambassade est en contact quasi permanent avec les Français installés sur place, et nous diffusons des consignes de prudence. Si cela s'avérait nécessaire, nous sommes prêts à assurer la protection, voire l'évacuation des Français et des Européens. Mais pour l'instant aucune menace n'a été proférée à leur endroit.
Il met en cause la France en mentant effrontément, pour mieux camoufler certains errements... Mais il aussi annoncé que des consignes seraient données afin que l'on ne s'en prenne pas aux Français ni aux Européens. Les cinquante morts déplorés par l'Onu n'ont pas bénéficié de la même mansuétude... Mon expérience me rend néanmoins méfiante : en cas de violences, des groupes contrôlés ou incontrôlés peuvent s'en prendre à n'importe qui.
Venons-en à la situation politique. Dix ans après une première élection, Laurent Gbagbo a accepté de remettre son mandat en jeu. Le premier tour s'est passé correctement, mais le second tour a suscité de vives tensions. L'élection avait lieu sous le contrôle d'une commission indépendante composée de parlementaires de tous bords, et d'un représentant du secrétaire général de l'ONU. Lors du dépouillement, M. Ouattara est rapidement apparu en tête ; certains ont crié à la fraude, mais l'intéressé n'a pas obtenu plus de voix dans le nord du pays au second tour qu'au premier : l'écart des taux tient au fait que de nombreux électeurs favorables à d'autres candidats ne se sont pas rendus aux urnes. La commission avait trois jours pour proclamer les résultats, mais on l'a empêchée manu militari de le faire à la radio : vous avez sans doute vu les images. Les résultats n'ont donc pu être proclamés que quelques heures après le délai imparti. Le Conseil constitutionnel, acquis à Laurent Gbagbo puisque tous ses membres ont été nommés par lui, a alors annoncé sa victoire. Le représentant du secrétaire général de l'ONU, de son côté, a reconnu les résultats proclamés par la commission. Il a été imité par la Communauté économique des Etats d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), l'Union africaine, l'Onu et l'Union européenne.
Laurent Gbagbo refuse toujours de quitter la présidence, tandis qu'Alassane Ouattara réside à l'hôtel du Golf. Tous deux ont nommé un premier ministre : M. Ouattara a nommé Guillaume Soro, ancien premier ministre de M. Gbagbo. Cerné par les soldats de M. Gbagbo, il n'est approvisionné que par hélicoptère. La communauté internationale a mis en garde le président sortant et commencé à prendre des sanctions : l'Union européenne a interdit de visa dix-neuf membres de son entourage, et envisage de geler leurs avoirs. La CEDEAO a demandé à la Banque centrale des Etats de l'Afrique de l'Ouest de ne plus reconnaître sa signature, mais celle de son concurrent. L'Union africaine se réunit aujourd'hui, la CEDEAO vendredi. Lundi, M. Gbagbo a demandé le retrait de la force de l'Onu en Côte-d'Ivoire (Onuci), M. Ouattara son maintien, et les Nations unies ont arbitré à l'unanimité en faveur du maintien. Des sanctions économiques sont envisagées, qui doivent être aussi individualisées que possible, afin de ne pas pénaliser la population ; on pourrait ainsi empêcher M. Gbagbo de payer la solde de ses soldats, mais il semble qu'il dispose encore d'une trésorerie suffisante pour un mois, voire un mois et demi.
Dans son ancienne formation, la cellule de crise comprenait une personne chargée d'assurer le relais avec les parlementaires et les associations reconnues d'utilité publique - Union des Français de l'étranger, Français du monde... -, mais depuis qu'elle a été transformée en centre de crise, ce n'est plus le cas. Nous ne sommes donc plus informés en temps réel, par exemple de l'arrivée des avions conduisant nos ressortissants, alors que nous allions jusqu'à présent prêter main forte aux agents du ministère. Il faut y remédier- auparavant, il suffisait de nous adresser des SMS.
J'avoue que j'ignore les détails de ce problème. J'ai activé le centre de crise il y a quelques jours : il tient une permanence chaque jour et chaque nuit, et je le réunis sous ma présidence au moins tous les deux jours. Il me paraît normal, en effet, que les parlementaires soient informés régulièrement : j'y veillerai.
