La crise du logement que l'on connaît en métropole - ou plutôt, dirai-je, en France hexagonale - est encore plus aiguë en outre-mer, où elle présente des particularités qui nécessitent d'adapter les outils juridiques habituels. Il faut notamment prendre en compte les risques naturels, sismiques ou climatiques, et les contraintes topologiques, qui accroissent les coûts de construction ou de réhabilitation.
En outre, le foncier disponible et aménagé est rare et cher ; le comité de suivi de la mission commune d'information du Sénat sur la situation des Dom a d'ailleurs fait du foncier son thème de travail pour 2011. Le secteur du bâtiment est exposé aux surcoûts liés à l'éloignement des sources d'approvisionnement en matériaux, mais aussi à de fréquentes surchauffes qui créent une tension permanente sur les prix. Les difficultés budgétaires des collectivités territoriales les empêchent d'investir dans certains projets d'aménagement ou de construction d'équipements collectifs.
L'expansion urbaine, concentrée sur quelques communes et consécutive à la croissance démographique et à l'exode rural, a été plus rapide et plus brutale qu'en métropole, alors même que la question de la propriété foncière n'était pas réglée : la fin de l'esclavage, par exemple, n'a été que partiellement et tardivement prise en compte en termes de propriété ou d'attribution de terrains aux anciens esclaves ou descendants d'esclaves ; l'indivision est un mal endémique qui n'a jamais été traité par les autorités administratives.
Enfin il ne faut pas oublier que, pour des raisons historiques, l'Etat est le principal propriétaire foncier de nos départements, par son domaine public et son domaine privé. La zone des cinquante pas géométriques, créée sous l'Ancien régime pour protéger les rivages des Antilles, appartient au domaine public de l'Etat et comprend les terrains situés entre le bord de mer et une ligne fictive parallèle tracée à 81,2 mètres. Réminiscence du domaine royal, elle est aujourd'hui largement mitée par une urbanisation diffuse, que l'Etat n'a pas contrôlée et commence à peine à prendre vraiment en compte.
C'est pourquoi, au moment de l'exode rural, beaucoup d'habitants ont été amenés à construire des bâtiments, petits et précaires au début - des « cases» -, sur des terrains qui ne leur appartenaient pas et sur lesquels ils n'avaient aucun droit. Cette présence massive d'habitations construites sans droit ni titre est souvent ancienne et acceptée. Ces habitations sont parfois insalubres, mais pas toujours. Elles peuvent être construites sur un terrain public ou privé. Elles sont même quelques fois données en location, dans des conditions de bonne foi, voire soumises aux taxes foncières. Cette occupation sans droit ni titre se traduit par une déconnexion de fait entre le propriétaire du foncier et le propriétaire du bâtiment. Or cette habitation constitue le plus souvent le seul patrimoine de son propriétaire. On estime à 50 000 le nombre des ménages concernés dans les quatre Dom. Je vous renvoie aux rapports publiés en 2006 et en 2008 par notre ancien collègue Henri Torre.
Cette particularité juridique n'est pas sans lien avec le drame de l'insalubrité : la proportion de logements classés comme insalubres par l'Etat est d'environ 8 % en métropole et 26 % outre-mer ; la part de la population qui y vit à 3,25 % en métropole et 8,4 % outre-mer.
A ce sujet, Serge Letchimy, député et président du conseil régional de Martinique, a rendu au Gouvernement, en septembre 2009, un rapport qui fait référence. Il y précise que les services de l'Etat en Guadeloupe, en Martinique, en Guyane et à La Réunion dénombrent environ 50 000 logements insalubres abritant plus de 150 000 personnes. Rapporté à la population de métropole, ce pourcentage correspondrait à six millions de personnes ! Et c'est sans compter Mayotte ! Le même rapport fait un constat très critique de la dynamique de la politique de la ville, de l'échec des procédures de résorption de l'habitat insalubre en outre-mer et du déficit de gouvernance. Il pointe du doigt l'ignorance des spécificités sociales et culturelles qui rendent inapplicables et inopérants des dispositifs créés pour la métropole. A la suite de son rapport, Serge Letchimy a déposé la proposition de loi que nous examinons aujourd'hui et qui vise à améliorer les outils législatifs de lutte contre l'insalubrité, en les adaptant notamment au cas des occupants de locaux sans droit ni titre.
