Intervention de Gérard Dériot

Commission des affaires sociales — Réunion du 7 juillet 2010 : 1ère réunion
Situation des finances sociales — Examen du rapport d'information

Photo de Gérard DériotGérard Dériot :

La commission a constitué, le 28 octobre dernier, une mission d'information sur le mal-être au travail. Au terme de ses travaux, il est d'abord possible d'établir un diagnostic : à l'évidence, le mal-être au travail progresse dans notre pays, même s'il n'est pas une spécificité française. Il touche tous les secteurs d'activité, les employés comme les cadres sans oublier les chefs d'entreprise.

Plus d'un salarié sur cinq se plaint de devoir gérer une charge de travail excessive et 30 % déclarent être victimes d'agressions verbales ou souffrir de conflits de valeurs, c'est-à-dire de l'obligation d'accomplir dans leur travail des choses qu'ils désapprouvent.

De son côté, l'INRS a cherché à évaluer le coût économique du stress et constate également que le phénomène serait en progression. Sa première estimation, en 2002, faisait état d'un coût compris entre 830 millions et 1,6 milliards d'euros. L'actualisation effectuée en 2009 a abouti à un résultat compris, a minima, entre 2 et 3 milliards d'euros.

Les statistiques de la branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) de la sécurité sociale révèlent également, depuis plusieurs années, une augmentation préoccupante du nombre de cas de troubles musculo-squelettiques (TMS), qui sont typiquement des pathologies de surcharge. En ce qui concerne les suicides, la branche ne collecte les données que depuis 2007, ce qui ne permet pas d'avoir beaucoup de recul. Il n'en reste pas moins vrai que c'est la médiatisation des suicides survenus dans de grandes entreprises, comme France Télécom ou Renault, qui a fait de la question du mal-être au travail un véritable problème de société.

Comment expliquer l'ampleur prise par ce phénomène ? Il est, pour partie, la conséquence de la recherche de la performance à tout prix, qui met les salariés sous pression et qui s'accompagne de l'apparition de nouvelles formes de taylorisme.

Cette évolution est particulièrement sensible dans le secteur des services, qui emploie plus des deux tiers des actifs. Il avait été longtemps épargné par cette méthode d'organisation du travail, qui vise à augmenter la productivité en spécialisant les tâches et en éliminant les gestes inutiles : ce n'est plus vraiment le cas aujourd'hui. L'exemple des centres d'appels est, sur ce point, parlant : les salariés doivent suivre un script préétabli, leurs tâches sont répétitives, le respect des procédures est soumis à un contrôle permanent et les salariés se voient généralement assigner des objectifs de rendement élevés.

Par ailleurs, plus de 70 % des salariés sont aujourd'hui au contact du public, soit physiquement soit par téléphone, et cette proportion augmente. Or, cela accroît le risque d'être victime d'agressions ou d'incivilités : les agents publics sont souvent en première ligne, mais c'est également le cas de nombreux salariés du secteur privé.

La recherche de la performance n'est cependant pas nouvelle et elle ne saurait donc expliquer à elle seule le malaise actuel. Un autre élément d'explication est à trouver dans l'isolement croissant des salariés.

Autrefois, le mal-être au travail était pris en charge par des collectifs qui assuraient solidarité et entraide. Or, l'individualisation des rapports de travail, la chasse aux « temps morts », la sous-traitance en cascade, le développement des outils de communication électroniques qui, à la fois, connectent et isolent, pour ne citer que ces principaux facteurs, ont affaibli les collectifs de travail et laissent, trop souvent, les salariés seuls face à leur souffrance. Vécue sur le mode de l'échec individuel, cette souffrance tend à être analysée en termes psychologiques, même lorsqu'elle trouve son origine dans des problèmes très concrets d'organisation ou de management.

Un troisième facteur explicatif réside dans la perte de sens du travail. La souffrance apparaît lorsque les salariés ne comprennent plus les objectifs qui leur sont assignés ou lorsqu'ils ont le sentiment que leur travail n'est pas reconnu à sa juste valeur. La distance croissante entre les dirigeants et leurs subordonnés est source d'incompréhensions : cette distance peut être géographique, dans les grands groupes, mais elle peut résulter aussi d'une méconnaissance, par les managers, des métiers de leurs collaborateurs, ce qui les empêche de fixer des objectifs réalistes et de prendre la mesure des efforts accomplis.

Par ailleurs, il est dans notre culture française de valoriser la satisfaction du travail bien fait : cet aspect subjectif cadre mal avec les méthodes d'évaluation actuelles, d'origine anglo-saxonne, qui apprécient le travail à partir de grilles exhaustives mesurant notamment le « savoir-être ». S'y ajoute, dans le secteur public, une inquiétude spécifique quant à l'avenir des valeurs du service public.