La situation en Côte-d'Ivoire nous préoccupe tous. J'ai apprécié que vous annonciez que la force française Licorne, sans s'interposer entre les parties, assurerait sa légitime défense.
C'est la règle : la force est chargée d'une mission et ses conditions d'engagement sont définies.
S'agissant des résultats de l'élection, il faut y regarder de plus près : le récit que vous avez fait est parfaitement exact, mais on peut douter de la parfaite neutralité de la commission électorale, et peut-être de la sincérité des résultats dans le nord du pays. La communauté internationale a été prompte à prendre parti ; elle aurait pu être plus prudente.
Laurent Gbagbo n'est pas seul : une fraction importante de la population du sud le soutient. Il faut tenir compte des aspects ethniques et religieux du conflit. L'islamisme progresse dans le nord.
Certains dirigeants, comme le Président de la République français, ont lancé à M. Gbagbo un ultimatum ; encore faut-il avoir les moyens de le faire respecter ! Il fut un temps où nous étions moins regardants, comme avec Bongo au Gabon. Quels moyens diplomatiques s'offrent à nous ? La France a une responsabilité historique en Côte-d'Ivoire. Ne laissons pas les pays africains prendre seuls des initiatives.
Je partage dans une certaine mesure votre analyse de la complexité de la situation en Côte-d'Ivoire. Les tensions ethniques sont indéniables ; s'y ajoutent, moins nettement, des tensions religieuses : n'oublions pas que Mme Simone Gbagbo est évangéliste, M. Ouattara marié à une catholique, et M. Soro lui-même catholique.
On peut craindre une rupture entre le nord et le sud, qui aurait des répercussions dans l'Afrique entière. Peut-on se permettre de déstabiliser ce continent d'un milliard d'hommes, situé à nos frontières, alors que le terrorisme islamiste gagne du terrain et que le trafic de drogue, qui transitait naguère d'Amérique latine en Europe via l'Atlantique nord, passe désormais par le Sénégal et le Nigéria ? N'oublions pas que nous dépendons de l'Afrique pour de nombreuses matières premières indispensables aux nouvelles technologies.
Les interventions occidentales ont été prudentes : il était important de laisser les Etats africains s'exprimer d'abord, pour ne pas entretenir la thèse du « complot occidental » entretenue par M. Blé Goudé, et parce que l'Afrique est la première concernée. L'action diplomatique se poursuit. Le Président de la République s'est entretenu au téléphone avec M. Gbagbo, ancien historien, et l'a averti qu'il en allait de l'image qu'il laisserait à l'Histoire. Mais il faut aussi tenir un langage de fermeté. Les Africains sont attachés à la démocratie, elle doit être respectée. Les sanctions ont été approuvées à l'unanimité par les Européens ; elles se focalisent sur un faible nombre de personnes et ont un caractère progressif. D'autres pays nous imiteront sans doute bientôt. Le gel des avoirs des dirigeants en Europe et peut-être en Afrique pourrait les faire fléchir. Nous devons faire entendre notre détermination, car l'entourage de M. Gbagbo, qui constitue un noyau très dur, compte sur un pourrissement.
Nous vous avons écouté avec plaisir, madame. La France n'est plus une grande puissance, elle a davantage besoin de son rayonnement et de son ministère des affaires étrangères. Précisément, la coopération décentralisée, longtemps décriée par le ministère, a obtenu des résultats extraordinaires et le succès de certaines réunions internationales donne le sentiment que si le réseau est très important, il a subi un affaiblissement alors qu'il y a là un dynamisme propre à servir grandement les intérêts de la France.