La première section de la proposition de loi tend à favoriser le départ des occupants sans droit ni titre, en ouvrant la possibilité de leur attribuer une aide qui compense la perte de leur domicile. Plusieurs conditions restrictives sont énoncées : le départ doit être lié à la réalisation d'une opération d'aménagement rendant nécessaire la démolition des locaux, menée par une personne publique ou son concessionnaire, qui assume alors la charge de l'aide éventuelle ; ces locaux doivent être la résidence principale des occupants et l'occupation avoir été continue et paisible sur une période minimale de dix ans ; les occupants ne doivent pas avoir fait l'objet d'une procédure d'expulsion. Cette proposition de loi n'est donc pas faite pour régulariser une situation exorbitante du droit commun, mais pour la résoudre, de manière pragmatique, par le départ volontaire des occupants. Le barème de l'aide financière sera fixé par le Gouvernement, qui n'a pas encore mis à l'étude son montant ni l'opportunité de faire varier celui-ci selon les territoires. Enfin, des obligations de relogement ou d'hébergement d'urgence seront à la charge de la personne publique à l'initiative de l'opération d'aménagement.
Dans ce cadre général, l'article 1er concerne les personnes qui occupent dans le domaine d'une personne publique des locaux à usage d'habitation ou à usage professionnel ou commercial ; l'article 2 vise les occupants de terrains privés. L'article 3 permet d'attribuer une aide aux personnes qui ont construit un local à usage d'habitation et l'ont donné en location. Il arrive en effet que des gens, après plusieurs années, réussissent à se reloger dans de meilleures conditions et louent leur ancien logement édifié sans droit ni titre, souvent à des membres de leur famille. Le texte ne vise que ce cas de figure et pose plusieurs conditions, afin de ne pas ouvrir la porte aux marchands de sommeil qui sévissent également en outre-mer, et surtout en Guyane et à Mayotte, aux dépens d'étrangers en situation irrégulière. Les articles 4 et 5 précisent certaines modalités d'application.
L'article 6 permettra d'attribuer une aide au départ à ceux qui ont construit leur résidence principale dans une zone dangereuse en raison de risques naturels, ce qui est malheureusement fréquent dans nos territoires. Nombreux sont ceux qui, faute d'espace foncier, ont dû construire leur logement dans des ravines ou sur des pentes escarpées, sans que l'Etat intervienne pour faire respecter le principe de précaution. L'aide sera alors financée par le fonds de prévention des risques naturels majeurs, dit fonds Barnier.
La deuxième section adapte les mesures habituelles de police - arrêté d'insalubrité et arrêté de péril - aux situations d'occupation sans droit ni titre. L'article 7 organise la mesure statistique et le repérage des terrains et secteurs d'habitat informel ; le rapport Letchimy mettait clairement en avant l'absence de données fiables et exhaustives en la matière. L'article 8 permet au préfet de définir, dans les secteurs d'habitat informel identifiés à l'article précédent, des périmètres dans lesquels il pourra déclarer l'insalubrité de locaux désignés comme impropres à un usage d'habitation pour des raisons d'hygiène, de salubrité et de sécurité. Ces périmètres devront s'inscrire dans un projet global d'aménagement et le préfet pourra y prescrire des travaux de démolition ou d'amélioration. On pourra ainsi faire face à un problème que les procédures actuelles de résorption de l'habitat insalubre ne permettent pas de traiter, celui des quartiers où les immeubles ne sont pas tous insalubres.
Les articles 9 et 10 adaptent les procédures usuelles d'arrêté d'insalubrité pris par le préfet et d'arrêté de péril pris par le maire aux occupations sans droit ni titre. L'article 11 prévoit la transmission au procureur de la République et aux caisses d'allocations familiales des arrêtés pris en application des articles précédents. L'article 12 tire les conséquences sur le plan pénal, de la méconnaissance des mesures prises en application de ces articles. L'article 14 limite le champ d'application de cette section aux départements d'outre-mer et à Saint-Martin.
L'article 15 concerne Mayotte. Il permet à l'Etat de céder à titre gratuit des terrains situés dans la zone des cinquante pas géométriques aux collectivités territoriales, à leurs groupements et aux organismes de logement social, dans des quartiers délimités par le préfet où l'état des constructions justifie leur traitement par une opération publique. Il s'agit là aussi de résorber l'habitat informel et de faciliter la transmission de propriété aux opérateurs locaux d'aménagement.