Enfin, deux facteurs aggravent le sentiment de mal-être au travail : le stress des transports et la « double journée » des femmes. En outre, l'attachement des Français à l'idée de carrière, combiné à la peur du chômage, fait que beaucoup de salariés hésitent à quitter leur entreprise quand ils s'y sentent mal, ce qui n'est pas forcément le cas dans d'autres pays étrangers.

Avant de proposer des solutions, il nous faut dresser le bilan des nombreuses initiatives qui ont été prises depuis que le thème du mal-être au travail s'est imposé dans le débat public.

Comme vous le savez, les partenaires sociaux ont conclu, en juillet 2008, un accord sur le stress au travail, puis, en mars 2010, un accord sur le harcèlement et la violence au travail. Ces accords rappellent la responsabilité de l'employeur et formulent des préconisations.

Le Gouvernement a également pris des initiatives. En octobre 2009, l'ancien ministre du travail, Xavier Darcos, a lancé un plan d'urgence pour la prévention du stress au travail. Il a notamment demandé aux 1 500 entreprises employant plus de mille salariés d'ouvrir, avant le 1er février 2010, des négociations sur le stress, afin de décliner l'accord interprofessionnel de 2008.

Le 18 février, trois listes, rouge, orange et verte, ont été rendues publiques : elles classaient les entreprises en fonction de l'état d'avancement de ces négociations. Cette méthode, qui misait sur la pression de l'opinion et des médias pour inciter les entreprises à agir, a été vivement critiquée, à tel point que les listes orange et rouge ont été retirées des pages internet dès le lendemain, d'autant que des erreurs entachaient leur crédibilité. Il ne faut pas y attacher, à mon avis, une importance excessive : il suffit, après tout, pour figurer sur la liste verte, d'avoir conclu un accord mais aucune exigence n'est posée concernant son contenu.

Le ministre Eric Woerth, quand nous l'avons auditionné, nous a donné des indications sur le deuxième plan Santé au travail, qui couvre la période 2010-2014. La prévention des risques psychosociaux est un des axes majeurs de ce plan qui prévoit, notamment, de mettre en place des indicateurs statistiques nationaux, de diffuser des outils d'aide à la prévention, de favoriser la mise en place d'actions d'information et d'outils de diagnostic, de prendre en compte la prévention des risques psychosociaux à l'occasion des processus de restructuration des entreprises et de développer la formation des acteurs de l'entreprise.

En novembre 2009, un accord sur la santé et la sécurité au travail a été signé, pour la première fois, dans la fonction publique. Il prévoit de porter une attention toute particulière aux risques psychosociaux. Un plan national de lutte contre ces risques va être défini et décliné localement.

Enfin, je rappelle que des employeurs, privés ou publics, ont pris des initiatives, en particulier lorsque des drames se sont produits dans certaines de leurs unités. Le rapport présente ainsi, pour donner quelques exemples, les mesures mises en oeuvre par PSA Peugeot Citroën, par Renault, sur le site du Technocentre, et par France Télécom.

J'en arrive aux propositions et recommandations que nous pourrions formuler. Nous devons nous attacher, je pense, à prolonger et conforter les nombreuses actions engagées.

Sur le plan juridique, le code du travail prohibe le harcèlement, sexuel ou moral, et impose déjà à l'employeur de prendre « les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ». Cette obligation est formulée en termes très généraux et gagnerait sans doute à être précisée. Nous pourrions, par exemple, ajouter dans le code une disposition qui indiquerait que l'organisation du travail et les méthodes de gestion mises en oeuvre par l'employeur ne doivent pas mettre en danger la sécurité des travailleurs, porter une atteinte sérieuse à leur santé ni compromettre leurs droits et leur dignité. Nous pourrions également mentionner la charge psychosociale du poste de travail parmi les risques que l'employeur a l'obligation d'évaluer, en application de l'article L. 4121-3 du code du travail.

Ces deux compléments ne créeraient pas d'obligations nouvelles à la charge des employeurs en matière de santé et de sécurité mais ils auraient le mérite de préciser les textes et de marquer la volonté du législateur que ces questions fassent l'objet d'une vigilance accrue. Ils auraient aussi une vertu pédagogique, en attirant l'attention des employeurs sur ces risques émergents.

Le rapport formule ensuite des recommandations en matière de management, la première portant sur la formation. Les cadres gagneraient à être mieux formés à la gestion d'équipes et à disposer d'un socle minimum de connaissances sur la relation entre santé et travail. Je signale, à ce sujet, qu'un réseau francophone de formation en santé au travail a été lancé, en septembre 2009, à l'initiative des ministères du travail et de l'enseignement supérieur. Il vise à fédérer les compétences de plusieurs organismes publics, organisations professionnelles, centres de formation et entreprises. Sa première tâche va consister à élaborer un référentiel de compétences en santé au travail, ayant vocation à être diffusé auprès des entreprises et des écoles de management.