Je suis de ceux qui ont été pendant des années proches de Laurent Gbagbo. Il a coopéré avec la fondation que je préside et certains de mes anciens collaborateurs ont été très actifs autour de cette personne qu'on aurait tort de prendre pour un rustre. Accrocheur, à la fois instinctif et cérébral, il s'est mis dans une situation impossible ; il a été incontestablement battu, toutes les instances internationales et européennes l'ont admis, la cause est entendue... sauf par lui. Que veut-on ? Le pire danger, vous l'avez signalé. La Côte d'Ivoire est un pays complexe : une communauté existe au Sud, le Nord ayant un autre caractère ; il y a des chrétiens et des musulmans, dont il est rare qu'ils s'entendent bien - ils se divisent plus souvent qu'ils ne se rassemblent. Bien sûr... Mais la complexité est partout et il faut surtout éviter l'embrasement du pays, de l'Afrique. Regardez les exemples de partition : elle ne règle rien. On en avait d'ailleurs parlé à propos de l'Algérie et, heureusement, de Gaulle ne l'a pas voulue. Evitons un engrenage qui conduirait Gbagbo et son entourage au durcissement tandis que les choses s'enflammeraient inéluctablement, que la situation deviendrait ingouvernable et le dialogue impossible.
La diplomatie retient plus qu'elle ne pousse et je comprends assez mal certains propos et le ton du président de la République quand il parle d'ultimatum. Laurent Gbagbo est un homme aguerri et il ne faut pas mettre nos troupes en danger comme on l'a vu naguère. Evitons donc l'embrasement et la partition dans une extrême complexité, presque un méli-mélo. Gbagbo est aussi un comédien habile. La communauté africaine a réagi vite.
Cette rapidité m'a impressionné. Elle entend l'isoler, mais il peut se passer bien des choses en un mois et la diplomatie doit être active.
Je crois, monsieur le Premier ministre, à la coopération décentralisée, mais je ne pense pas que la France soit un pays moyen d'un point de vue politique. Elle peut être forte quand elle entraîne l'Europe en attendant l'Union pour la Méditerranée. Pour peser, il faut agir avec un maximum de pertinence et grâce à tous ceux qui ont envie de porter cette capacité d'influence. Alors qu'on avait pu autrefois craindre des chapelles, je suis très favorable à une coopération décentralisée articulée avec notre action afin que tout le monde tire dans le même sens. Un préfet est en charge de ce service ; nous tiendrons une réunion en avril et je formulerai des propositions.
Vous avez bien exposé les problèmes qui se posent en Côte d'Ivoire, ainsi que les risques qu'entraînerait sa partition pour les pays voisins. Je me demande parfois si Laurent Gbagbo et son entourage ne craignent pas des poursuites et ne font pas monter les enchères dans l'espoir d'une négociation sur ce point car ils ont beaucoup à perdre. Il est important de maintenir un contact et, parce qu'il est souvent refusé, nous cherchons des intermédiaires. Il n'y a pas eu précipitation, le Président de la République est intervenu trois semaines après l'élection et, en présentant la position de l'Union européenne, il a donné à Laurent Gbagbo une chance de sortir par le haut.
Si, ce qui n'est pas impossible, il y avait une explosion en Côte d'Ivoire, que faisons-nous ?
Nous protégeons nos ressortissants et les ressortissants européens - nous avons envoyé les moyens nécessaires. Quant aux affrontements, cela relève non de Licorne mais de l'Onuci.
Loin d'avoir reçu des informations par SMS, il m'a fallu aller les chercher et supplier le ministère, en vain, de me laisser partir où j'avais le sentiment de pouvoir être utile. Il serait bon de pouvoir de disposer d'un interlocuteur pour nous donner les informations que nous aiderions à transmettre à nos 16 000 compatriotes. En 2004, le général Poncet me confiait qu'il était miraculeux d'avoir échappé à l'affrontement. La prudence reste de mise quand la haine, comme on l'a mesuré en 2004, s'exprime dans la presse et qu'on fait de la France un bouc-émissaire.
Je vous remercie de ce que vous avez dit du professionnalisme et du dynamisme. Toutefois, n'oubliez pas les 2,5 millions de Français de l'étranger : à la fois relais d'influence et vecteurs de veille stratégique, ils représentent une ressource considérable. Nos diplomates, qui étaient démobilisés, sont heureux de votre arrivée. Ils comptent sur vous pour défendre le budget comme vous l'avez fait à la Défense.