L'article 16, qui concerne l'ensemble du territoire national, simplifie la procédure de l'état d'abandon manifeste, en s'inspirant de la procédure de carence dans des copropriétés fragiles. Il s'agit d'accélérer la prise en charge par la collectivité des locaux menaçant ruine et dangereux pour le voisinage.
Cette proposition de loi a été adoptée à l'unanimité par les députés avec le soutien du Gouvernement. La commission de l'économie, saisie au fond, a voté - là encore à l'unanimité - des amendements qui la rendent plus opérationnelle et plus sûre juridiquement. Plusieurs questions ont été soulevées au cours de ses débats, et d'abord celle du champ d'application de la loi : il était initialement prévu, pour des raisons de constitutionnalité, de rendre la première section applicable à tous les départements français, et la ministre Marie-Luce Penchard a abondé en ce sens lors de son audition. Si les occupations sans droit ni titre, continues et paisibles pendant au moins dix ans, sans procédure d'expulsion et dans des conditions de bonne foi, sont tout à fait exceptionnelles en métropole, la commission de l'économie a cependant souhaité restreindre le champ d'application de la mesure aux Dom et à Saint-Martin. Je comprends cette position et la crois fondée juridiquement.
Le débat porte en fait sur le sens de l'article 73 de la Constitution, qui prévoit que les lois et règlements « peuvent faire l'objet d'adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières » des départements et régions d'outre-mer. Nous en avons parlé l'an dernier en Martinique, lors du référendum sur le passage au régime de l'article 74, qui ouvre la voie à des statuts dérogatoires. En l'espèce, la question du champ d'application ne me semble pas primordiale. L'important est de se donner les moyens de lutter contre l'habitat insalubre, donc d'adapter les procédures nationales.
On ne peut ignorer le cas des étrangers sans titre de séjour, en Guyane et à Mayotte surtout. La proposition de loi permet aux personnes publiques qui réalisent une opération d'aménagement de verser une aide à des occupants sans droit ni titre, y compris à des étrangers sans titre de séjour, nombreux dans ces deux départements et qui vivent le plus souvent dans des secteurs d'habitat informel et insalubre. La ministre de l'outre-mer a estimé que les préfets n'autoriseraient le versement d'une aide qu'aux seules personnes en situation régulière, mais c'était faire fi du droit : le texte ne le prévoit pas. Nous discuterons sans doute de ce sujet en séance ; il est difficile de trouver le juste équilibre car le dispositif doit rester opérationnel, mais il ne faut pas créer d'appel d'air. L'aide, dont le montant sera assez faible, ne sera versée que dans des cas spécifiques, sous une condition de résidence de dix ans ; et restera facultative. Peu d'étrangers en situation irrégulière y seront donc éligibles, moins encore devraient faire les démarches nécessaires pour en bénéficier.
Enfin, je signale à votre attention que l'article 13 de la proposition de loi prévoit la possibilité de créer des groupements d'intérêt public chargés des quartiers d'habitat dégradé. La commission de l'économie devrait proposer en séance la suppression de cet article rendu inutile par la proposition de loi de simplification du droit, définitivement adoptée par le Parlement et déférée au Conseil constitutionnel.
En conclusion, je remercie le bureau de la commission d'avoir organisé la semaine dernière une mission d'études en Martinique et en Guyane. Vous avez pu voir de vos yeux les quartiers dont je parlais : Trénelle ou Volga-Place à Fort-de-France, Mont Baduel ou Marine à Cayenne, ou encore la commune de Saint-Laurent-du-Maroni.
Sur le papier, cette proposition de loi peut surprendre car elle déroge au droit commun, mais celui-ci ne répond pas aux problèmes de nos départements, et notamment à l'occupation massive sans droit ni titre du domaine public ou privé. Elle constitue donc un outil à la disposition des opérateurs locaux pour lutter contre l'insalubrité et aménager ces quartiers, mais pour être efficace elle devra s'accompagner d'une politique du logement et de la ville ambitieuse. Quoi qu'il en soit, je vous propose de donner un avis favorable à l'ensemble de la proposition de loi dans le texte issu des travaux de la commission de l'économie et j'espère que notre commission sera elle aussi unanime.