La deuxième recommandation consisterait à revenir aux fondamentaux du management, ce qui implique de redonner toute leur place aux comportements individuels, au détriment des procédures préétablies, et de corriger certains excès en matière d'individualisation. Sur ce point, je précise que je suis réservé sur l'intérêt des démarches de certification : elles conduisent trop souvent à contrôler le respect formel d'une norme plutôt que de s'attacher aux effets réels des mesures de prévention engagées.

J'ajoute que, pour inciter les managers à se préoccuper du bien-être des salariés, une part de leur rémunération variable pourrait dépendre d'indicateurs sociaux et de santé au travail.

Enfin, une attention particulière devrait être portée aux très petites entreprises (TPE) et aux PME. Le dialogue social doit jouer ici un rôle essentiel, que ce soit au niveau des branches ou au niveau territorial, afin d'élaborer des plans d'action « clefs en main » dont les entreprise pourraient se saisir.

Le troisième volet de nos propositions porte sur les acteurs de la prévention des risques professionnels.

Je ne m'attarderai pas sur l'Anact, l'INRS et la direction des risques professionnels de la sécurité sociale, dont le travail utile devrait être encore mieux connu et coordonné. Je souhaite dire un mot, en revanche, de la médecine du travail, qui doit être prochainement réformée. Il s'agit d'une institution en crise, à en juger par le peu d'attractivité de cette profession et les doutes récurrents sur son indépendance vis-à-vis des employeurs. Le projet de réforme est critiqué par les médecins du travail qui craignent, notamment, que certaines de leurs attributions ne soient confiées à des généralistes.

Notre commission des affaires sociales aura l'occasion de se prononcer sur cette réforme, qui n'est pas encore connue dans le détail. A ce stade, je propose que la mission défende deux principes essentiels : d'abord, la nécessité de revaloriser la profession de médecin du travail ; ensuite, le renforcement de son indépendance, ce qui pourrait être obtenu par le rattachement des services de santé au travail à une structure paritaire.

Le CHSCT est un autre acteur essentiel de la prévention des risques professionnels. Une négociation est en cours sur une éventuelle réforme des institutions représentatives du personnel et nous devrions donc connaître, dans quelques mois, les propositions des partenaires sociaux sur ce thème. Cela ne nous empêche pas de formuler des suggestions de nature à renforcer et revaloriser les CHSCT : la première serait de procéder à l'élection directe de leurs membres, afin de leur donner plus de légitimité et de provoquer des débats réguliers, dans les entreprises, sur la santé et la sécurité au travail ; la deuxième pourrait consister à renforcer leurs moyens d'action, par exemple en augmentant les délégations horaires des élus ; la troisième serait de mieux former les élus au CHSCT, en particulier sur les nouveaux risques pour la santé psychologique des salariés.

Lorsque les mesures de prévention ont échoué, la détection et l'accompagnement des salariés en souffrance s'avèrent naturellement indispensables. La création de lignes d'écoute dans les entreprises peut être un instrument utile pour faire bénéficier les salariés d'un premier soutien psychologique. Mais la vigilance de tous les acteurs - managers, collègues, élus du personnel, délégués syndicaux - est requise pour repérer les situations de détresse. En dehors de l'entreprise, une sensibilisation des médecins de ville aux liens entre santé et travail serait utile, dans la mesure où les personnes qui souffrent se tournent souvent plus spontanément vers leur médecin traitant que vers leur médecin du travail.

Pour terminer, se pose la question de la réparation des préjudices causés par le stress ou la souffrance au travail. La branche AT-MP de la sécurité sociale indemnise un nombre croissant de victimes de TMS, mais plus rarement les personnes atteintes de maladies psychologiques. Faut-il, dès lors, compléter les tableaux de maladies professionnelles de façon à indemniser plus facilement les victimes de dépression ou d'accidents cardiaques causés par le travail ?

La difficulté réside dans le fait qu'il est quasiment impossible de faire la part entre les facteurs professionnels et les facteurs personnels dans le déclenchement de ces pathologies. Une exception pourrait peut-être toutefois être envisagée : celle du stress post-traumatique consécutif à un accident ou à une agression. Il devrait être assez facile d'établir, dans ce cas, le lien de causalité entre un événement lié au travail et l'apparition de la maladie.

Il est également envisageable d'assouplir les critères devant être remplis pour qu'une maladie professionnelle soit reconnue par la voie de la procédure complémentaire. Actuellement, je vous rappelle qu'il est exigé un taux d'incapacité d'au moins 25 %, ce qui est un pourcentage élevé.

En conclusion, je voudrais souligner que la recherche du bien-être au travail et l'efficacité économique ne sont pas antinomiques ; elles vont, au contraire, de pair puisque des salariés heureux et fiers de leur travail donneront le meilleur d'eux-mêmes. La lutte contre le mal-être au travail est d'autant plus urgente que la perspective d'un allongement de la durée d'activité impose plus que jamais de réduire toutes les formes de pénibilité.

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