Il y a déjà eu des choses faites sur le droit romano-germanique, et c'est indispensable car, face à la complexité du droit anglo-saxon, notre droit peut devenir un considérable facteur d'expansion. Je pense ici au succès des émissions organisées avec les notaires sur RFI, ou encore à l'école de droit de Roumanie, à l'Université des juristes francophones qui vient d'être créée. Je salue votre idée d'un IHEDN à l'international. Nous avons également besoin de séminaires très courts, afin de prévenir les mauvais comportements, comme Singapore Airlines les signale sur ses vols avec des modules d'information. Air France pourrait faire de même. Le Foreign Office l'a bien compris. Nous ne devrions plus laisser un homme d'affaire partir sans cette information.
Si je n'ai pas cité les Français de l'étranger, c'est parce qu'ils sont naturellement des éléments d'influence ; je parlais de ceux, qu'ils appartiennent à des collectivités locales ou à des administrations, qui n'ont pas cette culture-là. Des séminaires ne suffisent pas à la donner, il faut une année complète dans un Institut, avant de pouvoir partager.
Je vous remercie de votre présentation. Le constat est bon. Vous êtes le sixième ministre des affaires étrangères depuis dix ans que je siège dans cette commission. Vos prédécesseurs avaient affirmé des intentions dont ils n'ont pas eu le budget. On a supprimé des postes année après année. Je rentre d'Oman, pays non dépourvu d'influence, le constat est là : ce n'était pas une bonne décision. Les postes disent qu'ils ne voient jamais de ministre. A une époque, un secrétaire d'Etat aux affaires étrangères avait l'utilité de venir défendre les conventions internationales devant le Sénat.
De fait, vous ne pouvez visiter les quelque 190 pays membres des Nations unies.
Les grandes entreprises sont encore présentes à l'étranger, mais les PME ne sont plus là. Elles ont subi la crise et se sont recentrées. Mais reviendront-elles ?
Celles des autres pays y sont toujours...
Depuis le retour de la France dans le commandement intégré de l'OTAN, elle semble avoir perdu de son indépendance. Son alignement sur les Etats-Unis a été critiqué dans le Golfe et ses entreprises ont de ce fait perdu ou manqué des contrats, il ne faut pas l'ignorer !
J'ai été très heureux de lire la réponse que vous avez faite à l'Assemblée nationale à une question sur le conflit israélo-palestinien. J'ai eu le sentiment que la France, qui avait perdu sa boussole pendant deux ou trois ans, était revenue à sa politique originelle. J'espère que votre propos sera entendu.
Puisqu'on l'a évoqué à propos de la Côte d'Ivoire, je veux rappeler que le risque de partition existe aussi au Soudan, et que là, c'est la communauté internationale qui y pousse à l'instigation d'une alliance américano-israélo-anglaise, par laquelle nous avons été mis de côté. Il ne faut pas tenir deux langages ! En réalité, les Israéliens ne veulent pas d'un grand pays musulman. Le récent livre de Pierre Péan éclaire bien la situation. Il affirme que le Président Mitterrand n'avait rien vu venir dans la région des grands lacs mais le livre montre qu'il s'agit aussi de déstabiliser le Soudan. L'Ouganda jouant un rôle central dans l'ensemble de ces conflits régionaux. Le référendum aura-t-il lieu ?
Enfin s'est-on exprimé sur l'élection de Loukachenko ?
J'ai toujours eu la même position sur la RGPP : oui à un meilleur fonctionnement, non au rabotage budgétaire. Je continuerai à me battre d'autant que ce ministère a entrepris cet effort plus tôt, avec l'accord des ministres successifs. La négociation budgétaire est défavorable au ministère de la diplomatie parce qu'il discutait sur la base des échanges déjà menés par les directions avec la direction du budget qui constituaient déjà un socle revu à la baisse. J'ai demandé une analyse des décisions intervenues, notamment pour les petits postes. Nous saurons alors ce qui va et ce qui ne va pas.
Le ministre n'est-il pas assez présent dans les postes ? J'ai bien l'intention de me déplacer. Au demeurant, la diplomatie d'influence, c'est d'aller à l'étranger.
Il serait important d'avoir, comme nous avons une conférence nationale, des conférences régionales des ambassadeurs, où ils pourraient, si possible avec le ministre, débattre de l'analyse et de la stratégie. Restera à définir les régions.
J'ai appuyé publiquement la réintégration au commandement intégré de l'OTAN. Je rappelle que nous avons fait partie du commandement intégré entre 1958 et 1966, sous le général de Gaulle, et que nous en sommes partis pour pouvoir développer notre force de dissuasion nucléaire en toute indépendance -mais nous avons toujours appartenu à l'alliance. Nous avions envisagé d'y revenir en 1995. Pourquoi ? L'OTAN, en 2003, a élargi ses missions au-delà de l'Atlantique nord, ce qui lui a sans doute permis de survivre ; elle est aujourd'hui en Afghanistan et, compte tenu de ses missions, il importe de participer à la planification de l'engagement de nos propres militaires. Si la décision de la France de reprendre pleinement sa place à l'OTAN est mal perçue, je l'expliquerai, mais je n'en ai pas eu l'impression lorsque j'ai rencontré les ministres des affaires étrangères des Emirats arabes unis ou du Koweit, non plus qu'avec l'émir du Qatar.
Le référendum au Soudan était prévu par les accords de paix inter-soudanais. Quand je suis arrivée au ministère j'ai soulevé la même question que vous. La situation des pays n'est pas la même ; le Soudan connaissait un état quasi permanent de combat alors que la Côte d'Ivoire était calme ces dernières années. Je crois important de donner au nord comme au sud des perspectives positives pour l'après-référendum. J'ai suggéré un recensement des créances européennes en vue d'une remise des dettes pour que le nord parte sur des basses assainies. La priorité pour le sud est de l'aider à créer un Etat, et nous possédons une expertise. Quant au Darfour, il n'y a pas de solution militaire.
Tout cela va arriver très vite et la communauté internationale doit en être consciente.
S'agissant des élections en Biélorussie, nous sommes peu habitués aux scores à la Loukachenko. Je n'ai pas vu localement beaucoup de contestations ou de recours.
Des réactions sont en préparation au niveau de l'Union européenne qui ne s'est pas encore réunie sur ce sujet.
Il est grand temps de tirer les enseignements des dix dernières années en Côte d'Ivoire. La France n'est pas en situation de jouer un rôle politique. J'approuve ce que vous avez répondu à Robert Badinter. Il y a une force internationale, ne donnons pas l'impression de prendre l'affaire en main.
La politique d'influence est une bonne orientation pour notre politique étrangère. Où en est la création de l'Institut français présidé par M. Darcos et ne souhaitez vous pas que l'audiovisuel extérieur revienne dans le giron du ministère des affaires étrangères ?
J'ai signé vendredi dernier le décret constitutif de l'Institut et ce matin l'arrêté de nomination de M. Darcos. Nous sommes en ligne pour les transferts prévus au premier janvier.
Oui, je souhaite que l'Audiovisuel extérieur de la France, instrument important de notre politique d'influence, revienne au Quai d'Orsay. Il faudra évidemment que Matignon se prononce sur les aspects budgétaires car ce rattachement n'est pas possible sans transfert de moyens avec le budget actuel du Quai.
Parmi les foyers de tension dans le monde, le plus ancien est peut-être celui d'Israël et de la Palestine. J'y étais il y a quelques semaines. Les espoirs de négociation que l'on pouvait nourrir en septembre n'ont plus lieu d'être. Les choses n'avancent plus ; l'administration américaine a accepté la reprise de la colonisation, le blocus de Gaza n'a pas été allégé ou si peu et la situation reste extrêmement tendue. « Que fait l'Europe ? Que dit la France ? » m'a-t-on demandé. J'ai regardé la position officielle de l'Union européenne : elle date de deux ans et n'a plus de réalité sur le terrain. Les deux Etats dans des frontières sûres ne sont plus possibles du fait de la colonisation et d'un processus insidieux. L'Europe, qui a une responsabilité historique, depuis la création d'Israël en 1948, ne joue plus de rôle et laisse faire les Américains. Depuis 18 ans qu'elles ont commencé, les négociations n'ont rigoureusement rien donné ! Les Palestiniens évoquent des exigences déraisonnables de la part du gouvernement israélien. Je n'ai pas eu connaissance de votre réponse à l'Assemblé nationale mais je vous serais reconnaissant de rééquilibrer la position de la France.
Nous sommes favorables à la création d'un Etat palestinien, à la garantie de la sécurité d'Israël et à son intégration régionale, à Jérusalem comme capitale des deux Etats, ainsi qu'aux frontières de 1967 comme référence. Comment sortir du blocage ? J'ai reçu la semaine dernière M. Mitchell, qui reconnaît le blocage et le non-respect des conditions posées. La seule façon de relancer le processus est d'intégrer l'Europe et le Quartette. Il ne s'agit pas d'écarter les Américains dont la capacité à influer est essentielle. Certains pays arabes modérés peuvent également jouer discrètement un rôle. Mais tant qu'on en restera aux généralités, on n'y arrivera pas. On doit approfondir certains paramètres : qu'est-ce que la sécurité ? On doit au moins définir certains points afin de sortir de la posture. J'en ai parlé avec Mme Ashton. Je me réjouis que certains pays arabes n'aient pas fermé la capacité de dialogue. Il est indispensable que l'Europe soit davantage présente.
Je vous remercie de ce que vous avez fait pour les enfants adoptés d'Haïti. J'avais été saisie dès le début du printemps ; vous leur faites un beau cadeau pour Noël.
Pour avoir eu l'occasion de m'occuper du divorce d'un couple bi-national, je sais que des conventions rendraient de très grands services.
Je l'ai vu en tant que garde des sceaux, la médiation internationale évite parfois un total blocage entre souverainetés jalouses de leur spécificité juridique -avec des pays comme le Japon, mais aussi avec l'Allemagne ou la Belgique.
Pour Haïti, le blocage en matière d'adoption s'est prolongé durant des années avec une obstination rare.
Cela répondait aussi à un souci de sécurisation juridique. Il y avait mille enfants, on en rapatrie trois cents, ce qui signifie que le cas des autres avait été réglé. La question humaine était compliquée par le choléra et par la désorganisation d'Haïti. J'ai utilisé l'expérience acquise à la défense et affrété deux avions, tous les ministères jouant le jeu. J'ai expliqué au Premier ministre haïtien que j'envoyais un avion avec du matériel et des infirmiers et il a accepté un arrangement. Les enfants qui arrivent sont dans une situation de totale sécurité juridique. Il en reste une vingtaine, dont les dossiers sont à peine ouverts...
et où l'accord des familles n'était pas certifié.
Bravo pour cette présentation globale comme pour votre rapide appropriation de vos fonctions et merci pour votre réactivité. La France a-t-elle les moyens de réagir à des fuites à la façon de Wikileaks comme on le fait pour le secret industriel ?
Le secret international comme le secret défense doivent être défendus et préservés. Cette affaire est plus dangereuse qu'on le pense. Les petites phrases anecdotiques ne sont pas très graves, notre relation avec les Américains repose sur d'autres bases. En revanche, même si le nom d'une personne n'apparaît pas, il faut qu'elle ne soit pas reconnaissable -j'avais vu cela pour la déclassification des documents secret-défense-, sinon elle court des risques pour sa liberté ou sa sécurité. Cela est irresponsable. En diplomatie, la confiance se nourrit de discrétion.
J'ai fait immédiatement vérifier nos systèmes de protection. On m'a dit que nous étions à l'abri, notamment pour nos archives, mais, malgré les beaux rapports, je ferai faire des tests discrets.
Je voudrais seulement revenir sur la création d'un Etat palestinien. L'Europe obtient des résultats dans les domaines administratif et, en partie, économique mais sans résultat politique, l'argent du contribuable est dépensé en vain.
Pour que la situation s'améliore à Gaza, il faut que le blocus soit allégé, qu'on puisse au moins importer du matériel de construction. On doit pouvoir l'obtenir par la pression.
Je vous remercie, madame le ministre d'Etat, de ces réponses claires et complètes. J'aimerais que tous nos collègues puissent en profiter en organisant, comme je l'ai demandé, plusieurs fois chaque année des débats de politique étrangère. Mais avec le partage de l'ordre du jour, priorité est donnée par le gouvernement aux textes législatifs tant les ministères en sont prodigues. J'ai néanmoins obtenu un débat en séance publique le 18 janvier à 14 heures 30. Des questions cribles auraient-elles été préférables ? Nous pourrons essayer des procédures innovantes.